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célèbre Daniel Huet et publiée par M. Cousin 1, mérite d'être lue en entier, pour savoir quelle opinion un grand nombre de ses contemporains avaient de cet homme, que Menjot appelle fumeus supra mensuram humanæ superbiæ; mot qui exprime avec la plus grande justesse son incroyable vanité. Le fameux médecin ajoute, entre autres choses : « C'est dommage que la >> mort ait empêché M. Descartes de composer selon ses prin»cipes le corps entier de médecine qu'il méditait; il aurait bien » donné à rire au public: si ce n'est plutôt un grand bonheur » qu'un tel ouvrage n'ait pas paru, car il aurait coûté la vie à >> bien des malades. » Il nous apprend encore que Pascal méprisait la philosophie cartésienne, et que ses liaisons avec plusieurs des fauteurs de cette philosophie ne l'ont pas empêché de s'en moquer ouvertement, et de la qualifier du nom de roman de la nature.

NOTE 51, P. 313.

Des plagiats de Descartes.

M. Cousin dit en parlant du Monologium de saint Anselme : « C'est un antécédent faible sans doute, mais c'est un antécé>>dent du grand ouvrage de Descartes, et, chose étrange, on >> y trouve plus d'une idée célèbre des Méditations 2. » Pour moi, je ne trouve point étrange que Descartes ait copié saint Anselme sans le citer; mais je m'étonnerais s'il l'avait surpassé, s'il était aussi vrai qu'il est faux (je demande bien pardon à M. Cousin) que le Monologium ou le Proslogium fût inférieur aux Méditations. Je m'en rapporte là-dessus à ceux qui ont lu les deux auteurs.

Si M. Cousin s'était rappelé cette curieuse liste des pilleries de M. Descartes, que Leibniz avait promise à Huet (et dont il est fait mention dans une lettre de l'évêque d'Avranches, mise au

1 Fragm. phil. Paris, 1838, tom. 11, p. 222, suiv.

2 Cours de l'hist. de la phil. du xv siècle, leçon 9.

jour par M. Cousin 1), son étonnement aurait certainement cessé. Au reste, sans faire de Descartes un voleur érudit, il avoue ailleurs avec une réserve prudente, que l'auteur des Méditations fut, sans s'en douter, redevable de la preuve a priori de l'existence de Dieu à ses premières études, à la tradition scholastique et à saint-Anselme 2. Cette bienveillante restriction peut se souffrir dans un disciple passionné de Descartes; mais il me paraît que son zèle va trop loin en un autre endroit, où il écrit cette phrase vraiment singulière : Saint Anselme a dérobé à Descartes la fameuse preuve de l'existence réelle de Dieu 3. Si l'auteur italien du XIe siècle a eu l'impertinence de voler l'auteur français du xvire, il est difficile de nier que les œuvres philosophiques du second soient plus fortes que celles du premier.

Leibniz dit expressément que Descartes a emprunté sa preuve de l'existence de Dieu à saint Anselme, archevêque de Cantorbery. Les scholastiques, ajoute-t-il, ont eu tort de rejeter un tel argument à titre de pur paralogisme, et « M. Descartes, qui » avait étudié assez longtemps la philosophie scholastique au » collége des Jésuites de la Flèche, a eu grande raison de le » rétablir 4. » Leibniz dans ces paroles fait entendre que la mention qu'on en faisait d'ordinaire dans les écoles pour le réfuter, aurait suffi pour apprendre à Descartes le raisonnement de saint Anselme. Ailleurs, parlant d'une manière générale, il reproche aux cartésiens de mépriser l'antiquité, « où M. Descartes » a pris une bonne partie de ses meilleures pensées 5. »

Pélisson affirme que Descartes « nous a donné souvent pour » des pensées toutes nouvelles, celles qui sont presque usées » dans Diogène Laerce, dans Plutarque et dans quelquesuns des pères de l'Eglise. » Puis il ajoute : « Je serais fort

1 AP. COUSIN, Fragm. phil., tom. II, p. 284.

2 Cours de l'hist. de la phil. du XVIIIe siècle, leçon 2, note.

3 Ouv. inéd. d'Abélard, publ. par COUSIN. Paris, 1836, p. 101.

4 Nouvel essai sur l'entendem. hum., liv. Iv, chap. 10. Euv. phil., éd. Raspe, p. 403, 404..

5 Op. omn., éd. Dutens, tom. 11, part. 1, p. 243.

» trompé si son je pense, donc je suis, n'était pas pris mot pour » mot d'un traité qu'on attribue à saint Augustin 1. » Les plagiats de Descartes ont d'ailleurs été démontrés par Huet, dans le huitième chapitre de sa Censure, et aussi par d'autres.

NOTE 52, P. 315.

Examen du scepticisme cartésien.

Il n'y a peut-être pas dans le cartésianisme un seul article sur lequel l'auteur soit d'accord avec lui-même, et fasse preuve qu'il entend clairement sa propre doctrine. Un des points capitaux est, sans contredit, ce doute préparatoire dont Descartes parle au long dans la Méthode, dans les Principes, dans les Méditations et dans d'autres écrits, sans même soupçonner la contradiction intrinsèque de son procédé. Il était tellement persuadé de pouvoir arriver par le doute à quelque résultat positif, qu'il dit quelque part fort plaisamment : « Bien que les » pyrrhoniens n'aient rien conclu de certain en suite de leurs » doutes, ce n'est pas à dire qu'on ne le puisse 2. » Mais les objections de ses adversaires, et notamment celles du père Bourdin, lui firent comprendre parfaitement que l'entreprise de poser des fondements en l'air n'était pas chose aussi facile qu'il l'avait cru. (La polémique du père Bourdin, sagace et malin jésuite, pourrait rappeler en certains endroits celle de Pascal, si les traits d'esprit n'étaient pas émoussés au milieu des longueurs et des répétitions 3.) Aussi, dans des écrits subséquents, Descartes se trouve souvent dans un grand embarras, et la manière dont il cherche à s'en délivrer, et les choses étranges

1 Voir COUSIN, Fragm. phil. Paris, 1838, tom. 11, p. 227.

2 Œuv., tom. vii, p. 395.

3 V. Les 7 obj. OEuv., tom. 11, et spécial. p. 398 et suiv., 489 et suiv.

qu'il laisse échapper alors pour se délivrer de ses adversaires, montrent qu'il avait plutôt le désir que les moyens de s'en tirer. Faisons-en l'expérience en lisant un fragment de lettre sur la question de savoir s'il est permis de douter de l'existence de Dieu. « J'estime qu'il faut distinguer ce qui, dans un doute, » appartient à l'entendement d'avec ce qui appartient à la vo>> lonté; car pour ce qui est de l'entendement, on ne doit pas » demander si quelque chose lui est permis ou non, pour ce » que ce n'est pas une faculté élective, mais seulement s'il le » peut; et il est certain qu'il y en a plusieurs de qui l'entende>>ment peut douter de Dieu, et de ce nombre sont tous ceux qui » ne peuvent démontrer évidemment son existence, quoique » néanmoins ils aient une vraie foi; car la foi appartient à la » volonté, laquelle étant mise à part, le fidèle peut examiner >> par raison naturelle s'il y a un Dieu, et ainsi douter de Dieu. >> Pour ce qui est de la volonté, il faut aussi distinguer entre » le doute qui regarde la fin, et celui qui regarde les moyens; >> car si quelqu'un se propose pour but de douter de Dieu, >> afin de persister dans ce doute, il pèche grièvement..... Mais >> si quelqu'un se propose ce doute, comme un moyen pour par>> venir à une connaissance plus claire de la vérité, il fait une >> chose tout-à-fait pieuse et honnête, pour ce que personne >> ne peut vouloir la fin qu'il ne veuille aussi les moyens. Et » dans la sainte Ecriture même, les hommes sont souvent in»vités de tâcher à s'acquérir la connaissance de Dieu par rai>> son naturelle; et celui-là aussi ne fait pas mal, qui pour la » même fin ôte pour un temps de son esprit toute la connais»sance qu'il peut avoir de la divinité; car nous ne sommes pas >> toujours obligés de songer que Dieu existe. » On trouve dans ce passage autant d'erreurs que de mots.

1° Il est faux qu'on puisse croire avec la volonté, en doutant avec l'intellect. 2° Il est faux que bien souvent l'intellect ne soit pas libre de douter ou de croire. 3o Il est faut qu'il soit utile, pour acquérir une parfaite connaissance de Dieu, de commencer par révoquer en doute son existence. La foi en Dieu est la vie de l'intellect, comme la charité est la vie du cœur; en

conséquence, se faire athée même pour un temps, afin de croire ensuite, c'est se tuer de ses propres mains, pour avoir le plaisir de ressusciter après. 4° Il est faux et absurde, pour ne pas dire impie, qu'au point de vue de la raison et du christianisme, ce soit là une chose licite, bien loin d'être une chose pieuse et honnête. 5° Il est faux et impie de prétendre que ce doute soit approuvé et conseillé par les saintes Ecritures. 6° Il est faux qu'on ait besoin de douter d'une vérité pour l'examiner, quand l'examen n'a pour but que la connaissance plus approfondie d'une vérité déjà possédée. 7° Il est faux que l'examen dubitatif soit licite, bien qu'il ne soit pas faux que, le doute une fois admis, l'examen ne soit permis, commandé même, non pour prolonger le doute, mais pour en sortir au plus tôt, et recouvrer la vérité perdue. 8° Enfin il est faux que dans l'ordre intellectuel et moral, douter de l'existence de Dieu soit la même chose que n'y point penser actuellement. Qu'on voie s'il est possible d'accumuler plus d'erreurs, et des erreurs plus solennelles, dans une simple page.

Dans les recherches de la vérité au moyen des lumières naturelles, Descartes, sous le nom d'Eudoxe, expose de nouveau sa doctrine du doute préparatoire : « C'est de ce doute uni» versel que, comme d'un point fixe et immuable, j'ai résolu » de dériver la connaissance de Dieu, de vous-même et de » tout ce que renferme le monde 1. »

Remarquons d'abord cette prétention ridicule de donner un doute universel comme un point fixe et immuable. Archimède demandait un appui solide pour soulever le monde; Descartes, lui, appuie son levier sur le vide, et veut créer toutes choses, en prenant le néant comme la matière première la plus convenable à son dessein. Mais le pauvre Eudoxe avait dit un instant auparavant : « Pouvez-vous douter de votre doute, et » rester incertain si vous doutez ou non 2? » Donc le doute présuppose la certitude, présuppose un acte affirmatif antérieur,

1 OEuv., tom. XI, p. 353.
2 Ibid. V. aussi page 268.

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