Page images
PDF
EPUB

l'innocence et la piété d'un anachorète! Et peu s'en fallut qu'il ne reçût l'honneur du martyre; car, entraîné par une imprudente curiosité de savant dans un temple des Guèbres, et menacé, s'il ne répare son audace par un acte de respect sacrilége, il répond courageusement: Je suis chrétien! Noble et magnifique parole, d'autant plus admirable, que l'héroïsme qui l'inspirait est moins apprécié de nos jours. Que l'on compare cet exemple de magnanimité catholique avec ceux des Seetzen et des Burckhardt (hommes utiles, d'ailleurs, et honorables), qui se firent musulmans pour pouvoir visiter le berceau et la tombe de Mahomet; avec l'exemple de cet autre voyageur qui souilla par l'apostasie le même sol où le généreux Laing avait donné en mourant un exemple tout contraire; avec celui de ces nombreux envoyés ou marchands anglais de l'Inde, qui, pour un vil profit, adorent le grand Lama, et déposent des offrandes religieuses aux pieds des statues de Boudha, et il faudra avouer que peu d'hommes sont dignes autant qu'Anquetil, de la reconnaissance des vrais savants, de l'émulation des hommes pieux et vertueux, de la vénération et de l'amour de toute la postérité.

La Providence, qui, même dans les temps les plus malheureux, ne manque jamais aux besoins de ses enfants, ni à la splendeur humaine de la foi, qui, semblable à un phare divin, doit les sauver dans la tempête, laisse quelquefois diminuer, mais jamais s'éteindre cette génération de vrais savants, réunissant dans le plus haut degré la religion et le culte des sciences profanes. Ce double héritage, cultivé par les grands hommes que nous avons nommés, fut (pour ne pas sortir de la philologie) recueilli vers la fin du dernier siècle par un homme qui devait égaler d'abord, puis dépasser ceux qui l'avaient précédé. Sylvestre de Sacy fut, au jugement des savants, le premier orientaliste de ce siècle, soit sous le rapport du génie, ou de l'immensité, de la rare profondeur de son érudition, ou pour l'abondance, la variété, l'excellence de ses travaux, ou encore la nouveauté, l'importance des méthodes et des accroissements positifs dont il a enrichi la science. Or, cet homme extraordi

naire, regardé comme le maître de ceux qui enseignent à l'Europe, cet homme fut très-religieux, et dans tout le cours d'une vie de quatre-vingts ans, remplie d'études et de découvertes merveilleuses, riche d'une gloire littéraire dont notre siècle a vu bien peu d'exemples, il allia constamment la religion et la science. En 1793, quand le culte catholique fut aboli en France, Sacy, alors dans la vigueur de l'âge, à trente-cinq ans, fit assidùment célébrer les saints mystères dans sa propre maison, au péril de sa fortune et de sa vie. Quelque temps avant sa mort, qui arriva le 21 de Février 1838, il dicta un testament commençant par ces paroles qui sont le miroir fidèle de son âme et de sa foi : « Avant de rien régler de ce qui concerne mes af>>faires temporelles et les intérêts de ma famille, je regarde » comme un devoir sacré pour moi, qui ai vécu dans un temps » où l'esprit d'irreligion est devenu presque universel, et a » produit taut de catastrophes funestes, de déclarer en pré>> sence de Celui au regard de qui rien n'est caché, que j'ai » toujours vécu dans la foi de l'Eglise catholique, et que si ma » conduite n'a pas toujours été, ainsi que j'en fais l'humble › aveu, conforme aux règles saintes que cette foi m'imposait, » ces fautes n'ont jamais été chez moi le résultat d'aucun doute » sur la vérité de la religion chrétienne et sur la divinité de son » origine; j'espère fermement qu'elles me seront pardonnées » par la miséricorde du Père céleste, en vertu du sacrifice de » Jésus-Christ mon sauveur, ne mettant ma confiance dans au> cun mérite qui me soit propre et personnel, et reconnaissant » du fond du cœur que je ne suis par moi-même que faiblesse, » misère et indigence 1. » Ces belles et saintes paroles sont dignes de l'homme qui rendit toute sa vie témoignage au christianisme; qui, parlant des cérémonies et des autres parties accidentelles et changeantes de la religion, écrivait en 1817: «Toutes les variations sont l'ouvrage des hommes, aussi pas» sent-elles : le fond et l'essence de la religion chrétienne est » d'une origine céleste et ne passera point 2. »

D

1 Journ. des Débats, 28 Avril 1840.

2 Ap. SAINTE-Croix, Recherch. sur les mys, du pagan. Paris, 1817, tom. r, pag. 452, suiv.

NOTE 35, P. 221.

Passage de Malebranche sur les génies frivoles.

Les considérations suivantes de Malebranche viennent à propos pour distinguer le faux esprit du génie, et elles montrent la sagacité de l'illustre philosophe à pénétrer dans le caractère des hommes, quoiqu'il ait passé toute sa vie dans la solitude: « Il y a bien de la différence entre la véritable finesse de » l'esprit et la mollesse, quoique l'on confonde ordinairement » ces deux choses. Les esprits fins sont ceux qui remarquent » par la raison jusqu'aux moindres différences des choses; qui >> prévoient les effets qui dépendent des causes cachées, peu >> ordinaires et peu visibles; enfin ce sont ceux qui pénètrent >> davantage les sujets qu'ils considèrent. Mais les esprits mous » n'ont qu'une fausse délicatesse; ils ne sont ni vifs, ni perçants: >> ils ne voient pas les effets des causes, même les plus gros»sières et les plus palpables; enfin ils ne peuvent rien embras» ser, ni rien pénétrer, mais ils sont extrêmement délicats pour » les manières. Un mauvais mot, un accent de province, une pe>>tite grimace les irrite infiniment plus qu'un amas confus de mé>> chantes raisons. Ils ne peuvent reconnaître le défaut d'un rai>> sonnement, mais ils sentent parfaitement bien une fausse >> mesure et un geste mal réglé... Cependant, ce sont ces sortes » de gens qui ont le plus d'estime dans le monde, et qui ac» quièrent plus facilement la réputation de bel esprit. Car lors» qu'un homme parle avec un air libre et dégagé; que ses ex>> pressions sont pures et bien choisies; qu'il se sert de >> figures qui flattent les sens, et qui excitent les passions d'une >> manière imperceptible; quoiqu'il ne dise que des sottises, et >> qu'il n'y ait rien de bon ni de vrai sous ces belles paroles, » c'est, suivant l'opinion commune, un bel esprit; c'est un » esprit fin, un esprit délié. On ne s'aperçoit pas que c'est seu

»lement un esprit mou et efféminé, qui ne brille que de » fausses lueurs, et qui n'éclaire jamais, qui ne persuade que » parce que nous avons des oreilles et des yeux, et non point » parce que nous avons de la raison..... On peut joindre à D ceux dont on vient de parler un fort grand nombre d'es>> prits superficiels, qui n'approfondissent jamais rien et qui >> n'aperçoivent que confusément les différences des choses : >> non par leur faute, comme ceux dont on vient de parler, car » ce ne sont point les divertissements qui leur rendent l'es» prit petit, mais parce qu'ils l'ont naturellement petit..... » La plupart de ceux qui parlent en public, tous ceux qu'on >> appelle grands parleurs, et beaucoup même de ceux qui >> s'énoncent avec beaucoup de facilité, quoiqu'ils parlent fort » peu, sont de ce genre. Car il est extrêmement rare que » ceux qui méditent sérieusement puissent bien expliquer les >> choses qu'ils ont méditées. D'ordinaire, ils hésitent quand > ils entreprennent d'en parler, parce qu'ils ont quelques scru» pules de se servir de termes qui réveillent dans les autres une >> fausse idée. Ayant honte de parler simplement pour parler, » comme font beaucoup de gens qui parlent cavalièrement de » toutes choses, ils ont beaucoup de peine à trouver des pa>>roles qui expriment bien des pensées qui ne sont pas ordi»naires 1. Le stupide et le bel esprit sont également fermés à » la vérité. Il y a seulement cette différence, qu'ordinairement »le stupide la respecte, et que le bel esprit la méprise 2. »

NOTE 36, p. 242.

Si les hommes de génie peuvent être vertueux.

Pour des raisons semblables, on croit aujourd'hui en France communément, que les hommes de grand génie sont peu ver

1 Rech. de la vér., liv. 11, part. 2, chap. 8; tom. 1, p. 436, 440.

2 MALEBRANCHE, Entret. sur la métap., sur la relig. et sur la mort. Paris, 1711, 1er entret., tom. 1, pag 6.

tueux ou pires encore. Au contraire, avec une vertu éminente, on tient qu'il ne peut y avoir qu'un esprit médiocre. Un de ces hommes rares que doit honorer, je ne dis pas la France, mais le siècle tout entier, Lafayette n'avait pas d'esprit, comme le savent même les ignorants, tandis que Talleyrand en était très-riche. Pour avoir de l'esprit en France, il faut être méchant, cupide, vil, insolent, bavard, vantard, menteur, traître, et surtout souverainement égoïste; il faut pouvoir changer d'opinions chaque année. J'ai entendu dire cent fois du vénérable Lafayette: C'est un homme usé, parce qu'il avait le malheur de penser encore en 1830 ce qu'il pensait en 1789. Qu'on ne croie pas cependant que l'on voulût par ces paroles blâmer certaines erreurs spéculatives par lesquelles ce grand homme paya tribut au siècle où il vécut. Ce qui déplaisait, c'est la constance de son esprit, et non ses opinions. Je me souviens d'avoir lu je ne sais où que l'honnête homme est rarement un homme de génie. L'auteur de cette belle sentence devait se croire un scéiérat, et être en réalité un très-honnête homme.

NOTE 37, P. 243.

Comment le génie national peut imprimer sa forme dans les sciences spéculatives.

Il peut paraître absurde et ridicule au premier abord de dire que les sciences spéculatives doivent s'approprier au génie national de l'écrivain; car le vrai, étant absolu, n'appartient pas à un homme et à un pays plutôt qu'à un autre. Mais en considérant bien le travail intellectuel employé pour exprimer le vrai, on trouvera que les idées principales s'incarnent et se revêtent d'idées accessoires, que les abstractions et les généralités s'aident et s'incorporent aux affections et aux images, que les doctrines se corroborent par les faits et par les exemples. Or, pour

« PreviousContinue »