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qui est le véritable point fixe et immuable sur lequel on s'appuie, et il ne peut être universel.

Plus bas Eudoxe explique les incommodes exigences de son doute. « Il faut savoir ce que c'est que le doute, ce que » c'est que la pensée, avant d'être pleinement convaincu de » la vérité de ce raisonnement: je doute, donc je suis, ou ce » qui revient au même : je pense, donc je suis. Mais n'allez pas » vous imaginer qu'il faille, pour le savoir, faire violence à »notre esprit et le mettre à la torture pour connaître le genre » le plus proche et la différence essentielle, et en composer une » définition en règle. Il faut laisser tout cela à celui qui veut » faire le professeur ou disputer dans les écoles. Mais quicon» que veut examiner les choses par lui-même et en juger selon » qu'il les conçoit, ne peut être assez privé d'esprit pour ne » pas voir clairement, toutes les fois qu'il voudra y faire atten» tion, ce que c'est que le doute, la pensée, l'existence, » pour avoir besoin d'en apprendre les distinctions... Au nom»bre des choses qui sont en elles-mêmes aussi claires et peu» vent être connues par elles-mêmes, il faut mettre le doute, » la pensée, l'existence. Je ne pense pas qu'il ait jamais » existé quelqu'un d'assez stupide pour avoir eu besoin d'ap» prendre ce que c'est que l'existence, avant de pouvoir con>> clure et affirmer qu'il est; il en est de même de la pensée » et du doute. J'ajoute même qu'il ne peut se faire qu'on ap» prenne ces choses autrement que de soi-même, et qu'on en » soit persuadé autrement que par sa propre expérience et » par cette conscience et ce témoignage intérieur que chacun >> trouve en lui-même, quand il examine les choses 1. » Ici, Descartes confond la connaissance et la certitude avec la science proprement dite; mais il est contraint d'avouer que pour pouvoir douter, il faut connaître clairement ce que c'est que le doute, la pensée, et l'existence. Mais chacun le voit, ce n'est là qu'une bagatelle qui n'enlève pas au doute le privilége de l'universalité.

Œur,, tom. xi, p.369, 370.

Je veux terminer cette note par les paroles de Regius sur le doute cartésien: « Cartesius..... Sub specie majoris acqui>> rendæ certitudinis, omnia habuit dubia, nec non pro falsis » esse habenda statuit. Neque hæc dubitatio se dumtaxat ad » res creatas et contingentes extendit, sed ipsam quoque Nu>> minis (sententia sane horrenda, abominanda, et nulli christiano » ferenda !) existentiam complectitur. Eja! An res nulla ante » enormem istam dubitationem fuit certa? An non vividissimo » sensu ante illam dubitationem de existentia sui fuit certus » et majorem per dubitationem acquisivit certitudinem? An non >> ante vixit sine Deo in mundo? An antea nulla fuit allata ratio, » quæ certo Dei existentiam demonstret : fuitne ab ipsa mundi » creatione e creaturis perspecta et intellecta ejus æterna po» tentia et divinitas? An voluit apostolo major videri, gentesque » excusare, quod iis non sufficiens fuerit occasio Dei exis» tentiam cognoscendi, et quod Deum tanquam Deum cognos»centes, non coluerint, et ei gratias non egerint ? » Voyez encore la Censure de Huet.

NOTE 53, P. 318.

Passage d'Ancillon sur le style de Descartes.

Les ouvrages de Descartes ne brillent pas par l'ordre et par la précision; à la réserve d'une certaine désinvolture du reste très-commune en France, le style en est médiocre. Telle est l'influence de l'opinion sur les jugements des sages eux-mêmes, qu'il ne faut pas s'étonner si le style de Descartes a été admiré d'un grand nombre, bien qu'il soit vrai que, dans les matières spéculatives, il manque souvent d'ordre, et presque toujours de limpidité et de précision. Ces défauts n'ont pas échappé à Ancillon, qui en parle en ces termes : « Pace tanti viri dicere

1 REGIUS, Carles. ver. Spinoz. architect. Ranequera, 1719; cap. 2, num. 3, p. 11, 12.

>> ausim, nihil esse ea scriptorum eius parte quam nunc evolvo, >> perturbatius, et ob plane intolerabilem tautologiam tædii >> plenius 1. >>

NOTE 54, P. 319.

De la présomption et de l'arrogance de Descartes.

La présomption et l'incroyable arrogance de Descartes percent presque à chaque page de ses écrits; elles s'y montrent avec leurs deux effets ordinaires, savoir, une estime excessive de soimême et un extrême mépris des autres, sans aucune espèce de restriction. « Je suis toujours demeuré ferme, dit-il, en la ré>> solution que j'avais prise de ne supposer aucun autre prin»cipe que celui dont je viens de me servir pour démontrer l'exis>>tence de Dieu et de l'âme, » (un cercle vicieux plus clair que le soleil), « et de ne recevoir aucune chose pour vraie, qui ne >> me semblât plus claire et plus certaine, que n'avaient fait au>> paravant les démonstrations des géomètres; et néanmoins j'ose >> dire que non-seulement j'ai trouvé moyen de me satisfaire en » peu de temps, etc. 2. » Peut-on imaginer rien de plus ridicule que cet homme répudiant toutes les idées les plus universellement reçues, faisant profession de ne rien admettre sinon les choses les plus claires et plus certaines que les démonstrations des géomètres, et trouvant moyen de se satisfaire en peu de temps avec un système qui est tout entier un tissu de légèretés, d'erreurs, des paralogismes les plus énormes et les plus patents qui soient au monde? « Je pensai, dit Descartes, que les >> sciences des livres, au moins celles dont les raisons ne sont » que probables et qui n'ont aucunes démonstrations, s'étant » composées et grossies peu à peu des opinions de plusieurs

1 Lud. Frid. ANCILLON, Judic. de jud. circa argum. Cartes. pro exist. Dei. Berol., 1792, p. 15.

2 OEuv., tom. 1, p. 168.

les

» personnes, ne sont point si approchantes de la vérité que simples raisonnements que peut faire naturellement un >> homme de bon sens, touchant les choses qui se présen>> tent 1. » Le philosophe français confond ici deux choses bien distinctes la manière dont tout homme doit s'approprier la science, et la science elle-même. Il brise l'union des individus entre eux et des générations entre elles, union qui fait de l'espèce humaine un être unique, et la fait vivre d'une vie perpétuelle et incessante; il anéantit la tradition scientifique et le perfectionnement successif, il détruit le savoir, il réduit l'homme à ses forces individuelles, le sépare de la société, et rend son esprit impuissant. Il préfère enfin le simple bon sens à la raison, la méthode naturelle dépourvue de règles à la méthode artificielle fournie par la science, la nature grossière au perfectionnement de l'art; il y a dans ce jugement la mort du savoir et de toute œuvre humaine.

« J'ai tâché de trouver en général les principes ou les premières » causes de tout ce qui est ou qui peut être dans le monde, >> sans rien considérer pour cet effet que Dieu seul qui l'a créé, >> ni les tirer d'ailleurs que de certaines semences de vérités qui » sont naturellement en nos âmes. . . En suite de quoi, repas» sant mon esprit sur tous les objets qui s'étaient jamais pré» sentés à mes sens, j'ose bien dire que je n'y ai remarqué au»cune chose que je ne puisse commodément expliquer par les » principes que j'ai trouvés 2. » Il est vrai qu'il avait dit peu auparavant : « Je n'ai jamais fait beaucoup d'état des choses » qui venaient de mon esprit 3. » Mais accordez, si vous le pouvez, cet acte de modestie avec la profession de foi de cet homme qui croit savoir et pouvoir plus à lui seul que le genre humain présent et passé, et qui prétend reconstruire ab ovo et par lui seul la science universelle. Les preuves de l'existence de Dieu et de l'immortalité de l'âme entachées de paralogismes, « égalent ou même » surpassent en certitude et en évidence les démonstrations de la

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» géométrie 1. » Je dirai de plus qu'elles sont telles, que je » ne pense pas qu'il y ait aucune voie par où l'esprit humain en » puisse jamais découvrir de meilleures; car l'importance du » sujet et la gloire de Dieu, à laquelle tout ceci se rapporte, » me contraignent de parler ici un peu plus librement de moi » que je n'ai de coutume 2. » Un Tartufe philosophe pourraitil mieux dire? « Je les crois si nécessaires, que je me per» suade que sans elles on ne peut jamais rien établir de ferme » et d'assuré dans la philosophie 3. Mon opinion est que le che>> min que j'y prends pour faire connaître la nature de l'âme hu» maine, et pour démontrer l'existence de Dieu, est l'unique » par lequel on en puisse venir à bout 4. » Donc, pendant tous les siècles antérieurs, jusqu'à 1637, l'espèce humaine n'avait pas trouvé le vrai moyen de connaître sa propre excellence ni l'existence de son créateur. Au reste, combien est ferme et assurée la base posée par Descartes, l'histoire de la philosophie européenne qui date de lui, s'est chargée de le prouver.

Cette jactance indicible, cette si haute opinion de lui-même et de ses propres inventions, si Descartes l'avait professée dans les mathématiques, où il eut une force réelle et de grands succès, on pourrait l'excuser, et même en quelque facon le louer. J'aime à voir au vrai génie cette audace et cette confiance que lui inspire le sentiment de ses forces, car c'est pour moi la preuve d'une âme puissante; et ces qualités sont souvent nécessaires pour combattre l'erreur, pour triompher des opinions ennemies et injustes, imposer silence à la foule ennuyeuse et nombreuse des sots, des envieux et des ignorants. Mais quand Descartes, se considérant comme philosophe, parle de cette sorte de lui-même et de ses avortons philosophiques, il devient toutà-fait insupportable. Quand il se met au-dessus des penseurs, nonseulement de son siècle, mais de tous les temps, il n'y a plus

1 uv, p. 220.

2 Ibid. p. 219.

3 Ibid., tom. 11, p. 79.
4 Ibid., tom. VIII, p. 393.

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