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moyen de l'excuser. Son talent philosophique eût-il été éminent, il aurait encore été ridicule à lui de se placer au-dessus des plus grands sages du moyen-âge et de l'antiquité, au-dessus des saint Thomas, des saint Bonaventure, des saint Anselme, des saint Augustin, des Platon, des Aristote, des Pythagore, au-dessus de l'Italie et de la Grèce, de l'Orient et de l'Occident réunis ensemble. Ce mépris des autres écrivains de toute renommée et de toute époque, ce mépris de l'autorité des hommes en général, est très-fréquent dans celui-ci. Nous avons vu ailleurs comment il parle de Galilée. Campanella n'a pas échappé au blâme de Descartes 1. Campanella, qui fut pourtant un des hommes les plus doctes et les plus universels, un des génies les plus originaux de son temps, est, comme philosophe, malgré ses imperfections, bien supérieur à Descartes 2. Voici les paroles qu'il dit ailleurs de ce même Campanella: << Pour la doctrine, il y a quinze ans que j'ai vu le livre De sensu » rerum du même auteur avec quelques autres traités, et peut>> être que celui-ci (celui dont il parle dans le contexte) était » du nombre; mais j'avais trouvé dès lors si peu de solidité » dans ses écrits, que je n'en avais rien du tout gardé en ma » mémoire; et maintenant je ne saurais en dire autre chose,

1 OEuv., tom. vin, p. 18.

2 On peut présumer que Descartes n'aimait beaucoup ni les auteurs italiens, ni les choses italiennes, comme il n'aimait pas le ciel de l'Italie, qu'il croyait malsain pour ses compatriotes. Aussi, écrivait il au père Mersenne Votre voyage d'Italie me donne de l'inquiétude, car c'est un - pays fort malsain pour les Français (surtout la Sicile, à cause de ses pois); « surtout, il y faut manger peu, car les viandes de là nourrissent trop. (OEuv., tom. vIII, p. 176, 177.) Il paraît que depuis un demisiècle les Français n'ont plus peur de s'empoisonner, à moins qu'on ne préfère croire que leur amour pour l'Italie vient de ce que les choses italiennes n'ont plus autant de suc qu'autrefois, ce qui est hors de doute. Au reste, si Descartes vivait aujourd'hui, son estomac délicat aurait la consolation de voir la gastronomie parisienne tenir la broche dans presque touto la Péninsule; et il pourrait manger, même en Italie, du potage aux fines herbes.

>> sinon que ceux qui s'égarent en affectant de suivre des » chemins extraordinaires, me semblent bien moins excusables >> que ceux qui ne faillent qu'en compagnie, et en suivant les >> traces de beaucoup d'autres 1. » Comment le pauvre Descartes ne s'est-il pas aperçu qu'en traçant ces lignes il écrivait sa propre condamnation? Il ne se montre pas plus respectueux à l'égard des grandes écoles de l'antiquité et du moyen-âge. « Je dis hardiment que l'on n'a jamais donné la so>>lution d'aucune question, suivant les principes de la philoso>>phie péripatéticienne, que je ne puisse démontrer être fausse >> ou non recevable 2. » Un fou en délire pourrait-il dire rien de plus extravagant? D'Aristote à saint Thomas, dans cette magnifique succession de philosophes de l'école péripatéticienne, on n'a pas su démontrer solidement une seule vérité! « Je ne >> veux pas examiner ce que d'autres ont su ou ont ignoré. Il » me suffira de noter que, quand même toute la science que »> nous pouvons désirer se trouverait dans les livres, ce qu'ils >> renferment de bon est mêlé de tant d'inutilités, et dispersé » dans la masse de tant de gros volumes, que pour les lire il >> faudrait plus de temps que la vie humaine ne nous en donne, >> et pour y reconnaître ce qui est utile, plus de talent que pour >> le trouver nous-mêmes. C'est ce qui me fait espérer que le >> lecteur ne sera pas fâché de trouver ici une voie plus abré» gée, et que les vérités que j'avancerais lui agréeront, quoi» que je ne les emprunte pas à Platon ni à Aristote 3. » Que dirait le sublime philosophe, s'il vivait de nos jours? Peut-on imaginer une plus grande légèreté? Il sacrifie tous les livres au divorce qu'il fait avec la tradition scientifique. Il frappe d'inuti lité tous les laborieux travaux de nos prédécesseurs, parce que l'ensemble en est trop vaste. Il rejette les livres excellents, à cause du mépris que méritent les livres mauvais et les médiocres. Peut-être Platon et Aristote, qu'il cite dans ce passage,

1 OEuv., tom. vII, p. 417, 418.

2 OEuv., tom. ix, p. 27,

28.

3 Rec. de la vérité, etc. Préamb.

OEuv., tom. 11, p. 335, 336.

ont-ils aussi trop écrit? La vie humaine ne suffit peut-être pas à les lire et à les comprendre? Il faut remarquer, à propos de ces textes et de cent autres, que Descartes est véritablement le père de cette littérature frivole, dédaigneuse de l'antiquité, impatiente de tout travail un peu fatigant, dont le vaste empire a commencé au siècle dernier, et dure encore actuellement. Seulement, le dédain de Descartes pour l'autorité du témoignage humain, ne se borne pas aux livres seuls ni aux seuls philosophes, il embrasse tout. Aussi, entendez-le parler à Gassendi: « Vous devriez vous souvenir, ô chair, que vous parlez ici à un >> esprit qui est tellement détaché des choses corporelles, qu'il >> ne sait pas même si jamais il y a eu aucuns hommes avant lui, » et qui, partant, ne s'émeut pas beaucoup de leur autorité 1. >> Et tel est, en effet, le principe préliminaire de sa philosophie, basée sur le doute universel et sur la contemplation solitaire du moi. Toutefois, s'il faisait bien peu de cas de l'autorité et des livres d'autrui, il était loin de vouloir que les autres lui rendissent la pareille. Il conseille aux hommes studieux de lire quatre fois, sans faute, son livre des Principes. Ce conseil, qui suppose d'abord dans l'homme à qui il s'adresse un courage, une patience héroïque, ce conseil est vraiment du dernier goût, à le comparer aux paroles du passage cité tout-à-l'heure, où il détourne indirectement les lecteurs de lire Aristote et Platon, même une fois. Où donc l'illustre écrivain a-t-il pris tant d'assurance? Ce pourrait bien être dans la remarque suivante, consignée par lui-même dans une de ses lettres : « Si ceux des >> petites-maisons faisaient des livres, ils n'auraient pas moins >>> (et pourquoi pas plus?) « de lecteurs que les autres 2. » Vous avez raison, mon cher Descartes, et vos œuvres philosophiques en sont une preuve.

La manie de l'encyclopédisme qui, dans le siècle dernier et dans le nôtre, a tant nui à la science solide, fut encore appuyée

1 OEuv., tom. 11, p. 261. Gassendi dans ses objections appelle Descartes o esprit ! et Descartes lui répond par ce vocatif: ò chair! ô très-bonne chair! 2 Ibid., tom. vIII, p. 410.

par les exemples et les préceptes de Descartes. Voici comme il parle dans ses règles : « Ce qu'il faut d'abord reconnaître, c'est » que les sciences sont tellement liées ensemble, qu'il est plus » facile de les apprendre toutes à la fois, que d'en détacher >> une seule des autres. Si donc on veut sérieusement chercher » la vérité, il ne faut pas s'appliquer à une seule science; elles >> se tiennent toutes entre elles et dépendent mutuellement l'une » de l'autre. >> Descartes a prouvé par sa propre expérience quels sont les résultats de cette science universelle. En effet, ôtez les mathématiques et une petite branche des sciences physiques, quel secours a-t-il fourni à la connaissance humaine? Mais on sait que les travaux encyclopédiques sont impossibles à ceux qui veulent être des savants et non des charlatans. Aussi n'est-il qu'un moyen de connaître les sciences étrangères à sa spécialité autant qu'elles s'y rattachent, c'est de s'aider prudemment des travaux d'autrui, bien loin de vouloir s'y livrer spécialement soi-même.

NOTE 55, P. 320.

Sur une proposition de Vico.

La proposition de Vico, que le vrai se traduit dans l'engendré et dans le fait (il vero si converte col generato e col fatto), est hors de doute à l'égard de Dieu, mais inapplicable à l'homme. La vérité que nous pouvons connaître est un produit ou un fait de Dieu, et non pas un produit ou un fait de l'homme. L'Etre, comme intelligent et intelligible, s'engendre lui-même, et comme tout-puissant, crée les existences: cette génération et cette création constituent la vérité intelligible et sur-intelligible à notre égard, que nous pouvons connaître à l'aide de la lumière naturelle et révélée.

1 OEuv., tom. x1, p. 203, 204.

La conversion, c'est-à-dire, l'échange logique du vrai avec le fait, est celle de l'idéal avec le réel. Or, l'identité de l'idéal et du réel a lieu seulement dans la catégorie de l'Etre, et non pas dans celle des existences.

NOTE 56, P. 326.

Dans quel but les chefs de la réforme supprimèrent le
sur-intelligible révélé.

Luther a diminué le sur-intelligible dans quelques dogmes. Ainsi, il a nié dans l'eucharistie la transsubstantiation, et cela, à cause de la connexion intime qui existe entre le sacrifice et la constitution du sacerdoce catholique. Il altéra le dogme en haine du rit, en haine de la plus haute des fonctions sacerdotales, le sacrifice. Calvin continua l'œuvre, et il anéantit complètement la substance du dogme eucharistique, comme il ruina totalement la hiérarchie. Durant cette première époque du protestantisme, on voit que les principaux efforts de ses chefs tendent à détruire l'institution de l'Eglise visible, plutôt qu'à combattre l'Idée considérée en elle-même.

NOTE 57, P. 329.

Les Italiens ont le génie sculpteur.

Le talent de mettre en relief, de sculpter la pensée, est un talent spécial des Italiens, parce que seuls parmi les peuples modernes, ils possèdent le génie de la sculpture. Les Espagnols, les Allemands, les Flamands et les Français ont eu des écoles de peinture justement célèbres; mais nulle autre nation moderne que l'Italie n'a vu naître en son sein une école spéciale de statuaire. Et si, à l'étranger, il s'est rencontré quelque sculpteur de mérite, il n'a pas fait école dans sa patrie; mais il s'est

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