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rème, eût-il oublié ces raisons, ne peut pas pour cela douter de la conclusion, à moins qu'il ne révoque en doute la véracité de la mémoire et son identité personnelle, deux choses nécessaires cependant pour dire : Je pense, donc je suis, et pour former un jugement quelconque. 2o Si l'on veut supposer que Dieu peut nous tromper, en nous faisant croire que nous avons perçu comme vraie, et avec pleine évidence, une chose fausse, on peut faire la même hypothèse, lors même que les raisons sont présentes à notre esprit. Car l'erreur possible sur un point, l'est sur tous les autres, quand il s'agit de choses entre lesquelles il y a parité manifeste. Et cela est d'autant plus facile à concevoir, que, selon Descartes, Dieu peut changer comme il lui plaît les axiômes mathématiques et métaphysiques.

Spinosa écrivit une exposition de la doctrine cartésienne. Bien que ce fût son premier ouvrage, et comme un essai de ses forces, il ne pouvait se contenter de pareils subterfuges; aussi il tenta de faire disparaître le cercle vicieux, en modifiant la doctrine de son maître, et s'il ne réussit pas dans cette entreprise, du moins sa manière de raisonner est de beaucoup supérieure à celle de Descartes, et il prouve que, même dans l'art du sophisme, le génie né pour les hautes spéculations sait montrer ce qu'il vaut 1.

NOTE 62, P. 340.

Examen de l'opinion de Descartes, que Dieu peut changer les essences des choses.

Il ne sera pas inutile de mettre sous les yeux du lecteur quelques passages où Descartes expose cette belle doctrine. Elle est une conséquence nécessaire du paralogisme précédent, qui fait dépendre la légitimité de l'évidence de la véracité divine. Dans la réponse aux six objections, notre philosophe dit expressément que Dieu

1 SPINOZA, Desc., Princ. phil. more geom. dem., part. 1. Op., ed. Paulus, tom. 1, p. 8, 9, 10.

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« n'a pas voulu que les trois angles d'un triangle fussent égaux » à deux droits, parce qu'il a connu que cela ne se pouvait faire >> autrement; » mais bien « d'autant qu'il a voulu que les trois >> angles d'un triangle fussent nécessairement égaux à deux » droits, pour cela, cela est maintenant vrai, et il ne peut pas >> être autrement, et ainsi de toutes les autres choses 1. » Puis il fait dépendre du libre arbitre de Dieu le bien et le mal moral 2 : opinion qui est la pure doctrine de Hobbes, sauf le fatalisme.

« Quand on considère attentivement l'immensité de Dieu, on >> voit manifestement qu'il est impossible qu'il y ait rien qui ne » dépende de lui, non-seulement de tout ce qui subsiste, mais » encore qu'il n'y a ordre, ni loi, ni raison de bonté et de vé» rité qui n'en dépendent; autrement, comme je disais un peu >> auparavant, il n'aurait pas été tout-à-fait indifférent à créer les » choses qu'il a créées. Car si quelque raison ou apparence de » bonté eût précédé sa préordination, elle l'eût sans doute dé>> terminé à faire ce qui était de meilleur ; mais tout au contraire, » parce qu'il s'est déterminé à faire les choses qui sont au >> monde pour cette raison, comme il est dit en la Genèse, elles » sont très-bonnes, c'est-à-dire, que la raison de leur bonté dé>pend de ce qu'il les a ainsi voulu faire. Et il n'est pas besoin de » demander en quel genre de cause cette bonté, ni toutes les >> autres vérités, tant mathématiques que métaphysiques, dépen>> dent de Dieu; car les genres des causes ayant été établis par >> ceux qui peut-être ne pensaient point à cette raison de cau»salité, il n'y aurait pas lieu de s'étonner quand ils ne lui au>> raient point donné de nom; mais néanmoins ils lui en ont » donné un, car elle peut être appelée efficiente de la même >> façon que la volonté du roi peut être dite la cause efficiente de » la loi, bien que la loi même ne soit pas un être naturel, mais >> seulement, comme ils disent en l'école, un être moral. Il est >> aussi inutile de demander comment Dieu eût pu faire de toute » éternité que deux fois quatre n'eussent pas été huit, etc.......;

1 Euv., tom. 11, p. 348, 349.

2 lbid.

>> car j'avoue bien que nous ne pouvons pas comprendre cela : » mais puisque d'un autre côté je comprends fort bien que rien »> ne peut exister, en quelque genre d'être que ce soit, qui » ne dépende de Dieu, et qu'il lui a été très-facile d'ordonner >> tellement certaines choses que les hommes ne pussent pas >> comprendre qu'elles eussent pu être autrement qu'elles sont, >> ce serait une chose tout-à-fait contraire à la raison de douter >> des choses que nous comprenons fort bien, à cause de quel>>ques autres que nous ne comprenons pas, et que nous ne » voyons point que nous devions comprendre. Ainsi donc il ne >> faut pas penser que les vérités éternelles dépendent de l'entende» ment humain ou de l'existence des choses, mais seulement de » la volonté de Dieu qui, comme un souverain législateur, les a » ordonnées et établies de toute éternité 1. » 1o Descartes confond dans ce passage la raison avec la cause; il ne s'aperçoit pas que si Dieu est la raison de toute vérité, il n'est pas la cause de toute vérité, c'est-à-dire, de lui-même. 2o Il retombe dans son cercle vicieux, et il justifie les sceptiques; car si le contraire dela vérité apodictique est possible à Dieu, il est impossible à l'homme d'être certain de cette vérité et de Dieu. 3° Il fait une hypothèse qui se détruit d'elle-même; car si Dieu pouvait ab æterno altérer la vérité absolue, il aurait pu également s'anéantir lui-même, être et n'être pas à la fois : cette dernière étrangeté n'est pas plus impossible que l'autre.

Voici quelques lignes d'une lettre au P. Mersenne : « Je ne » laisserai pas de toucher en ma physique plusieurs questions » métaphysiques, et particulièrement celle-ci que les vérités » métaphysiques, lesquelles vous nommez éternelles, ont été » établies de Dieu, et en dépendent entièrement aussi bien que » tout le reste des créatures. C'est, en effet, parler de Dieu » comme d'un Jupiter ou d'un Saturne, et l'assujettir au Styx » et aux destinées, que de dire que ces vérités sont indépen» dantes de lui. Ne craignez point, je vous prie, d'assurer et de » publier partout que c'est Dieu qui a établi ces lois en la na

1 OEuv., tom. 11, p. 353, 354, 355.

»ture, ainsi qu'un roi établit les lois en son royaume........... On >> vous dira que si Dieu avait établi ces vérités, il les pourrait >> changer comme un roi fait ses lois; à quoi il faut répondre » que oui, si sa volonté peut changer; mais je les comprends » comme éternelles et immuables, et moi je juge le même de » Dieu. Mais sa volonté est libre: oui, mais sa puissance est in>> compréhensible, et généralement nous pouvons bien assurer » que Dieu peut faire tout ce que nous pouvons comprendre, >> mais non pas qu'il ne peut faire ce que nous ne pouvons pas » comprendre, car ce serait témérité de penser que notre ima» gination a autant d'étendue que sa puissance 1. » Nous disons que Dieu ne peut faire l'absurde ni détruire sa puissance infinie et sa propre essence; Descartes dit qu'il le peut; où est, je vous prie, la témérité? Il dit au même Mersenne dans une autre lettre « Pour les vérités éternelles, je dis de rechef, que » sunt veræ aut possibiles, quia Deus illas veras aut possibiles co» gnoscit, non autem contra veras a Deo cognosci, quasi inde

pendenter ab illo sint veræ. Et si les hommes entendaient » bien le sens de leurs paroles, ils ne pourraient jamais dire » sans blasphême que la vérité de quelque chose précède la » connaissance que Dieu en a; car en Dieu ce n'est qu'un de » vouloir et de connaître; de sorte que ex hoc ipso quod aliquid » velit, ideo cognoscit, et ideo tantum talis res est vera. Il ne faut » donc pas dire que si Deus non esset, nihilominus istæ veritates » essent veræ, car l'existence de Dieu est la première et la plus » éternelle des vérités qui peuvent être, et la seule d'où pro» cèdent toutes les autres..... puisque Dieu est une cause dont » la puissance surpasse les bornes de l'entendement humain, et » que la nécessité de ces vérités n'excède point notre connais»sance, qu'elles sont quelque chose de moindre et de sujet à >> cette puissance incompréhensible 2. » Il y a dans ce passage du vrai et du faux. 1° Il est vrai que Dieu est la première vérité ; c'est justement pour cela que le système cartésien est faux, lui

1 Cuv., tom. vi, p. 109, 110.

2 Ibid., p. 131, 132, 133.

qui place la première vérité dans l'homme. 2° Il est vrai que toutes vérités dépendent de la nature de l'Etre divin, et qu'elles sont ce qu'elles sont, parce que Dieu les connaît comme telles. Mais il est vrai en même temps que Dieu les connaît parce qu'elles sont vérités; et ici il n'y a point de cercle vicieux. Car les vérités éternelles sont Dieu lui-même, et l'on peut dire d'elles en les considérant par rapport à Dieu, ce qu'on peut dire de Dieu, par rapport à lui-même. Or, il est rigoureusement vrai de dire que Dieu se connaît parce qu'il est, et qu'il est parce qu'il se connaît, la connaissance en Dieu étant identique à l'essence. 3o Il est vrai que toutes les vérités dépendent de la volonté divine, en ce sens que dans l'essence divine la volonté s'identifie avec l'intelligence; il est vrai même que toutes les vérités dépendent de la liberté divine, à condition qu'on entende sous le nom de liberté la simple exemption de toute coaction extérieure, mais non l'exemption d'une nécessité intrinsèque. 4° Mais il est faux que le vrai dépende de la volonté et de la liberté divines, de la même manière que les choses contingentes et extrinsèques à la divine nature; il est faux, par conséquent, que Dieu puisse à sa fantaisie l'altérer, le changer, le détruire, parce qu'il s'identifie avec l'essence même de Dieu. Ainsi toutes les fois qu'on affirme que les vérités éternelles dépendent de Dieu, on joue sur une équivoque, si l'on ne fait pas soigneusement cette distinction, et si l'on confond ensemble les choses les plus différentes, comme Descartes a coutume de faire.

En voici une nouvelle preuve que je trouve dans une lettre adressée à un anonyme: « Vous me demandez in quo genere » causæ Deus disposuit æternas veritates : je vous réponds que » c'est in eodem genere causæ qu'il a créé toute chose, c'est-à» dire, ut efficiens et totalis causa. Car il est certain qu'il est aussi » bien auteur de l'essence comme de l'existence des créatures; » or, cette essence n'est autre chose que ces vérités éternelles, >> lesquelles je ne conçois point émaner de Dieu, comme les » rayons du soleil; mais je sais que Dieu est auteur de toutes >> choses, et que ces vérités sont quelque chose, et, par consé» quent, qu'il en est auteur. Je dis que je le sais, et non

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