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on l'étaya sur des mots; on appela stationnaires les doctrines immuables, et rétrogrades ceux qui s'efforçaient de les remettre en honneur; par suite fut inventée la théorie de la vérité progressive, et l'idée du progrès et du perfectionnement, qualités propres aux seuls faits et aux seules réalités contingentes, fut transportée dans la sphère des choses absolues, qui excluent de leur nature toute succession et toute vicissitude. Singulière opinion qui, aujourd'hui, règne plus ou moins universellement et infecte les deux tiers des publications actuelles, et qui, un jour, suffira à la postérité pour lui faire apprécier la valeur philosophique du XIXe siècle. Que les sensistes défendent cette opinion avec chaleur, il n'y a là rien d'étonnant : elle est d'accord avec leurs principes; car, en réduisant l'Idée au sentiment, ils lui en donnent les propriétés et la soumettent à cette fluctuation incessante qui fait que les choses n'ont point d'être réel, mais une simple existence accidentelle et passagère. Mais que dire des gens qui professent cette doctrine, et qui viennent en même temps se faire gloire d'être rationalistes ? On ne pourrait y croire si l'on ne savait pas d'ailleurs que le rationalisme moderne n'est qu'un sensisme déguisé. Et dans le vrai, l'Idée étant l'Etre même, la mutabilité et le progrès de l'une accusent dans l'autre le changement et le perfectionnement; ce qui revient à dire l'Etre n'est point l'Etre, mais l'existence. Les panthéistes modernes n'ont pas d'ailleurs renié cette conséquence. Ce même progrès qui appartient, selon eux, au monde idéal, ils le placent dans Dieu lui-même, et ils regardent l'essence divine comme quelque chose qui va se développant et se perfectionnant chaque jour. Et il y a plus : à proprement parler, Dieu ne subsiste pas d'après eux; car la théogonie universelle n'est pas et ne peut pas être complète, parce que les vicissitudes progressives des choses ne s'arrêteront jamais. Nul d'entre eux que je sache n'a jamais osé formuler expressément cette conclusion inouie où ils sont entraînés : L'éternelle vicissitude de l'univers est une lente génération de la nature divine, et celle-ci, qui existe ab æterno en puissance, est condamnée à n'être jamais actualisée. C'est là certainement l'athéisme le plus singulier qui puisse être imaginé

par l'esprit humain, et il implique le renversement absolu de la formule idéale.

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NOTE 44, P. 307.

Sur l'universalité logique de l'erreur.

Le vrai s'harmonie avec le vrai ; on peut dire plus, si on l'envisage objectivement, la vérité, comme l'Idée, est unique et indivisible: il suit de là que l'erreur qui semble être partielle, est en réalité universelle. Que si le contraire arrive dans la pratique, si le faux est toujours plus ou moins limité, ce n'est pas à la nature de l'erreur qu'il faut s'en prendre, mais bien à la vue courte et au peu de logique de ses fauteurs : les hommes dérou. lent rarement toutes les conséquences renfermées dans un faux principe; rarement ils voient toute la valeur et toute l'étendue d'une assertion erronée. Mais ce qui n'a pas lieu pour un ou pour plusieurs individus, et dans un petit espace de temps, s'accomplit dans le cours de plusieurs générations; l'erreur, en les traversant, va se développant graduellement, et porte peu à peu tous les fruits qu'elle recelait en germe. Et cela donne lieu à un fait singulier: c'est que les erreurs qui se répugnent le plus absolument, naissent les unes des autres et vérifient le proverbe commun : les extrêmes se touchent et se tiennent. Et la raison, la voici : toute erreur est virtuellement univer selle; l'erreur universelle implique la négation absolue, et celle-ci entraîne cette lutte domestique et interminable qui constitue le scepticisme en psychologie et le nihilisme en ontologie; or il suit de là que la plus petite proposition fausse doit avoir une connexion logique avec toutes les autres faussetés, réunir les contraires les plus manifestes, et être en contradiction avec elle-même. En un mot, de même que la logique est le développement raisonné du vrai, de même la sophistique est le développement raisonné de son contraire, et la souveraine vé

rité de l'erreur (si l'on peut accoupler ensemble ces deux expressions) consiste dans une souveraine contradiction. L'histoire de la philosophie nous fournit là-dessus à chaque page de lumineux exemples,

NOTE 45, P. 312.

Passage de Spinosa sur l'ontologisme.

Benoît Spinosa, qui montre une rare profondeur de génie au milieu des plus étranges erreurs, observe fort bien que la vérité des concepts rationnels dépend de la marche qu'on suit en philosophant, et que cette marche doit être ontologique : « Cujus rei causam fuisse credo, quod ordinem philosophandi » non tenuerint. Nam naturam divinam, quam ante omnia con» templari debebant, quia tam cognitione quam natura prior » est, ordine cognitionis, ultimam, et res quæ sensuum objecta » vocantur, omnibus priores esse crediderunt; unde factum » est, ut dum res naturales contemplati sunt, de nulla re minus » cogitaverint, quam de natura divina, et, cum postea animum » ad divinam naturam contemplandam appulerint, de nulla re » minus cogitare potuerint, quam de primis suis figmentis, » quibus rerum naturalium cognitionem superstruxerant ; ut » pote quæ ad cognitionem divinæ naturæ nihil juvare poterant; » adeoque nihil mirum si sibi passim contradixerint 1. »

NOTE 46, P. 312.

Passage de M. Cousin sur le psychologisme de Descartes.

M. Cousin reconnaît formellement Descartes pour l'inventeur du psychologisme, et il lui en fait gloire : « La méthode de Des

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...

» cartes c'est la psychologie, le compte que l'on se rend à soi» même de ce qui se passe dans l'âme. . . . . Or, Messieurs, >> tout comme le caractère, la forme extérieure de la philo» sophie cartésienne est et sera le caractère constant de la >> philosophie moderne, de même la méthode cartésienne est >> la seule méthode moderne légitime. . . . . La méthode psy>>chologique a été mise au monde par Descartes, et elle » n'abandonnera jamais la philosophie moderne, à moins que >> la philosophie moderne ne consente à s'abdiquer elle» même 1. >> Ces paroles tranchantes et sententieuses ne doivent pas nous faire peur. Il y a trente ans, dans le pays où on les prononce aujourd'hui, le sensualisme de Condillac régnait avec une autorité absolue, pareille à celle des systèmes scientifiques les mieux établis, et maintenant on y rencontrerait à peine quelqu'un qui le professât. Comme ce sensualisme, le rationalisme à la mode est une forme du psychologisme, et il aura le même sort que son prédécesseur. Et ce ne sera point la première fois que la philosophie s'abdiquera elle-même. La philosophie n'a qu'un moyen de se sauver aujourd'hui, c'est de mettre en pratique et de s'appliqueer cette sentence du Christ : « Qui perdiderit animam suam propter me, inveniet eam 2. »

NOTE 47, P. 312.

Jugement de Leibniz sur Descartes et sur sa doctrine.

Bien que le talent de Descartes dans les mathématiques ait été grand, il ne faudrait pas croire pourtant qu'il fut aussi extraor dinaire que le font un grand nombre. Si cette opinion étonne le lecteur, je le prie de croire qu'elle n'est point la mienne (car si j'osais dire franchement là-dessus ma manière de penser, je

1 Introduct. à l'hist. de la phil., leç. 12.

2 Malh. x, 39; XVI, 25.

me montrerais cartésien). Cette opinion est celle de Leibniz. Voici comme il parle : « Les cartésiens qui croient avoir la mé>thode de leur maître se trompent fort. Cependant je m'ima>> gine que cette méthode n'était pas aussi parfaite qu'on tâche » de le faire croire. Je le juge par sa géométrie. C'était son » fort, sans doute; cependant nous savons aujourd'hui qu'il >> s'en faut infiniment qu'elle n'aille aussi loin qu'elle devrait aller » et qu'il disait qu'elle allait. Les plus importants problèmes » ont besoin d'une nouvelle façon d'analyse toute différente de » la sienne, dont j'ai donné moi-même des échantillons. Il me >> semble que M. Descartes n'avait pas assez pénétré les impor» tantes vérités de Képler sur l'astronomie, que la suite des >> temps a vérifiées. Son homme est tout-à-fait different de » l'homme véritable, comme M. Stenon et d'autres l'ont mon>> tré. La connaissance qu'il avait des sels et de la chimie était >> bien maigre; cela est cause que ce qu'il en dit, aussi bien que » des minéraux, est médiocre. La métaphysique de cet auteur, >> quoique elle ait quelques beaux traits, est mêlée de grands >> paralogismes et a des endroits bien faibles 1. Ceux qui se » contentent de lui se trompent fort. Cela est vrai jusque dans » la géométrie même, où M. Descartes, tout grand géomètre » qu'il était, n'était pas allé si loin que plusieurs se persua» dent. Sa géométrie est bornée. . . . . Il a eu l'adresse de donner exclusion aux problèmes et figures qui ne peuvent point » s'assujettir à son calcul et cependant ce sont souvent les >> plus importants et les plus utiles, et surtout qui ont le plus >> d'usage en physique 2. >>

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Il répète ailleurs le même jugement sur l'homme de Descartes, « dont la formation coûte si peu, mais approche aussi très-peu » de l'homme véritable 3. » Il se montre encore plus sévère à l'égard des cartésiens en général, qu'envers leur maître ; car il les accuse de négliger les expériences, d'être ignorants,

1 LEIBNIZ, Op. omn., éd. Dutens, tom. 11, part. 1, p. 244.

2 Ibid., tom. 1, p. 731, 832.

3 Ibid., tom. 11, p. 43.

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