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Plusieurs diront peut-être que je n'entends rien aux idées, que je renouvelle des doctrines vermoulues, que je suis incapable de connaître et d'apprécier les progrès du siècle.Si j'ai quelques idées ou si j'en manque, ceux qui auront la patience de me lire pourront en juger.- Du reste, si ces amateurs d'idées l'ignorent, ne l'oublions pas, les concepts faux ou vulgaires, vulgairement exprimés, à la façon moderne, sont de nulle valeur, tandis que les concepts vrais, bien que vulgaires, et à plus forte raison les idées neuves et profondes, revêtues d'une forme élégante et originale, sont toujours d'un très-grand prix, parce que leur vérité les rend utiles, et leur éloquente expression, efficaces. C'est en cela que consiste tout le mérite actuel de beaucoup de livres anciens, dont la doctrine est devenue tellement familière et intime à chacun de nous, que nous n'y apprenons plus rien; toutefois, nous les lisons encore avec plaisir et profit, à cause de la beauté de leur forme, qui donne à ces vieux écrits la fraîcheur d'une éternelle jeunesse ; et ces vérités parfaitement connues de tous, qu'ils expriment si bien, font une impression plus vive, entrent mieux dans l'esprit, profitent davantage à celui qui les lit. Quiconque croit que les mots ne sont que des mots se trompe grandement. L'idée n'est accessible à la réflexion qu'autant qu'elle est revêtue d'une forme, et c'est de ce vêtement plus ou moins parfait que dépend le degré de son évidence, de sa précision, de sa perfection et de son efficacité. Parmi les modes innombrables que peut revêtir un concept, il n'y en a qu'un scul, ou un fort petit nombre qui aient la vertu de l'exprimer avec justesse et de manière à produire sur l'esprit et sur le cœur l'effet désiré. Toute langue contient potentiellement ces quelques formules, aussi bien que toutes les formules possibles; mais le talent de choisir et de réaliser les plus parfaites est un privilége des grands écrivains, qui, sans changer la nature d'une langue, savent, en développant

ses puissances secrètes, la perfectionner et l'enrichir. Or, toutes les fois que la vérité des concepts revêt la beauté de l'expression, on ne peut nier que celle-ci ne fasse partie des pensées exprimées; car, nécessaire pour les rendre d'une manière adéquate, et pour leur donner l'éclat et les proportions convenables, elle s'identifie ainsi avec leur nature. Aussi quand on vient à rencontrer ce rare bonheur d'expression, l'idée s'imprime sans fatigue et comme d'elle-même dans l'esprit du lecteur, et avec elle la forme qui la revêt ; et alors l'idée et sa forme s'incorporent tellement l'une à l'autre dans la mémoire des hommes, qu'à la fin l'une ne peut plus être séparée de l'autre. Tant il est vrai que la parole, quand elle est parfaite, est partie intégrante et inséparable de l'idée ! Mais cette élocution qui rend les idées fidèlement et au complet, sans les obscurcir et sans les altérer, qui, en vertu de sa perfection même, passe inaperçue, tout en arrêtant l'attention du lecteur ou de l'auditeur sur les choses mêmes qu'elle exprime, cette élocution est inappréciée aujourd'hui.— Comme si un auteur pouvait donner une connaissance parfaite des choses quand son style n'est pas excellent. Au contraire, une diction étrange, obscure ⚫ embarrassée, recherchée, force le lecteur à fixer malgré lui son attention sur elle. Il est alors comme un homme qui voulant entrer dans une maison, serait contraint de s'arrêter à la porte, parce qu'il lui serait difficile de l'ouvrir ; si cet homme est un amateur, il admirera alors les contours, les entablements et les autres ornements de la porte, sans se souvenir que tout cela est accessoire à la nature de toute porte, qui, pour être bonne, doit surtout bien rouler sur ses gonds et présenter un accès facile à ceux qui ont besoin d'entrer. Tout de même, les lecteurs frivoles s'extasient et s'étonnent devant les livres que l'inhabileté de leur auteur rend obscurs, et méprisent les doctrines que l'habileté de celui qui les expose rend faciles à saisir. Je pourrais citer tel

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livre italien moderne qui ne contient rien, ou presque rien de bon, et qui a valu à son auteur la réputation de grand penseur, uniquement parce que le style en est barbare et d'une obscurité affectée. Le néologisme peut quelquefois couvrir des idées neuves et grandes, comme dans Kant et Vico, mais le plus souvent ce n'est qu'un luxe barbare qui sert à dorer la pauvreté et la trivialité des pensées d'un

auteur.

Bien des gens se plaignent que l'abondance des idées et l'excellence de la doctrine manquent aux écrivains italiens. Toutes les fois que j'entends cette plainte sortir de la bouche d'hommes savants et judicieux, je me garde bien de les contredire, parce qu'elle est en partie fondée en raison. Oui, l'Italie est désolée de voir que tel de ses écrivains les plus éloquents n'a pas consacré son génie à traiter un sujet dont la grandeur et l'importance fussent dignes de son mérite et de sa renommée. Elle est désolée, et elle ne l'est pas peu, d'en voir plusieurs s'étudier à bien dire plus qu'à bien penser; d'en voir d'autres chez qui la pureté et l'élégance dégénèrent en affectation, chez qui les règles immuables du bon goût se confondent avec les prétentions du pédantisme. Elle est désolée de voir si restreint le nombre des poètes à haute et forte pensée, dans lesquels l'enthousiasme idéal n'est jamais séparé d'une versification habile; de voir Manzoni plus admiré qu'imité dans les parties où il excelle; Silvio Pellico si peu applaudi, pour avoir ajouté à notre lyre la corde de la douceur, et sanctifié le cothurne italien; et encore de voir si peu suivi l'exemple de Jean Berchet, qui a confié à la poésie lyrique la haute mission d'annoncer la sagesse aux citoyens, d'enseigner au peuple l'amour de la patrie, la fierté et la dignité nationale! Mais quand j'entends se plaindre de ce malheur des gens qui ne voient rien de beau, rien de bon que dans ce qui s'écrit en France; qui préfèrent dans les productions françaises ce qu'il y a de plus mauvais, de plus fri

vole, de plus faux ; qui admirent ces folles théories d'un nouveau christianisme, d'une nouvelle littérature, d'une langue nouvelle, d'une démocratie pure, d'une révolution complète dans la hiérarchie sociale; qui se plaisent dans ce torrent inépuisable de fadaises qui inonde les journaux et la plupart des livres parisiens; qui appellent idées ces fades généralités, ces sentences sans nerf, ces abstractions sans substance, ces déclamations ampoulées et sonores, ces parodies des livres saints, toutes choses qu'on décore du titre de philosophie, de prose poétique, d'éloquence; qui, enfin, écrivent presque toujours en français, pour faire preuve d'un meilleur goût et de bon ton, et qui, lorsqu'ils veulent, disons mieux, lorsqu'ils croient écrire en italien, accommodent notre idiome si plein de douceur de manière à faire dresser les oreilles des Goths eux-mêmes, et à faire bénir la langue des Hottentots pour sa suavité; oui, quand j'entends de pareilles gens se plaindre de l'abandon de nos modèles, je me sens porté à préférer notre pauvreté, quelque grande qu'elle soit, à l'opulence ultramontaine. Je préfère de beaucoup un petit nombre de pages italiennes dans lesquelles un auteur sensé circonscrit clairement un fait, bien que peu important, ou expose avec élégance et simplicité quelques vérités utiles déduites du sens commun, à de nombreux volumes remplis de ees stériles déclamations, où des flots de paroles roulent un déluge d'idées triviales, rendues insupportables par la recherche et l'ostentation. La connaissance de faits même peu importants a toujours son utilité, et les vérités les plus communes ne le sont jamais à un tel point, qu'il soit inutile de les redire souvent, et qu'on ne doive savoir gré à un écrivain de les rendre plus persuasives par la justesse avec laquelle il les énonce. Il ne faut mépriser que les erreurs et les généralités vagues, parce qu'elles sont inutiles et pernicieuses. J'appelle généralités vagues celles qui ne sont fondées sur rien qui sont l'oeuvre de l'esprit, de l'imagination, d'une

induction imparfaite; qui ne sont ni précédées, ni légitimées par l'étude des réalités qui leur correspondent, soit que ces réalités appartiennent à la catégorie des choses sensibles, soit qu'elles rentrent dans le domaine plus élevé de l'ordre rationnel. C'est d'une pareille cargaison que se charge aujourd'hui presque exclusivement une foule de livres des Français, et surtout leurs livres philosophiques, desquels toutefois on ne peut dire s'ils enseignent le vrai ou le faux, parce qu'on ne peut rien tirer de fixe de ces généralités vagues, insignifiantes, susceptibles de se prêter à tous les contraires. Et nos lecteurs de bon goût de s'extasier et de s'exclamer, quand ils ont digéré de pareils fagots: «Quel philosophe que celui-là! » Comme si l'on pouvait donner ce nom à celui qui débite des abstractions sans avoir une notion compétente des concrets; comme si l'on pouvait appeler algébriste celui qui ignore les figures et les nombres. Je remarque que les hommes de mérite en France sont de mon avis ils se moquent des neuf dixièmes de la littérature moderne, et quand il s'élève parmi eux un de ces rares écrivains qui, sans même composer de gros livres chargés d'une profonde érudition, se fait simplement l'élégant interprète de vérités utiles, et rend aux lettres leur pureté antique, ils le louent, ils l'exaltent, ils le préfèrent à la foule à des auteurs vulgaires. Paul-Louis Courier s'est acquis le nom de premier écrivain français de son siècle, par quelques opuscules où il reproduit les opinions de son temps, qui ne sont pas toutes également louables, sans avoir le mérite que celui de la forme. Mais la forme a suffi pour rendre fameux, et avec raison, car il a réellement, comme écrivain, une habileté des plus rares; il n'a rien de commun avec la faconde déclamatoire qui obtient aujourd'hui la place d'honneur. Si Courier était né en Italie et qu'il eût écrit en italien, il aurait été honni et appelé bavard (11). Nous autres Italiens, serons-nous donc les seuls qui ne saurons pas

presque

d'autre

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