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XIX siècle continue légitimement le précédent; c'est toujours la même légèreté d'esprit, la même frivolité dans la science, l'égoïsme du cœur, la bassesse des sentiments, et le même sensualisme, qui dominent en pratique et en théorie, dans la littérature et les sciences. La mode et le besoin de la nouveauté font crier généralement contre le siècle passé; on s'en va à la recherche de systèmes nouveaux, en essayant de rajeunir cette vieille manie de l'encyclopédisme; mais si les apparences ont changé, le fond est toujours le même. Le psychologisme et le sensisme dominent toujours en philosophie et en religion: Jouffroy et Cousin sont, quant au principe général de leurs systèmes, disciples de Condillac, comme Condillac l'était de Locke, et Locke de Descartes. S'ils ont transplanté en France les idées écossaises et allemandes, cela n'a pas servi beaucoup à modifier essentiellement l'ensemble et la marche des sciences spéculatives, puisque ces idées d'emprunt avaient été viciées dès leur origine. Que s'il y a entre les deux siècles quelque différence, je crois que nos contemporains n'ont pas à s'en louer. Autant les écrivains du XVIIIe siècle sont au-dessous de ceux du précédent, autant plusieurs d'entre eux l'emportent sur les nôtres. Rousseau et Montesquieu ne peuvent être mis en parallèle avec Pascal et Bossuet; mais quel auteur français de ce temps-ci comparera-t-on, soit pour le génie, soit pour l'éloquence, la vigueur de logique, et même le talent du paradoxe, à l'auteur du Contrat social et à celui de l'Esprit des lois?

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NOTE 68, P. 349.

Passage de Stewart sur les absurdités enseignées par les philosophes.

« Je me rappelle toujours le ridicule auquel s'est exposé Sé

> nèque en prenant la peine de réfuter les stoïciens qui avaient » prétendu autrefois que les vertus fondamentales étaient des

» animaux. Qu'on examine de près cette absurdité toute gros» sière, tout incroyable qu'elle paraît au premier coup d'œil, » et l'on trouvera qu'elle n'est pas plus déraisonnable que les » différents dogmes qui de nos jours ont reçu l'approbation des » savants 1. » Cela est vrai surtout des opinions et des dogmes qui ont cours dans les sciences philosophiques.

NOTE 69, P. 351.

Passage de M. Cousin sur les fortes études.

« Ce qu'il faut aux jeunes gens, Messieurs, ce sont des livres » savants et profonds, même un peu difficiles, afin qu'ils s'ac» coutument à lutter avec les difficultés, et qu'ils fassent ainsi » l'apprentissage du travail et de la vie ; mais en vérité c'est pi» tié que de leur distribuer sous la forme la plus réduite et la » plus légère quelques idées sans étoffe, de manière à ce qu'en » un jour un enfant de quinze ans puisse apprendre ce petit » livre, le réciter d'un bout à l'autre et croire savoir quelque » chose de l'humanité et du monde. Non, Messieurs; les. > hommes forts se fabriquent dans les fortes études; les jeunes » gens qui parmi nous se sentent de l'avenir, doivent laisser » aux enfants et aux femmes les petits livres et les bagatelles » élégantes ce n'est que par l'exercice viril de la pensée que » la jeunesse française peut s'élever à la hauteur des destinées » du XIX siècle 2. » J'ai voulu citer ces belles et sages paroles de M. Cousin, et parce qu'elles me paraissent dignes d'être entendues et d'être méditées autant par la jeunesse italienne que par la jeunesse française, et aussi parce qu'elles condamment de la manière la plus formelle cette fureur de généraliser à tort et à travers, et cette fausse philosophie de l'histoire, en vogue aujourd'hui dans tous les pays civilisés de l'Europe.

1 STEWART, ESs. phil., trad. par Huret, ess. 4. 2 COUSIN, Introd. à l'hist. de la phil., leçon 11.

NOTE 70, P. 356.

Sur la religion de Napoléon.

Napoléon mourut catholique. S'il faut en croire M. Thiers, voici pourquoi : « Quoique élevé en France, il était né au milieu de la superstition italienne; il ne partageait pas ce dégoût de » la religion catholique si profond et si commun chez nous à la >> suite du XVIIe siècle 1. » Ce passage est délicieux ; il m'en rappelle un autre de Tacite (l'historien français ne peut trouver mauvais qu'on le lui compare). L'auteur latin parle des Juifs : « Ægypti pleraque animalia, effigiesque compositas veneran» tur; Judæi mente sola, unumque Numen intelligunt: profa>> nos qui Deum imagines mortalibus materiis in species homi> num effingant. Summum illud et æternum neque mutabile » neque interiturum. Igitur nulla simulacra urbibus suis, nedum > templis sinunt. Non regibus hæc adulatio, non Cæsaribus » honor 2. »

Après avoir écrit ces magnifiques paroles, Tacite appelle le culte des Juifs une superstition, et il se plaint de ce qu'Antiochus Epiphane n'a pas pu le détruire, en y substituant l'idolâtrie grecque 3. Peu après, il répète que c'est une nation superstitieuse et non pas religieuse. Et pourquoi ? Parce que les Juifs ne conjurent pas les prodiges par des prières et des sacrifices. Il serait curieux d'apprendre ce que c'est que la superstition, selon Tacite et M. Thiers; il serait curieux d'entendre les arguments par lesquels on peut prouver que la qualification exprimée par ce mot n'appartient pas aux rites d'Antiochus, de Chaumette, de Catherine Théot et de Lareveillère-Lepaux, mais

1 Hist. de la révol. franc., Paris, 1839. Direct., ch. 5, tom. 111, p. 465. 2 Hist., v, 5. Au lieu du texte latin, M. Gioberti cite la traduction italienne de Davanzati, qu'il appelle un auteur admirable.

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mais bien à ceux de Moïse, de Jésus-Christ, de Pierre et de ses successeurs. Au reste, M. Thiers est très-large en fait de religion. Il paraît qu'il ne trouve aucune différence essentielle entre le culte catholique et celui de 93. En effet, après avoir décrit une de ces graves et pompeuses solennités en l'honneur de la déesse Raison, voici les réflexions philosophiques qu'il fait : « Quand le peuple est-il de bonne foi? Quand est-il capable de >> comprendre les dogmes qu'on lui donne à croire ? Ordinaire»ment que lui faut-il? De grandes réunions qui satisfassent son » besoin d'être assemblé, des spectacles symboliques où on lui » rappelle sans cesse l'idée d'une puissance supérieure à la » sienne, enfin des fêtes où l'on rende hommage aux hommes >> qui ont le plus approché du bien, du beau, du grand, en un » mot, des temples, des cérémonies et des saints. Il avait ici des » temples, la Raison, Marat et Lepelletier. Il était réuni, il » adorait une puissance mystérieuse, il célébrait deux hommes. >> Tous ses besoins étaient donc satisfaits, et il n'y cédait pas >> autrement qu'il n'y cède toujours 1. »

Je crois qu'il serait impossible de trouver tirade plus comique que celle-là ! Marat (que M. Thiers lui-même appelle ailleurs un homme effrayant 2), Marat mis au nombre de ceux qui ont le plus approché du bien, du beau et du grand ! mieux encore, mis au nombre des saints! Le culte rendu au Christ comparé au culte rendu à un monstre, et cela sans faire soupçonner aucune différence! Cette tirade est vraiment une perle ; et elle peut servir de pierre de touche pour apprécier la portée d'un auteur et d'un livre. Ex ungue leonem.

NOTE 71, P. 363.

Critique de deux opinions de Jouffroy.

Je ne citerai ici que deux passages de Jouffroy: ils suffiront

1 Convent. nation., chap. 15, tom. II, p. 376.

2 Assembl. législ., chap. 4, tom. 1, p. 267.

pour montrer clairement l'impuissance du psychologisme à établir même des vérités relatives à l'homme. En traitant des fondements du droit naturel, il passe en revue les différents ordres de faits moraux qui apparaissent dans notre nature, et dont on a voulu faire la base de la morale. Après avoir énuméré les instincts, les idées de plaisir, d'utilité, de bonheur et d'intérêt qui aboutissent à l'état qu'il appelle l'égoïsme, il continue en ces termes :

« Nous ne sommes pas encore arrivés, Messieurs, à l'état » qui mérite particulièrement et véritablement le nom d'état » moral. Cet état résulte d'une nouvelle découverte que fait la » raison, d'une découverte qui élève l'homme des idées géné» rales qui ont engendré l'état égoïste à des idées universelles >> et absolues. Ce nouveau pas, Messieurs, les morales inté»ressées ne le font pas, elles s'arrêtent à l'égoïsme. Le faire, >> c'est donc franchir l'intervalle immense, l'abîme qui sépare » les morales égoïstes des morales désintéressées 1. » Or, voici comment la raison fait ce pas qui crée la vertu désintéressée, la vraie morale: « Echappant à la considération exclu»sive des phénomènes individuels, elle conçoit que ce qui se » passe en nous se passe dans toutes les créatures possibles, » que toutes ayant leur nature spéciale, toutes aspirent, en » vertu de cette nature, à une fin spéciale, qui est aussi leur » bien, et que chacune de ces fins diverses est un élément

d'une fin totale et dernière qui les résume, d'une fin qui est » celle de la création, d'une fin qui est l'ordre universel, et » dont la réalisation mérite seule aux yeux de la raison le titre » de bien, en remplit seule l'idée, et forme seule avec cette Didée une équation évidente par elle-même, et qui n'ait pas » besoin d'être prouvée. Quand la raison s'est élevée à cette » conception, c'est alors, Messieurs, mais seulement alors » qu'elle a l'idée du bien; auparavant elle ne l'avait pas. Elle » avait, par un sentiment confus, appliqué cette dénomination » à la satisfaction de notre nature, mais elle n'avait pu se

1 Cours de droit naturel, Paris, 1834, leçon 2, tom. 1, p. 45.

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