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coup d'éloges et assure à Botta un rang élevé parmi nos meilleurs écrivains. Beaucoup lui reprochent d'avoir peu de philosophie. Ce reproche est juste et fondé si l'on parle de cette vraie philosophie qui s'appuie sur une érudition solide, vaste et profonde, et qui n'est pas commune hors de l'Italie; qui, très-rare en France, l'est un peu moins en Allemagne ; certainement de cette philosophie, Botta en est aussi insoucieux que pauvre. Mais s'il s'agit de cette science, en vogue aujourd'hui sous le nom de philosophie de l'histoire, et remplissant les chaires et les journaux, je crois qu'il faut remercier Botta d'avoir su s'en préserver, et j'aime bien mieux qu'il ressemble à Guichardin, à Varchi, à Segni et à nos bons vieux historiens italiens, qu'à Michelet, J.-J. Ampère et certains auteurs modernes très en renom. Un autre point sur lequel notre historiographe me paraît d'autant plus digne d'éloges qu'il a reçu plus de blâmes, c'est son amour pour l'antique république de Venise. Je ne veux point nier que son affection l'ait conduit à quelques exagérations; mais y a-t-il un péché plus digne de pardon que celui d'excéder en célébrant la grandeur foulée aux pieds et malheureuse? Venise est une des gloires spéciales et des plus éclatantes du moyen-âge. En tenant compte des états et des temps, l'Angleterre elle-même, depuis les jours d'Elisabeth et d'Olivier Cromwell jusqu'à nous, ne présente pas un spectacle plus grand et plus magnifique que la patrie des Dandolo, des Polo, des Morosini. Et si Venise ne le cède point en grandeur, elle l'emporte de beaucoup en justice, en générosité pour les nations étrangères, en respect pour le droit des gens, en amour pour la civilisation universelle. Quant à l'ordre intérieur, sans doute les Dix et les Plombs ne méritent pas d'éloges, et ils produisirent quelquefois de détestables effets; mais toutefois le mal fut exagéré, et à tout prendre, il ne l'emporta pas sur le bien. Le vulgaire italien, non-seulement de nos jours, mais depuis plus d'un siècle, juge l'antique Venise sur les contes et les mensonges des Français, et il croit l'avoir condamnée en disant qu'elle était aristocratique. Vous trouveriez une foule d'écrivains qui portent aux nues la démocratie américaine et qui blasphement

l'aristocratie de Venise. Mais les patriciens de l'Adriatique n'étaient point les bourreaux de leurs frères, ils ne croyaient pas, comme le peuple souverain d'Amérique, que la Providence crée une race tout entière de créatures semblables à eux pour servir d'instruments et de jouets à ceux qui possèdent la liberté. Parmi tous les patriciats anciens et modernes, il y en a bien peu qui soient autant que les Vénitiens, légitimes dans leur origine, modérés dans leur fortune, humains dans leurs mœurs, bienfaisants et glorieux dans leurs œuvres. Il n'y en a point ou il y en a bien peu qui eurent le singulier privilége d'être plus formidables à eux-mêmes qu'aux citoyens de rang inférieur. Louange éternelle soit à Botta de ne s'être pas laissé épouvanter par les clameurs d'un âge servil, et d'avoir vengé de l'infamie la victime italienne de deux tyrans étrangers unis ensemble. Venise fut glorieuse même dans sa mort, parce qu'elle expira sous les coups d'un double fléau dont les sanglants vestiges sont récents encore sur le corps déchiré de la commune patrie.

Puisque les bons Italiens ne peuvent plus s'instruire par les exemples vivants de ce siége vénérable de l'antique dignité civile, qu'ils s'enflamment du moins de ses généreuses pensées et méditent sur son histoire; et qu'ils pensent que si'l'aristocratie héréditaire a ses défauts, si l'on peut avoir un meilleur gouvernement, du moins la fierté patricienne est-elle plus honorable et moins pernicieuse aux nations que la bassesse populaire et la barbarie plébéienne.

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NOTE 32, P. 202.

Sur l'utilité de trois sortes de journaux.

Je serais fâché si de ce que j'ai dit dans le texte, on allait conclure que je ne reconnais pas l'utilité des bons journaux, ou que je pense qu'un journal ne saurait être bon. Toute chose est excellente quand elle est dirigée vers une fin raisonnable.

Il y a trois espèces de journaux qui sont aujourd'hui utiles et même presque nécessaires dans les pays civilisés. Ce sont d'abord les journaux politiques, qui publient et qui examinent les actes du gouvernement, et qui exercent une sorte de censure sur les affaires publiques. Leur emploi, dans nos mœurs modernes, ressemble à celui des tribuns du peuple chez les anciens; censeurs des gouvernants, gardiens de la liberté, les gouvernements libres et représentatifs ne peuvent s'en passer. Leur influence peut aider non-seulement aux affaires civiles, mais encore aux mœurs; et je crois que si les cours des princes sont aujourd'hui meilleures qu'autrefois, il faut l'attribuer en partie à la liberté de la censure exercée par la presse, qui, en vertu de son voisinage et de l'échange des communications entre les différents états de l'Europe, se fait sentir même dans les pays où elle n'existe pas. Certes, les scandales et les infamies des d'Anjou, des Valois, des Bourbons de France, de Naples et d'Espagne ne pourraient que difficilement exister aujourd'hui, même dans les palais de Turin, de Vienne, de Saint-Pétersbourg, parce qu'on y tient compte de ce qui s'imprime à Londres et à Paris. Je ne veux point dire qu'il ne se commette plus d'infamies, mais tandis qu'autrefois on ne les cachait pas ou même qu'on en faisait parade, aujourd'hui on cherche à les cacher, et leur détestable exemple a par cela même moins d'influence sur les bonnes mœurs du peuple. Pour ce qui est de la politique, je ne crois pas que la manière dont on rédige aujourd'hui les journaux soit bien accommodée à leur but. La bonne foi ne se trouve nulle part; chacun écrit selon l'intérêt ou le caprice de sa faction. Le gouvernement a toujours tort ou toujours raison. Une gazette vraiment impartiale, qui ne tiendrait compte ni des personnes ni des partis, mais uniquement du bon et du vrai, une telle gazette n'aurait que peu de lecteurs, et par conséquent peu d'abonnés: dommage grave et le plus grand de tous de nos jours, depuis que l'office de journaliste est devenu un métier et un trafic. Mais les vices appartiennent aux hommes et au temps, et non point à la chose.

La deuxième espèce de journaux utiles sont les journaux

scientifiques, qui se proposent principalement de donner une idée suffisante des livres qui se publient ou des découvertes qui se font chaque jour dans les différents lieux et dans les diverses branches de la science. L'Allemagne en a beaucoup, et la France en a peu qui soient dignes d'éloges. Ils sont d'un grand secours aux hommes d'étude, quand ils sont composés par des gens instruits et qui connaissent leur sujet. Je citerai pour exemple le Journal des Savants qui se publie en France. Tout amateur du vrai savoir doit être reconnaissant pour ces savants compilateurs, qui sont pour la plupart du temps des hommes érudits, et quelquefois même très-érudits, et qui cependant ne dédaignent pas l'humble office d'exposer les idées des autres, quoiqu'ils ne puissent se promettre que l'utilité de ceux qui étudient, sans aucune gloire pour eux-mêmes. La forme de ces articles décèle souvent une main de maître : exposition concise et lumineuse; critique substantielle et modérée; point de pompe dans le style, nulle ostentation de rhétorique ou d'éloquence déplacée; point de ces généralités vagues et frivoles qui se trouvent dans les autres journaux et dans les feuilletons des gazettes, où souvent, après avoir lu un article sur un livre, on n'en a aucune idée, parce que le journaliste le dérobe à vos regards sous les fleurs de rhétorique, sous ses considérations personnelles, et qu'il ne vous distribue que les trésors de sa propre sagesse. Et cette sagesse est telle, le plus souvent, que nul ne la voudrait.

La dernière classe des journaux utiles, ce sont les journaux populaires. Ils sont de tous les plus difficiles à écrire, et ils exigent de ceux qui les rédigent beaucoup de science et de talent; mais quand ils sont bien faits, ils servent comme instruments d'éducation populaire. Il suffit d'avoir indiqué d'un mot cette sorte de composition, dont on ne pourrait énumérer les propriétés en peu de mots. Quant aux journaux religieux qui appartiennent en partie à cette classe, en partie à la deuxième, j'en ai déjà parlé ailleurs.

NOTE 33, P. 215.

Sur l'abus des généralités.

Notre siècle a emprunté du précédent l'abus des généralités, abus qui est aujourd'hui si fastidieux et si commun. Et cela a pu paraître singulier, car le sensisme dominait durant le XVIIIe siècle; or le sensisme s'occupant des sensibles, c'està-dire des faits, devrait s'attacher aux particuliers. Mais l'étude des particuliers est longue, laborieuse, difficile ; elle requiert la sagacité du génie, un esprit patient, beaucoup de profondeur et de constance dans les études. Le chemin des généralités est plus court, plus aplani, et par conséquent plus conforme au génie des sensistes, génie expéditif et ennemi des fatigues. Et les généralités dans lesquelles ils se complaisent, ne sont pas celles que l'on induit soigneusement des particularités, ou que l'on déduit des concepts idéaux, parce que, dans les deux cas, l'indolence aurait plus à perdre qu'à gagner. Les généralités idéales sont la réalité même, parce que, dans l'Idée, l'universel s'individualise et l'abstrait devient concret; ou pour mieux dire, l'Idée n'est ni abstraite ni concrète, ni générale ni particulière, mais supérieure à tous ces ordres ; et en somme, elle est tout à la fois genre et individu par rapport à elle-même. Les sensistes ne poursuivent pas les généralités qui s'élèvent trop haut, parce que le chemin qui y conduit est rude et escarpé, et qu'ils n'aiment pas à gravir, mais à marcher dans la plaine. Ils s'amusent quelquefois à donner à certains faits imparfaitement connus une apparence d'Idée, en employant pour les exposer une certaine méthode rationnelle qui, en réalité, ruine également l'étude des faits et celle des idées. Cette mode de sensualiser les idées, sous prétexte d'idéaliser les sensibles, est assez répandue de nos jours, parce que le sensisme dure encore sous les formes du rationalisme. Mais du rationalisme véritable, il n'y en

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