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que « Alfieri, formé par les exemples de la France, imitateur » de la tragédie française du XVIIe siècle, disciple des opi»nions et de la philosophie du xvi, » est tout français (nous appartient à double titre), par l'imagination et le raisonnement; que « il n'alla jamais plus loin que le théâtre fran» çais; » qu'il copia les Français sans l'avouer, et spécialement Corneille, à qui il emprunta « ce dialogue vif et si coupé, cette

forme si brusque et si rapide, ces vers dont la poésie ita» lienne frémit, qui sont coupés, fendus en deux par une ré>>plique soudaine et violemment alternée ; » que l'on peut hésiter (j'hésite toujours) à le croire né poète dramatique; que « ses

pièces sont toujours des tragédies françaises avec les confi» dents de moins et la réplique de plus » ; que « lorsque Al>> fieri, prenant le cadre de la tragédie française pour le type >> universel, se borne à mettre des monologues à la place des » confidents, et à supprimer les récits à la fin des pièces, sans » les épargner ailleurs, aucune innovation réelle ne suit cette » espèce de réforme de détails; » que « quand Alfieri s'est fa» tigué de ces éternels confidents, sur l'épaule desquels le >> prince s'appuie, et qui sont là pour écouter de longs récits, >> en faisant de temps en temps une petite réflexion, afin de » donner au prince le temps de reprendre haleine et d'ache» ver son histoire, quand au lieu de ces entretiens commodes, >> il laisse un prince tout seul sur le théâtre, et l'oblige de se » raconter à lui-même les choses qu'il a faites et les sentiments » qu'il éprouve, » il n'y a ni nouveauté ni progrès; au contraire, parce que « peu de princes, à chaque occasion, se promenant » seuls à grands pas, disent tout haut leurs pensées et leurs af >>faires comme un poète récite ses vers; » que « Horace ne vou » lait pas qu'il y eût quatre personnages parlant à la fois sur la » scène; mais il n'aurait pas exigé du poète de n'en mettre que » quatre dans toute une tragédie, » et que pour avoir ignoré cette profonde distinction et cru qu'Horace exige quatre personnages, Alfieri presque toujours n'en a mis que quatre dans ses tragédies; que « dans les sujets mythologiques, Alfieri, >> plus imitateur des Français que des Grecs eux-mêmes, n'a

» pas égalé ces modèles de seconde main qu'il avait trop suivis 1; » que « son théâtre n'est que le théâtre français, je ne » dirai pas épuré, mais rétréci; » que dans le fait de la conjuration des Pazzi, « le principal conjuré était Salviati, l'arche» vêque de Florence; le principal assassin était le prêtre Ste» phano; » qu'Alfieri « était l'homme en qui éclatait le plus la >> philosophie française du xvII° siècle 2; » enfin, que l'Oreste et le Saül doivent être les tragédies les plus médiocres de notre tragique, puisque le professeur français, qui se propose de donner une idée complète de son théâtre et qui en passe en revue les principales compositions, ne fait pas la moindre mention de ces deux pièces 3. Je n'entreprendrai pas de réfuter toutes ces singulières assertions, la matière serait trop étrangère à mon travail, et une note n'y suffirait pas.

J'espère de plus qu'un excellent Italien, mon ami, dont le goût épuré égale la solide érudition, ne laissera pas passer sans réponse les erreurs de M. Villemain sur la littérature italienne 4 ; et il montrera que si le troupeau servil des imitateurs fut par trop abondant dans notre péninsule, du moins la génération des Italiens forte et libre n'a jamais cessé, et personne, dans ces derniers temps, ne peut être mis au-dessus ou à côté de Victor Alfieri.

i Loc. cit., leçon 10.

2 Ibid., leçon 11.

3 Que diraient les Francais d'un critique italien qui, traitant du théâtre de J. Racine et de Pierre Corneille, ne dirait pas un seul mot d'Athalie ou de Polyeucte ?

4 Parmi les choses curieuses que cet écrivain peut offrir aux Italiens pour les réjouir, il ne faut pas oublier son jugement sur l'apologie de Laurent de Médicis, qu'il regarde comme une froide et emphatique déclamation. (Journal des savants, Sept. 1838, p. 538.) Chacun sait que nos critiques les meilleurs, les plus parfaits, les plus habiles, tiennent cette apologie pour un chef-d'œuvre d'éloquence auquel il y en a peu dans son geure qui puissent être comparés chez les anciens ou chez les modernes. Voyez entre autres GIORDANI (Lettres à Capponi, Antol. flor., 1825), et LEOPARDI (Op. mor. Flor., 1834, p. 215).

Avant de terminer cette note, je veux dédommager le goût du lecteur par deux extraits d'un ouvrage italien récemment publié, et que je viens de connaître tout nouvellement. César Balbo, faisant remarquer que le Piémont est une espèce de Macédoine ou de Prusse italienne, comme Florence au XVII siècle, un état, un peuple qui eut une jeunesse longue, lente et grossière, ajoute: « Il est si vrai que l'activité et la dignité de l'état sout >> le moteur ordinaire de l'activité et de la dignité de la littéra>>ture, et leur seule protection efficace, qu'alors enfin » c'està-dire quand il fut délivré de la domination espagnole, a le Pié>> mont entra dans la littérature italienne ; et il y entra glorieu» sement, par Alfieri et Lagrange. » Après avoir averti ensuite que le culte du Dante fut relevé principalement par les soins d'Alfieri et de Monti, il parle ainsi de ces deux poètes: « Le >> premier, en empruntant à sa province, qu'il réunissait à l'Italie >> littéraire, je ne sais si je dirai sa force, ou sa rudesse, ou sa » dureté rustique, rendit peut-être la vigueur à toute la litté >> rature; mais il rétablit certainement le culte du Dante. C'était » une âme véritablement dantesque. Amours, colères, orgueil, >> alternatives de modération et d'exagération, changement de >> parti, tout se ressemble dans l'un et dans l'autre. Aussi l'imi>>tation n'est pas cherchée, elle est involontaire, libre, intrin» sèque. Monti eut plutôt le génie que l'âme du Dante; ses >> changements vinrent plus de l'inconstance que de la colère. >> Aussi son imitation est plus extrinsèque; elle n'est que dans » la forme et dans les images 1. » Ce peu de mots en dit plus sur le Piémont et sur Alfieri que les trois verbeuses leçons du professeur parisien; et l'on peut en conclure combien il est raisonnable d'appeler le grand disciple du Dante un copiste de Corneille et un imitateur de la France. J'ai voulu citer ces paroles autant à cause de leur vérité que pour avoir occasion de mentionner un excellent ouvrage; car parmi les livres nouveaux sortis de notre pays, il y en a bien peu d'aussi beaux,

1 BALBO, Vita di Dante. Torino, 1839, lib. 11, cap. 17, tom. 11, p. 443, 444,

445.

aussi instructifs, aussi sages, aussi remplis de sentiments nobles et vraiment italiens que la Vie du Dante, par César Balbo.

NOTE 29, P. 182.

Sur les préjugés de l'enfance.

René Descartes dit que « la principale cause de nos erreurs » sont les préjugés de notre enfance 1. » Cela est-il vrai? Je ne le crois pas. Dans l'enfance il y a le germe de l'erreur et du vice, mais ce germe est clos et non encore développé; il y a une innocence d'esprit, comme de mœurs, et une bienheureuse ignorance du faux et du mal. Je parle bien entendu de cet âge qui s'appelle plus proprement l'enfance et dans lequel la raison commence à s'exercer, et non pas de l'âge qui précède, dans lequel l'homme, en ce qui concerne l'actualité de ses puissances, no s'élève pas encore au-dessus du caractère sensitif de l'animal. Dans l'enfance, il y a ignorance et non erreur. Ce que l'enfant affirme déterminément et positivement, selon l'inspiration de de son esprit propre, est vrai. Et si quelquefois il tombe dans l'erreur, il l'embrasse la plupart du temps d'une manière perplexe, vague, indéterminée, et comme une impression confuse qui est plutôt ignorance qu'autre chose, et qui ne commence à devenir erreur que dans l'adolescence ou dans la jeunesse, quand l'assentiment qu'il y donne est entier, positif, parfait, comme œuvre de la réflexion et de la délibération. L'erreur, en effet, n'est que la confusion d'une demi-connaissance avec une connaissance complète, ou, voulons-nous dire, de la connaissance avec l'ignorance. A cause de cela, les préoccupations ou, comme on dit aujourd'hui, les préjugés, n'appartiennent pas, généralement parlant, à l'enfance, mais à l'âge viril, comme ils sont plus propres aux nations un peu civilisées, qu'aux peuples bar

1 V. Euv., tom. 1, p. 112 et suiv.

bares et sauvages. Je n'exclus pas de l'enfance le commencement des erreurs et des passions, mais bien leur complément, leur actualisation parfaite; ce qui revient à dire que la corrup tion originelle, en ce qui concerne une partie de ses conséquences, ne se développe pas pleinement avant que les indidividus et les peuples soient parvenus à leur maturité.

NOTE 30, p. 186.

Du pouvoir civil des papes au moyen-âge,

Le pouvoir civil des papes au moyen-âge, fut une véritable souveraineté européenne, une dictature tribunitienne, tout-àfait légitime, fondée en partie sur le consentement des peuples et en partie sur l'autorité spirituelle du pape lui-même. Du côté des peuples on ne peut nier la légitimité de ce pouvoir, puisque nous le voyons consenti par les différentes souverainetés nationales, qui toutes reconnaissaient dans le pontife un arbitre suprême. Or, toutes les fois qu'une souveraineté légitime en reconnaît une autre, le seul fait de cette reconnaissance l'autorise, quand même elle n'aurait pas été légitime antérieure ment. Mais pourquoi prit-on pour arbitre de l'Europe le pape plutôt qu'un autre homme ou un autre prince? Parce que le pape avait seul la capacité d'exercer cet arbitrage. La capacité personnelle et la souveraineté traditionnelle, unies ensemble, constituent la légitimité parfaite. Et cette capacité ne provenait pas seulement des qualités individuelles des pontifes et de l'ordre électif de la succession, mais de leur rang spirituel, c'est-à-dire, de ce qu'ils étaient les chefs de la société conservatrice et propagatrice du vrai idéal; les chefs d'une société établie pour amener à l'unité le genre humain, et qui avait déjà réuni l'Europe. Un homme privé de forces matérielles et doué d'une autorité immense était le seul qui pût faire l'office d'arbitre pacifique des peuples, et il jouissait

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