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valeur scientifique de ces deux phases de la philosophie allemande, la première, qui comprend l'école leibnizienne, sera trouvée éminente; et en effet, je tiens pour assuré que la vraie philosophie, considérée dans sa substance et non dans les accessoires, finit en Europe avec Leibniz et Malebranche. Aussi le philosophe, qui veut renouveler la science, peut la prendre au point où l'ont laissée ces deux grands hommes; mais il doit l'épurer et l'accroître, car l'antique capital de la vérité ne peut être remis en crédit, s'il n'est enrichi de nouveaux accroissements; et la vieille philosophie n'aurait pas péri, si elle n'avait point été défectueuse. Emmanuel Kant est un psychologue éminent, mais sa doctrine théorique est radicalement vicieuse, et même, à parler rigoureusement, elle n'est point une doctrine. Quant aux panthéistes, on ne peut certainement le nier, ils ont fait preuve de beaucoup de génie, et il y a du bon dans leurs ouvrages. Mais le panthéisme est essentiellement faux; de plus il est la substance de l'hétérodoxie philosophique, qui, à proprement parler, ne mérite pas plus le nom de science que l'hérésie ne mérite celui de religion. La vérité seule a le privilége d'être philosophique, c'est-à-dire, idéale : l'erreur est une pure négation qui ne peut revêtir les apparences du positif qu'en substituant aux idées des abstractions vides ou de vains fantômes. Aussi le système des panthéistes est-il plutôt une poésie ou une algèbre de concepts qu'une doctrine philosophique. Et voilà pourquoi de pareils systèmes ne font pas longtemps fortune. Témoin l'Allemagne qui a dissipé un immense génie, épuisé une riche imagination dans cette œuvre ingrate, et qui se trouve, à l'heure qu'il est, très-pauvre dans son opulence. Avec les vingt ou trente théories philosophiques qu'elle possède, on ne peut pas dire en toute verité qu'elle ait une demi-philosophie.

Si les Italiens veulent être philosophes, s'ils aspirent à la gloire de rendre à l'Europe la vraie philosophie qu'elle a perdue depuis longtemps, il leur faut tout attendre avec con

fiance de Dieu et de leur propre génie, rien des enseignements ni des modèles étrangers. J'ai grande confiance dans la puissance du génie italien, je veux dire du génie du petit nombre, car la foule est, en Italie comme ailleurs, pareille aux moutons qui marchent en aveugles, serrés les uns contre les autres, sans s'inquiéter si le chemin qu'ils ont pris mène au but ou au précipice. Plusieurs choses sont exigées pour cultiver aujourd'hui la vraie philosophie : il faut renouer le fil de la véritable science, il faut lui donner plus de précision dans les principes et dans la méthode, il faut enrichir le patrimoine de.nos aïeux de nouvelles déductions et d'applications utiles. J'exposerai dans le cours de cet ouvrage ma façon de voir sur ces différents points. Et l'on verra par cet exposé que la science ontologique, véritable substance de la philosophie, est perdue, et qu'il est nécessaire de la refaire en entier, en empruntant les principes à qui seul peut les donner. Mais si l'ontologie ne peut logiquement trouver de base hors d'elle-même, il est vrai néanmoins que l'esprit peut s'y préparer jusqu'à un certain point par les recherches psychologiques. Pour se guider dans ces recherches, je crois que les jeunes Italiens trouveront des secours plus sûrs et plus efficaces chez eux et dans l'école écossaise que chez les Allemands; j'excepte Leibniz et quelques parties de Kant. Qu'ils s'accoutument et se familiarisent avec nos philosophes du moyen-âge et des siècles subséquents, jusqu'à Vico, non pas pour les suivre en tout, mais pour s'y inspirer, pour donner à leur pensée la fécondité et la chaleur, en l'approchant de la vive flamme de l'antique génie italien.

Le génie italien se révèle non pas seulement dans la vérité et la sagesse des choses qu'il invente, mais encore dans la manière dont il les exprime. L'exactitude géométrique et le relief du style n'ont été transportés dans les écrits philosophiques d'aucun peuple moderne avec autant de bonheur que dans ceux de nos écrivains; quand je dis

nos écrivains, j'entends parler de ceux qui sont vraiment nôtres par la manière de penser et de sentir, et non par la désinence des mots. Il faut donc faire cas de cet avantage, et en être d'autant plus jaloux, qu'il est presque notre privilége. Ajoutez à cela que la langue et le style de l'auteur sont d'une haute importance dans toute espèce de science, et dans les matières philosophiques plus encore que dans les autres. J'ouvrirai donc mon avis à ce sujet, au risque d'étonner plusieurs lecteurs et de les faire mal augurer de mon livre, en parlant de langue dans le préambule d'un ouvrage scientifique. S'occuper des mots aujourd'hui, c'est faire preuve d'un petit esprit, d'idées étroites, de peu de science; on n'est pas homme de mérite, on n'est pas digne du nom de philosophe et d'érudit, si l'on n'écrit et si l'on ne parle en barbare. Voilà ce que répètent chaque jour plusieurs de nos compatriotes, qui n'estiment hors de l'Italie que les phraseurs. Pour moi, je ne rougirai jamais d'imiter, autant qu'il me sera possiblę, les meilleurs de nos anciens auteurs, ceux qui ont cultivé leur idiome avec le plus de soin, ni de suivré l'exemple de Cicéron, qui parle souvent du langage dans ses préambules et dans ses traités, et montre par là quelle grande estime il en faisait. L'usage contraire ne saurait me faire peur. Quand je crois avoir de mon côté la raison et les hommes les plus illustres et les plus judicieux, je m'inquiète fort peu d'être en petite compagnie et d'aller contre le

torrent.

Nier une vérité en faveur d'une autre, c'est le défaut ordinaire des esprits superficiels. Or, que les choses importent plus que les mots, c'est une vérité si évidente, qu'il semble ridicule d'en douter, bien que l'opinion et l'usage contraires ne soient pas très-rares, comme j'aurai occasion de le remarquer ailleurs. Les auteurs qui vont à la recherche des phrases et de la pompe du style, qui subordonnent les pensées à des artifices de rhéteur, sont plus qu'inutiles : ils nuisent, ils font

tort au véritable savoir, en débitant, au lieu de réalités, des frivolités et des songes. Suivrait-il de là qu'on ne doive faire aucun cas de l'élocution, et qu'il soit bon de négliger l'étude de la langue? Non, en vérité : cet excès, sans parer aux inconvénients du premier, serait encore très-pernicieux ; car si l'élégante ignorance n'est d'aucune utilité, la science sans élégance ne porte pas pour longtemps les fruits qu'elle peut produire. Que par défaut d'éducation littéraire et par caprice du sort, un homme savant n'ait pu acquérir l'art malaisé d'écrire élégamment, il serait injuste et ridicule de lui en faire un crime; que cet homme dise des choses vraies et neuves simplement et clairement, s'il ne le peut faire avec élégance et pureté, il aura encore payé largement sa dette à la patrie. Qui oserait blâmer Vico des imperfections de son style ? Mais que l'homme, même le plus docte, veuille faire une qualité d'un pareil défaut et s'en vanter, il sera blâmé à bon droit. Et qu'un autre, sans avoir l'avantage de posséder une science éminente, ose poser en règle qu'on doit écrire les choses comme elles viennent, que chacun peut modifier la langue à sa fantaisie, et que l'art d'écrire manque de lois stables et dépend uniquement du caprice de l'artiste, celuilà méritera la risée pour réponse. Je l'ai toujours remarqué, ceux qui méprisent la langue en théorie montrent qu'ils l'ignorent dans la pratique ; au contraire, ceux qui la savent en confessent volontiers l'importance. Or, si le langage est d'une grande importance, il est nécessaire à tout peuple civilisé d'avoir des hommes lettrés qui fassent une profession spéciale de le connaître, et le traitent comme objet principal ou unique de leurs études. Leur tâche est honorable et trèsutile, et, à mon avis, la patrie leur doit une reconnaissance proportionnée à l'importance qu'il y a pour elle d'avoir des conservateurs intègres du noble patrimoine de la langue. Combien n'a-t-on pas crié, il y a quelques années, contre Antonio Cesari ? Pour moi, malgré les clameurs élevées

contre cet homme, je le regarde comme un des Italiens qui, dans notre temps, ont rendu le plus de services. Il a remis en honneur l'étude des auteurs du XIVe siècle; il a tiré de la poussière, et nous a donné corrects quelques précieux écrits; il nous a donné, dans l'Imitation et le Térence, les deux plus belles versions en prose italienne dont nous puissions nous faire gloire, depuis celles de Cavalca, de Caro, de Firenzuola, de Segni, d'Adriani, de Davanzati; il nous a donné ce riche Vocabulaire, qui, avec tous ses défauts, sera pourtant désormais la base de tout bon travail du même genre ; il a combattu avec les armes du bon goût les corrupteurs de la langue, d'autant plus repréhensibles qu'ils se couvrent le plus souvent du manteau de la philosophie, et la rendent aux yeux des simples complice de leur barbarie. Cesari a exagéré quelques opinions; comme auteur original, il manque souvent de souplesse, de vivacité, de cette vie que donnent les pensées et les sentiments; il est parfois affecté sans doute, nul ne viendra le nier. Mais aussi quelle justice de ne tenir compte que des défauts d'un auteur, de ne s'inquiéter ni du but principal, ni du résultat durable de ses travaux. La gloire de Cesari, c'est d'avoir été, dans un siècle au goût dépravé, le restaurateur de la langue italienne, en reportant l'étude de cette langue vers ses principes, c'est-àdire, vers les auteurs du xive siècle; c'est d'avoir accompli un vœu de Gozzi, de Parini, d'Alfieri; d'avoir commencé ce qu'ont heureusement poursuivi Botta, Giordani, Leopardi et autres. Quand même il n'y aurait pas un seul des écrits de Cesari qui fût digne de passer à la postérité, il sera néanmoins toujours vrai de dire que peu de vies d'homme furent aussi bien employées que la sienne. Depuis trente ans, il n'y a peut-être pas un seul Italien dont le style est médiocrement bon, qui ne doive en quelque façon lui en rapporter la gloire, qui ne doive reconnaître que, sans les travaux de cet homme et la direction qu'ils ont donnée aux études, il écrirait peutétre comme un barbare.

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