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idées disparates et l'abus des mots. Il n'y a aucune analogie entre l'idée de cause et l'idée d'essence, puisque la première signifie une relation extrinsèque (possible ou réelle), et rien de plus. Les exemples tirés des mathématiques ne viennent pas mieux à la question. L'identité de la courbe infinie avec la ligne droite, et du polygone infini (et non indéfini, comme dit Descartes; car dans ce cas, où en serions-nous?) avec le cercle, représente une idée vraie hypothétiquement, c'est-à-dire, supposé l'espace infini, et elle a la même valeur que le concept sublime de saint Bonaventure, répété depuis par Jordan Bruno, et ensuite par Pascal: saint Bonaventure symbolise Dieu sous l'image d'une « sphæra intelligibilis, cujus centrum est ubique, » et circumferentia nusquam 1. » Descartes n'a point remarqué que le milieu entre la négation de toute cause et la cause est précisément l'idée de raison. « On peut demander de chaque » chose, si elle est par soi, ou par autrui 2. » – Oui, certainement, pourvu que la particule par indique la raison et non la cause. Toute chose doit avoir une raison, mais non une cause. La raison suffisante d'une chose devient cause, toutes les fois que cette raison ne se trouve pas dans la chose elle-même, mais dans une substance distincte et extrinsèque à elle. Ainsi Dieu est à la fois cause et raison du monde, parce qu'il n'est pas le monde. Mais il est raison et non cause de lui-même, parce que Dieu est Dieu. Quand il s'est défini lui-même, en disant : Je suis celui qui suis 3, il a exprimé la raison et non la cause de sa propre existence. Leibniz a parfaitement remarqué la grande différence qui sépare ces deux idées, lorsqu'il a établi son grand principe de la raison suffisante; mais il avait une bien autre doctrine, et une tête bien autrement philosophique que le pauvre Descartes.

A propos de Leibniz, je me rappelle qu'il traite fort plaisam

- Op., Mogunt., tom. vii, p. 133,

1 Itip. ment. in Deum, cap. 5. BRUNO, Op., Lips., 1830, tom. 1, p. 94. 2 ARNAULD, tom. XXXVIII, p. 54. 3 Exod., 3, 14.

ment l'opinion des cartésiens sur la mutabilité des essences; mais il trouve cette idée si singulièrement absurde, qu'il doute si Descartes, en la professant, a voulu parler sérieusement 1. Voici en quels termes il formule ce doute: « Ego ne hoc qui» dem mihi persuadere possum, Cartesium ita serio sensisse, >> quamvis sectatores credulos habuerit, qui magistrum bona » fide secuti sunt, quo ipse duntaxat ire simulabat? crediderim » hic astum aut stratagema philosophicum Cartesii subesse, >> captantis aliqua effugium, uti, dum viam reperit negandi » terræ motum, cum tamen esset Copernico devotissimus. Sus>> picor virum ad insolitum alium loquendi modum a se invec» tum respexisse, quo dicebat, ad firmationes et negationes, >> et universim interna judicia, operationes esse voluntatis. >> Atque hoc artificio veritates æternæ quæ ad auctoris hujus > tempora fuerant intellectus divini obiectum, extemplo volun>> tati ejus obiici cæperunt. Atqui actus voluntatis, sunt liberi. » Ergo Deus est causa libera veritatum. Eu tibi nodi totius so>>lutionem? Spectatum admissi. Exigua significationis vocum in»novatio omnes has turbas peperit. Verum si veritatum neces» sariarum adfirmationes forent actiones voluntatis perfectissimi >> spiritus, actiones hæ nihil minus forent quam liberæ; nihil >> enim hic est quod eligatur 2. » Leibniz est trop charitable ; il me semble l'avoir bien prouvé, et il ne faudrait pas s'en tenir au spectatum admissi du poète latin,

NOTE 63, P. 342.

Véritable idée de la philosophie de Socrate et de Platon,

Pour se former une juste idée de la philosophie de Socrate et de Platon, il est nécessaire de la considérer comme un retour rationnel vers la religion primitive, c'est-à-dire, vers les an

1 Tentam. theod., n. 185. Op. omn., ed Dutens, tom. 1, p. 266.

2 Tentam. theod., n. 186.

tiques enseignements des prêtres. Si au contraire on suit l'opinion des interprètes modernes, qui la considèrent comme un simple travail de l'entendement individuel, il sera impossible d'obtenir le véritable sens, et il faudra admettre comme plausibles les commentaires les plus absurdes. Citons en un exemple. M. Cousin n'a pas saisi l'idée de l'Eutyphron; il croit voir dans ce livre un combat de la morale philosophique abstraite, telle que l'entendent les modernes et Kant en particulier, contre la religion positive 1. Or ce dialogue représente au contraire le procès entre la vraie religion et la fausse, entre la morale ontologique du monothéisme révélé et la morale psycholo gique et changeante du polythéisme. Le Saint de Platon et de Socrate n'est pas l'Honnête abstrait des modernes, c'est l'Honnête concret, c'est-à-dire, le Divin considéré dans la conscience. Quand Socrate disait : le bien n'est pas saint parce qu'il plaît à Dieu, mais il plaît à Dieu parce qu'il est saint, il n'opposait pas à Dieu une idée abstraite, mais il plaçait en face de la véritable notion de Dieu, une idée fausse de l'Etre divin. Socrate mit en opposition la véritable Divinité, c'est-à-dire, l'Etre, et les dieux d'Eutyphron, qui ont la nature des existences et sont les forces personnifiées de l'ordre naturel. Les philosophes antérieurs avaient cherché le Divin dans la nature; Socrate le cherche dans la conscience, et c'est en cela qu'il semble se distinguer des Pythagoriciens et des Eléates. Mais s'il change le lieu, qu'on me permette cette expression, il ne change pas l'objet de ses investigations; quiconque croit que la base de sa philosophie est purement subjective, qu'il part de la morale purement psychologique, celui-là me paraît complètement ignorer la véritable intention de l'illustre sage d'Athènes. L'ontologie de la morale est le point de départ de la philosophie socratique, comme l'ontologie de la nature était celui des systèmes antérieurs.

1 Cuv. de Platon, tom. 1, p. 3-7.

NOTE 64, P. 342.

Sur les idées innées de Descartes.

Nous avons vu précédemment que Descartes admettait dans l'homme certaines idées innées, qui n'ont aucune valeur hors de son esprit. Voici un passage des Principes où il exprime clairement cette opinion: « De même, le nombre que nous consi» dérons en général. . . . . n'est point hors de notre pensée, » non plus que toutes ces autres idées générales que, dans » l'école, on comprend sous le nom d'universaux, qui se >> font de cela seul que nous nous servons d'une même idée » pour penser à plusieurs choses particulières qui ont entre >> elles un certain rapport. Et lorsque nous comprenons sous » un même nom les choses qui sont représentées par cette idée, >> ce nom est aussi universel 1. » Ainsi Descartes est conceptualiste, c'est-à-dire, fauteur d'une opinion qui n'est au fond qu'une variante du nominalisme. Il est donc clair que ses idées innées différent du tout au tout de celles de Platon.

NOTE 65, P. 343.

Sur un mot de Thomas.

Le panégyriste de Descartes, Thomas élève jusqu'au ciel les erreurs fondamentales et la mauvaise méthode de son héros ; puis, dans un mouvement oratoire, plutôt comique qu'éloquent, il ajoute « Feral-je voir ce grand homme, malgré la circon>>spection de sa marche, s'égarant dans la métaphysique, et » créant son système des innées 2. » Telle est la valeur philoso

1 Les princ. de la phil., part. 1. Œuv., tom. III, p. 99, 100. 2 Eloge de Descartes.

phique de ce rhéteur : à son avis, le seul tort du pauvre Descartes est d'avoir mêlé à son système un peu de vérité. N'est-ce pas une magnifique invention que celle de ce rhéteur attribuant la circonspection à la méthode la plus téméraire et la plus folle que l'esprit humain ait jamais imaginée? Du reste, Thomas nous donne la mesure de son talent philosophique, quand il dit, en parlant des systèmes métaphysiques de Leibniz : « Ils semblent » plus faits pour étonner et accabler l'homme, que pour l'éclai» rer. » Il y a bien peu de livres faits pour accabler et étonner le lecteur autant que la science de cet écrivain bouffi, qui, pourtant, disons-le pour rendre hommage à la vérité, était un des meilleurs esprits de son temps,

NOTE 66, P. 343.

Passage de Leibniz sur le je pense de Descartes.

«De dire: Je pense, donc je suis, ce n'est pas prouver propre»ment l'existence par la pensée, puisque penser et être pen>> sant est la même chose ; et dire: Je suis pensant est déjà dire : » Je suis. Cependant, vous pouvez exclure cette proposition du > nombre des axiômes avec quelque raison, car c'est une pro» position de fait, fondée sur une expérience immédiate, et ce » n'est pas une proposition nécessaire, dont on voie la néces»sité dans la convenance immédiate des idées. Au contraire, » il n'y a que Dieu qui voie comment ces deux termes moi et » l'existence sont liés, c'est-à-dire, pourquoi j'existe 1. »

NOTE 67, P. 345.

Le siècle actuel continue le précédent.

Quoi qu'en pensent et quoi qu'en disent un grand nombre, le

1 LEIBNIZ, Nouv. ess. sur l'entend. hum., liv. Iv, ch. 7. éd. Raspe, p. 376, 377.

Euv. phil.,

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