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a qu'une ombre vaine avec laquelle on cherche à déguiser la doctrine contraire, pour en rendre l'aspect moins désagréable, et cela ne peut suffire qu'à ceux qui aiment les mascarades. Par cette manière de procéder, non-seulement on ruine les idées, mais on nuit à l'ordre même des sensibles; de telle sorte que le sensismé en vient à nier les sens, comme toute erreur détruit son propre sujet. Et que reste-t-il après cette ruine? le néant; et, tel est en effet, à quelques rares exceptions près, le patrimoine de la philosophie actuelle.

NOTE 34, P. 219.

Eloge de quelques illustres érudits français.

Je ne voudrais pas que l'on conclût de mes paroles que je répudie toute la littérature française du dernier siècle, et que je ne reconnais pas tout ce qu'elle contient de solide, de grand, de recommandable pour la postérité. Sans parler de Montesquieu et de Buffon, dont les œuvres immortelles seraient moins renommées peut-être, mais plus parfaites, si ces hommes illustres avaient moins sacrifié au goût de leur temps; sans parler encore d'un grand nombre de découvertes et de travaux précieux et quelquefois admirables, sur les sciences civiles, physiques et mathématiques, il y a une classe d'auteurs peu connus aujourd'hui, mais très-dignes de l'être, et qui, selon moi, honore beaucoup la France de ce siècle. Je veux parler des philologues et des érudits soigneux, graves et profonds, qui fleurirent alors en grand nombre, et plus peut-être que de nos jours. Les mémoires de l'Académie des inscriptions représentent la bonne érudition française du xvI° siècle, comme l'Encyclopédie (en en exceptant quelques rares parties) en représente la frivolité et le superficiel. On peut considérer ces mámoires comme la continuation et le perfectionnement des études classiques commencées au siècle précédent sous la direction

des croyances religieuses. L'Encyclopédie est une apostasie de ces mêmes croyances, une poursuite de la folle tentative faite au siècle précédent par P. Bayle en histoire, comme par Descartes en philosophie, et l'introduction de cette science fausse et légère qui règne encore aujourd'hui. Aussi ne faut-il pas s'étonner si la littérature encyclopédique reçoit plus d'éloges, tandis que les noms mêmes des doctes académiciens ne sont connus que d'un très-petit nombre d'érudits. Et certainement un recueil dont les commencements et les progrès ont été illustrés des noms des Fréret, des Duperron, des Barthélemy, et qui compte parmi ses derniers compilateurs, les SainteCroix, les Sacy, les Rémusat, une telle compilation mériterait bien d'être plus estimée des gens studieux. Pour la même raison, la renommée des Deguignes, des Gébelin, fut bien audessous de leur mérite; et pendant que l'univers retentissait des éloges de Raynal, de Diderot, d'Helvétius, de Condillac et d'une foule d'autres pareils, combien croyez-vous qu'il y eut de personnes, je ne dirai pas qui lussent, mais qui connussent seulement l'histoire des Huns et le monde primitif? A ces œuvres, ajoutez celles de Bochart, d'Herbelot, de Gaubil, de Duperron, et l'on aura six ou sept ouvrages de philologie orien tale plus remarquables que ce qui est sorti des plumes françaises depuis le commencement de notre siècle. Si l'on tient compte du nombre de livres orientaux que Deguignes dut déchiffrer, à une époque où l'étude des langues asiatiques était plus difficile qu'aujourd'hui, pour écrire l'histoire très-compliquée des populations anéanties (si nouvelles pour nous, que nous n'en connaissions même pas le nom en Europe), l'imagination s'effraie à calculer les fatigues que dut lui coûter son travail. En le comparant au frivole déluge des livres contemporains ou subséquents, je me représente une pyramide d'Egypte, entourée des tentes frêles et fragiles de l'arabe moderne. Je sais que l'érudition du Monde primitif est entachée de graves erreurs, qu'elle manque souvent de critique, et qu'elle pèche par ce goût pour le paradoxe qui était le vice du temps; toutefois, elle est riche de matériaux précieux, et de plus, elle a émis

quelques idées neuves et profondes très-utiles à plusieurs écrivains, qui s'en prévalurent comme de leur propriété. Car, à part les œuvres de Vico, aucun livre peut-être ne fut plus effrontément pillé que celui du pauvre Gébelin, qui, par la nature de son génie et de ses études, est en partie le Vico de la France. Je noterai en passant que Gébelin fut un des rares connaisseurs et appréciateurs de Vico, dont il parle en ces termes : « Vico, juris>> consulte italien, dans son profond ouvrage intitulé Science » nouvelle, et qui est presque dans le goût et dans le style des »sages de l'antiquité, dont il veut expliquer les instructions et >> le génie. »>

Il serait trop long de rechercher quelles causes s'opposèrent à la célébrité juste et méritée de ces hommes si savants, et firent, par exemple, que l'Origine des cultes a été plus célèbre que le Monde primitif, quoique les paradoxes de ce dernier ouvrage soient contenus dans quelques limites, tandis que ceux du premier sont poussés jusqu'aux excès les plus ridicules et les plus blâmables. Du reste, le lecteur n'ignore pas que le tort le plus grave de Gébelin fut d'être homme religieux, respectueux envers les traditions dont les peuples modernes tirent leur splendeur, et d'avoir rendu hommage dans plus d'un endroit de ses livres à l'excellence et à la vérité du christianisme.

Que dirons-nous du P. Antoine Gaubil, qui, au jugement du premier sinologue de notre siècle, fut le premier sinologue européen de tous les temps. Ses travaux, comme antiquaire et comme orientaliste, montrent une érudition vaste et profonde, unie à un génie très-pénétrant, et deviennent presque incroyables, si l'on considère que leur auteur était en même temps un habile astronome et un apôtre infatigable et plein de zèle 2.

Que dire du grand Anquetil-Duperron? Je ne sais qu'admirer le plus en lui, sa rare doctrine, sa patience inépuisable, l'austérité de ses mœurs, la sainteté de l'âme et de la vie. Jeune,

1 Monde primit. Du gén. alleg. et symb. de l'ant., p. 64.

2 A. RÉMUSAT. Nouv. mél, asiat. Paris, 1829, tom. 11, p. 277, 290.

pauvre, inconnu, mais doué d'une ardeur indicible pour la science, il partit seul pour l'Inde, presque sans autre provision de voyage qu'une volonté de fer et un courage indomptable. Il ne se propose pas pour but de son voyage la puissance ou la richesse pour lesquelles le vulgaire se montre courageux dans les dangers: il poursuit le savoir le plus extraordinaire, il aspire à la conquête d'un livre, et par lui, d'une littérature antique, d'une langue antique, d'une civilisation antique, qu'il veut peindre et faire connaître aux savants de l'Europe. Entreprise non moins difficile, mais plus noble et plus utile que celle de beaucoup de conquérants. La pauvreté, les maladies, les privations de toute espèce, l'indifférence et la malveillance des hommes, les périls de la terre et de la mer, les incommodités, les obstacles innombrables d'un pays à demi barbare et très-étranger aux mœurs de l'Europe, imposent à sa constance de longues et rudes épreuves, mais ils ne peuvent l'ébranler ni la vaincre. En racontant une de ces épreuves terribles, avec cette simplicité qui répand tant d'agrément et tant de charme sur la description de son voyage, il s'exprime ainsi : « Cet état d'aban>> don presque désespérant me parut digne de mon courage, >> et je continuai ma route 1. » Sa constance surmonte enfin tous les obstacles, et lui permet d'atteindre au but. S'étant procuré, malgré la vigilance jalouse des Parsis, le texte original des œuvres attribuées à Zoroastre, il en expliqua, ou plutôt, il en devina le sens ; il les traduisit avec plus de fidélité qu'on ne pouvait alors le désirer, et les accompagna de la première notice sur les langues iraniques qui soit parvenue en Europe. Il fit de plus connaître les Oupanischads, et il ne dépendit pas de lui que sans un cas fortuit de guerre, il ne nous procurât le corps entier des Védas, et ne donnât à la France la gloire de fonder en Europe l'étude du sanscrit. Mais ces fatigues herculéennes et leurs dignes fruits ne sont pas encore la partie la plus belle de sa vie. Les mœurs d'Anquetil ne furent pas seulement irréprochables, mais austères 2; et il fut plein de religion dans 1 Zend-Avesta, Paris, 1771, tom. 1, p. 51. 2 V. la dédicace singulière des Oupnek'hat.

un siècle impie. Son commentaire sur les Oupanischads est un excellent témoignage de la profondeur de son savoir dans la théologie catholique, et de la pureté, de la sévérité de sa foi, comme de son aversion pour les erreurs et les corruptions du siècle 1. Il écrivit cet ouvrage à Paris, de 1794 à 1801, et il le remplit d'invectives généreuses rendues avec une éloquence rude et souvent bizarre. Si le lecteur ne s'effraie pas de la mauvaise latinité, il ne verra pas avec déplaisir que je lui en présente un petit échantillon: « Meditatio, scientia, pœnitentia, quasi tres » vectes quibus gravis admodum massa (homo), huc usque vel » moveri haud potis, e terra sursum adtollitur. Hæc Euro» pæo dicere, surdum est alloqui. Sexuum congressus, epulæ, » alea, concentus, comœdia, saltatio, ignes artificiosi, illumi» nationes; illud, illud usque ad nauseam repetitum, toties de>> cantatum occidentalis hominis oblectamentum; ea summa » (T, nec plus ultra) viri, qui mente ut et corpore, orientali » præcellere se jactat, gloriatur, voluptas, suprema, his in » terris felicitas. Infelix! qui sensibus mancipatus, animæ im» memor, materiæ involvi et volutari, unicum ducit vitæ, verè >> animalis obiectum. Nihil mirum; quæ nescis haud dedignari, » dimidia scientia est; et gravissima spernunt vel antiquitatis » monita! Stoïca homines fecit philosophia; porcos Epicurea, » quæ nunc Encyclopedica 2. » Mais ce qui paraîtra plus extraordinaire encore, c'est qu'il entretint ces sentiments de pieuse et incorruptible vertu depuis sa première jeunesse, et qu'il les conserva jusqu'à la fin de sa vie. Un jeune Français, un littérateur du XVIIIe siècle, entreprend seul un très-long voyage; il séjourne et il erre pendant bien des années au milieu d'un peuple idolâtre et très-dépravé, sous un de ces climats ardents qui invitent si puissamment aux plaisirs des sens, et qui triomphent souvent de la vertu des hommes les plus mûrs et les plus affermis; et au milieu de tant de périls, il conserve

1 V. Oupnek hat, Argentorati, 1801, tom. 1, p. 700, 707, 708; tom. ii, p. 13, 471, suiv.; 522, 523, not. 646, suiv., 649, not. 662.

2 Oupnek., tom. 1, p. 670, 671.

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