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réunir tous ces éléments, pour les fondre ensemble, les disposer, les exprimer par la parole, et colorier par eux tout le raisonnement, leur donner cette forme que l'on appelle style, chacun de ceux qui écrivent procède d'une manière particulière qui diffère de toutes les autres manières possibles; de telle sorte qu'en supposant que plusieurs auteurs traitent une question avec une égale vérité, cependant, chacun de ces travaux doit différer des autres, et avoir, pour ainsi dire, un visage et une physionomie propres. Or, ce caractère spécial des grands écrivains est de deux sortes: l'une vient de leur trempe individuelle, l'autre de leur caractère de citoyen, et exprime le génie de la nation à laquelle ils appartiennent. En ce qui concerne cette seconde propriété, la langue et le style employés par l'écrivain ont une grande influence, comme étant une expression vive de la physionomic nationale. Aussi un bon citoyen n'écrit-il jamais en langue étrangère saus nécessité, et je crois, avec un de nos anciens, que « l'on écrit et que l'on répond » mieux, plus convenablement, d'une manière moins suspecte » d'adulation et de servitude daus sa propre langue, que dans >> une langue étrangère 1. » Et comme toute langue a un grand nombre de formes de style qui lui sont propres, celui qui veut écrire bien, doit s'y conformer; car le style est l'élément spirituel de la parole, et comme l'âme du langage dont les mots sont le corps et comme les matériaux de sa structure organique. Mais l'élocution ne suffit pas seule, il y a d'autres conditions pour donner à un livre le coloris conforme à l'esprit particulier de sa nation. Lisez Dante, Pétrarque, Machiavel, l'Arioste, Galilée, même sans considérer l'idiome divin qu'ils emploient, et en considérant seulement leur manière de sentir et de penser, vous vous apercevrez que ces auteurs nous appartiennent. Quelle limpidité, quelle pensée calme, quelle simple et robuste virilité, quel seus, quelle sagacité, quelle modération, quelle justesse, marques d'un esprit bien conformé dont les différentes

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1 CARO, Letter. fam., Como, 1825, tom. II, p. 112, Cons. tom. 1, pag. 219.

puissances se contre-balancent mutuellement; enfin, quelle évidence, quel relief inimitable d'idées ! Il est rare de trouver ces qualités réunies hors de l'Italie. C'est en exprimant, en fondant ces divines parties avec leur manière propre de penser et d'écrire, que les bons auteurs peuvent augmenter la valeur du génie propre de la nation à laquelle ils appartiennent.

NOTE 38, P. 250.

Sur le caractère moral et les derniers moments de GOETHE.

Voici comment un biographe français de Goëthe raconte sa mort: « Un matin, son œuvre était consommée, il était assis » dans son cabinet d'étude. L'hiver s'éloignait de la terre. . . . . >> On eût dit que la nature renouvelée frappait à la fenêtre avec >> tous les bruits de la terre et de l'air.» (Nos écrivains du >> XVIe siècle écrivaient-ils mieux ?) « L'octogénaire en se le>> vant avait rencontré le bras de la mort, il comprit ce que cela » voulait dire. Sa main s'efforça de tracer quelques lignes dans » le vide; puis, après avoir murmuré ces mots : Qu'il entre >> plus de lumière (dass mehr licht hereinkomme!), il s'arran>> gea plus commodément dans un coin de son fauteuil, et >> rendit l'âme. Telle fut sa fin; il mourut comme Frédéric II, >> comme Rousseau, comme tous les aigles de la terre, l'œil >>> tourné vers le soleil 1. » Je ne m'occupe pas du style de ce passage, faux et gonflé comme le peuple l'aime; mais certainement il n'y a pas d'exhortation plus efficace que le spectacle d'un homme fameux et octogénaire qui se présente au tribunal du juge suprême sans donner le moindre signe de repentir ou de religion. Et sa mort répond à sa vie. Le même biographe raconte que Goëthe haïssait la religion catholique comme celle qui rappelle le plus aux hommes l'idée de la mort : « De là sa haine

1 Revue des Deux-Mondes, tom. xx, p. 272, 273.

» contre le catholicisme, qui a peut être le tort de nos jours » (peut-être que la mort est aussi une invention de nos jours?) « de » proclamer trop haut la souveraineté de là mort dans la vie. Le >> bruit lamentable des cloches l'importune à ses heures de >> travail; tous ces symboles consolateurs, mais tristes, dont » la religion peuple la campagne, troublent la sérénité de sa pro>> menade du printemps. Sa nature hautaine se révolte contre >> cette invasion de la terre par la mort, et sa fureur éclate >> chaque fois qu'il rencontre dans les verts sentiers le pas sté>> rile de cet hôte incommode : il lui faut l'existence dans sa plé»> nitude, sans arrière-pensée de départ et d'adieu. . . . . La » croix même de Jésus, le signe divin de la rédemption, ne >> trouve pas grâce devant lui : il n'aime pas voir les larmes se » mêler à la rosée du ciel. . . . . Philosophe païen, amant passionné de la sève, de la végétation et de la vie, pour lui la >> mort serait encore la vie, sans les fantômes inventés par le >> catholicisme . » Qu'on lise le reste de cette biographie, qui peut amuser en dépit du bon goût et de l'exquise philosophie que l'on y trouve. Quel profond égoïsme dans cet homme ! Pour acquérir une fausse paix, pour se tromper lui-même sur un mal inévitable, il abhorre le lit du malade, la cloche funèbre, la bière du pauvre, les dernières cérémonies de la religion; il· déteste enfin la croix, et il fuit le moindre signe qui pourrait lui rappeler à l'esprit les douleurs et les calamités de ses frères ! Et que deviendrait le monde si tous les hommes ressemblaient à Goëthe? Nous aurions en abondance des drames comme Faust pour enseigner le scepticisme, et des romans comme Werther, pour attirer au suicide; mais corrompre et désespérer les hommes, serait-ce donc un bon remède à leurs maux ?

1 Revue des Deux-Mondes, t. xx, p. 272, 273.

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NOTE 39, P. 259.

Les sensations sont les signes des choses.

Les paroles sont, comme chacun sait, les principaux signes, mais non les seuls; tous les sentiments sont de véritables signes des choses, selon la belle et profonde doctrine de Thomas Reid. Je veux avoir le plaisir de citer ici la courte et brillante exposition qu'en a faite un élégant auteur italien. Il suppose, dans le passage qu'on va lire, que cette doctrine fut connue de quelque grand génie des temps primitifs, et qu'il lui dut l'invention de cet art admirable qu'on nomme écriture.

« Aux temps les plus antiques, il fut un homme d'un génie » surhumain. Je ne sais par quelle fatalité, le nom de cet >> homme qui a trouvé le moyen d'éterniser les noms des au>> tres, son nom, à lui, n'est pas parvenu jusqu'à nous. En >> recherchant l'origine de nos connaissances et la manière de » les rendre plus parfaites, il connut certainement un secret » que nous pensons, nous autres, n'avoir été découvert que » dans nos temps modernes, et dont on trouve cependant des >> traces assez bien marquées chez les anciens; il s'aperçut » que le mode sous lequel nous percevons les choses qui sont » hors de nous, consiste dans certaines émotions très-simples, >> distinctes entre elles, mais qui peuvent s'enchaîner et s'unir » les unes aux autres en une infinité de manières. Il s'aperçut >> que ces émotions, imprimées dans les organes des sens, et » senties par l'âme, l'avertissant de leur présence, lui font

comprendre par quel objet extérieur cette émotion est pro» duite, et la font ainsi arriver à la connaissance de tel ou tel » objet. Il connut que l'âme n'appréhende les choses que par » des signes arbitraires de ces mêmes choses; ils sont arbi» traires, se dit-il, car ils n'ont ni identité ni analogie avec » la chose qu'ils représentent ni avec la notion qu'ils pro. » duisent. Et c'est là une grande preuve de l'existence d'un

» arbitre souverain. Et en effet, quel hasard, quelle convention, » quelle autre cause de ce genre aurait jamais pu produire cette » unanimité avec laquelle ces signes sont interprétés par tous » les hommes, dans tous les temps, dans tous les lieux? Enfin, » cet homme vit que l'œuvre des sens tout entière n'est autre > chose qu'une sorte d'écriture; il vit que dès l'enfance, nous ne » faisons qu'apprendre à lire, notant d'abord, puis distinguant » entre les émotions comme entre des éléments ou des lettres, » puis, rapprochant un signe de l'autre, et formant ainsi un » mot entier; puis enfin, comparant ces mots entre eux, nous >> finissons par pouvoir distinguer, juger, raisonner... Ainsi cet » homme, ayant découvert que nous acquérons par le moyen de » signes imprimés en nous l'image des choses sensibles, pensa > en lui-même et se dit: Ne pourrais-je, moi, imiter la nature, » trouver des signes analogues à ceux qui font venir en moi » les connaissances, et les faire sortir de moi à mon tour, en » les communiquant aux autres hommes? De la même manière » que la nature m'apprend à connaître le monde, je pourrais » montrer aux autres mes propres pensées, et tout homme » pourrait le faire comme moi. Il me faut pour cela trouver quelques caractères simples et indivisibles, qui, comme ceux » de la nature, pourraient ensuite être rapprochés et unis en» semble, de mille manières variées, et exprimer ainsi la va» riété de mes pensées et de celles des autres. Que fallait-il de plus? En divisant, retranchant, rapprochant, il parvint enfin » à trouver le prodige le plus étonnant enfanté par l'analyse, » le fondement sur lequel repose toute science, le lien le plus » sûr entre les hommes, lors même qu'ils habitent les lieux les » plus lointains, les temps les plus éloignés; il trouva enfin » l'image perpétuelle des esprits, des volontés, des mœurs: » l'art d'écrire 1. »

Comparons cette doctrine à celle de Descartes. Dans son Monde, ce philosophe, discourant sur la différence qu'il y a entre nos sentiments et les choses qui les produisent, dit, entre autres

1 BIAMONTI, Del Bello - Orazioni. Torino, 1831, tom. 1, p. 72, 73, 74.

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