Page images
PDF
EPUB

Le génie français, impropre à la synthèse et destitué de vertu créatrice, montre à détruire une puissance de géant, et à édifier une force d'enfant, tant ses œuvres sont grêles, débiles, puériles! Aussi, s'il réussit merveilleusement à s'approprier les inventions des autres, et quelquefois à les perfectionner, il ne pourrait peut-être en citer une dont il soit le véritable auteur, ni dans la carrière de l'imagination, ni dans celle de la politique, ni dans celle de l'intelligence. Les erreurs mêmes qui dominent en France sont d'origine étrangère. Descartes a emprunté sa méthode philosophique à Luther. Jean Locke a exercé un empire absolu sur la philosophie française durant l'espace d'un siècle, et il règne encore aujourd'hui sur la politique; Condillac et Rousseau étaient ses disciples. Maintenant on a commencé à copier les Allemands et à leur emprunter le panthéisme, le rationalisme théologique et autres monstruosités pareilles. Je dis monstruosités, parce que toutes ces doc trines ne sont pas moins pernicieuses en pratique, qu'ab. surdes en théorie. Les deux systèmes en faveur parmi le vulgaire des écrivains, la souveraineté du peuple et la théorie du progrès (au sens dont la plupart l'entendent), sont deux formes du sensualisme, qui anéantissent tout pouvoir. politique, toute vérité spéculative, toute tradition sociale et religieuse. Car que font ces deux systèmes en plaçant, l'un, le droit dans la force, l'autre, la vérité dans la mode; et en introduisant, le premier, un gouvernement matériel exercé par la multitude, le second, une vérité muable soumise aux vicissitudes des temps? Ils détruisent l'absolu dans les deux ordres de la société et de la science, et ils aplanissent la voie à un athéisme théorique et pratique, public et privé, le plus large et le plus pernicieux qu'on puisse imaginer. Destituée de toute consistance logique, de toute fécondité politique et scientifique, la souveraineté du peuple est la barbarie dans la société, comme la doctrine hétérodoxe du pro

grès est la barbarie dans la science. Or, il ne serait pas difficile de le prouver, presque toutes les opinions en vogue aujourd'hui en France, sur la politique, la philosophie, la religion et la littérature même, appartiennent à l'un ou à l'autre de ces deux systèmes, et souvent aux deux ensemble. Ainsi l'on peut en conclure que la civilisation française acfuelle est souverainement destructive.

L'œuvre de la France est donc tout-à-fait inutile, dira quelqu'un ? La Providence a donc permis que ce noble pays, et presque toute l'Europe à sa suite, déviassent du droit chemin, et sans nulle compensation? - Gardons-nous encore d'exagérer ici. Rappelons-nous que le ciel ne permet le mal et les désordres, même les plus graves, qu'en vue de quelque bien. Si l'on considère dans toute son étendue la période de l'hétérodoxie moderne dont l'Allemagne, l'Angleterre et la France sont les principaux instruments, on verra que le suprême régulateur l'a permise pour corriger et enseigner les hommes, selon cette sentence divine et profonde : les hérésies sont nécessaires1. Le moyen-âge, qui conserva beaucoup d'anciens désordres et en introduisit de nouveaux, ne fut pas innocent. La souveraineté politique des papes, utile et sainte en elle-même, fut quelquefois abusive: peuples et princes, petits et grands ont également failli. Or, d'après une loi universelle et très-sage, quand les différents corps des sociétés humaines sont malades, le remède doit naître du mal même. La période de l'hétérodoxie moderne a été permise par la Providence pour épurer l'orthodoxie et détruire les abus introduits dans la pensée et dans l'action des hommes. En pareil cas, le comble du désordre devient, par l'effet même de son excès, un principe d'ordre, et comme une crise salutaire qui guérit le malade; et c'est un de ces changements qu'on appelle révolutions. Soit qu'elles aient lieu dans l'ordre politique ou dans l'ordre

1 Oportet et hæreses esse. 1 Corinth. XI- 19.

intellectuel et religieux, les révolutions sont des agents de destruction et non d'édification; elles sont utiles négativement, en ce sens qu'elles nettoient le champ de la zizanie qui le couvre et le rend infécond. Mais elles arrachent le bon grain avec l'ivraie, et quand l'orage a passé, il faut semer de nouveau. Notre siècle est propre à cette œuvre sainte, et tous les hommes doués de haut génie et de grand cœur devraient y concourir, et consacrer tous leurs travaux au but sublime de la restauration de l'orthodoxie européenne, détruite depuis trois siècles. Mais il est certain que, pour y arriver, il n'est pas nécessaire de recourir à ceux qui ont accompli l'œuvre de destruction (10).

L'imitation des Français est pour nous la plus dangereuse de toutes, et la plus facile, bien qu'elle soit la moins conforme au génie italien. Comment ces deux propositions, qui paraissent s'exclure, sont-elles ici simultanément vraies, il faudrait de longues pages pour le démontrer. Mais cette imitation n'est point certainement la seule contre laquelle nous devions nous prémunir. Quand une nation est tombée bien bas, il s'engendre dans un grand nombre de cœurs des sentiments de " défiance d'eux-mêmes, un affaissement, une bassesse, une lâche indolence, qui fait qu'ils sont disposés à recevoir leur pâture du premier qui se présente, comme ces mendiants qui sortent le matin pour quêter, et tendent la main au premier inconnu qu'ils rencontrent sur le chemin. Ainsi, aujourd'hui, bien des nobles enfants de l'Italie voudraient forcer leur mère à vivre d'aumônes, et ne sachant pas être bons Italiens, ils se font singes de l'étranger. Je ne serais pas étonné si dans quelque temps, l'usage s'introduisait d'imiter, par exemple les Russes, et si l'on cherchait à adoucir notre langue en la rapprochant de l'idiome moscovite. En attendant, plusieurs nous conseillent d'emprunter la philosophie aux Allemands. Comme ce point rentre plus spécialement dans mon plan, j'en dirai deux mots.

Nul n'apprécie mieux que moi la nation germanique, tant pour son caractère, que pour les mérites qu'elle a acquis dans plusieurs branches de la science, et spécialement dans l'érudition; en ce point, elle a peu d'égaux parmi les peuples modernes. On peut même le dire généralement, les Allemands sont, sous plusieurs rapports, les seuls Européens qui sachent encore étudier et qui n'aient point perdu ces habitudes laborieuses qui, il y a deux siècles, étaient communes à toutes les nations lettrées de l'Europe. Aussi, qu'on nous conseille d'imiter en vaillants émules la vigilance et l'ardeur avec laquelle ils entreprennent et poursuivent les études, les moyens qu'ils emploient pour acquérir une solide et vaste érudition, loin de contredire, j'unirai ma voix à ceux qui donneront un tel conseil. Mais j'ajoute franchement que je ne crois pas les Allemands en état d'être nos maîtres en religion et en philosophie. Et cela, parce qu'ils ont perdu l'une et l'autre, et qu'ils se trouvent, comme je l'ai insinué, dans une condition semblable à celle des Français. Que mon avis en cela ne déplaise pas aux Allemands, il ne fait aucun tort à leur science ni à leur génie; je dis plus, sous certain rapport, il honore leur esprit, comme je le ferai observer ailleurs. En effet, c'est en vertu de la logique qu'ils ont perdu leurs croyances religieuses; et par la même fatalité, ils ont réduit la philosophie à l'état où nous la voyons aujourd'hui. Ļa philosophie est impossible, si elle n'est fondée et appuyée sur la religion celle-ci est la base, celle-là le toit de l'édifice. Luther, par sa rébellion, a déraciné les fondements, et les Allemands, ses contemporains, furent bien coupables en se laissant entraîner par la déplorable faconde de ce moine forcené. Mais depuis que la seule foi possible s'est vu substituer ce fantôme trompeur qu'on appelle protestantisme, les générations subséquentes, malgré tout leur génie et tous leurs efforts, sont excusables de n'avoir pu bâtir sur le sable mouvant que des édifices prêts à tomber en ruine, aux yeux même de ceux

qui les avaient élevés. Jusqu'au temps d'Emmanuel Kant la philosophie allemande, quoique cultivée par des protestants, fut en grande partie catholique, par la raison que la science rationnelle était en apparence séparée de la science théologique, et qu'ainsi il était naturel, pendant la première période de la nouvelle hérésie, que ses sectateurs continuassent de philosopher plus ou moins selon l'ancienne méthode. Aussi le luthérien Leibniz 1, dans ses spéculations, se montre catholique, comme le catholique Descartes est protestant dans ses méditations. C'est précisément de celui-ci qu'est née l'application de l'hétérodoxie religieuse aux matières philosophiques; c'est de lui que l'a empruntée Kant, qui a introduit la réforme rationnelle dans sa patrie où Descartes en avait pris le germe; car le kantisme n'est que le cartésianisme mené à sa perfection. Parmi les philosophes qui ont fleuri depuis Kant, les uns ont combattu la doctrine critique': ceux-là ont philosophé par eux-mêmes ; ils ont renouvelé les systèmes anciens, ont essayé d'en créer de nouveaux ; mais ils ont produit peu de chose, et la preuve, c'est que dans cette nation si studieuse, où toute idée féconde germe et fructifie, ces philosophes n'ont point fait école et sont demeurés isolés. Les autres, prenant au contraire, pour point de départ, la psychologie kantiste, et se proposant de créer une ontologie renversée 2, aboutirent au panthéisme. Cette doctrine, en se modifiant successivement et revêtant diverses formes, a produit la période panthéistique, qui date de Fichte, et dure encore aujourd'hui; et c'est là ce qu'on entend ordinairement sous le nom de philosophie allemande. Or, si l'on examine la

1 J'écris Leibniz (et non Leibnitz, comme la plupart écrivent aujourd'hui), parce que telle est l'orthographe adoptée par ce grand homme qui, probablement, savait écrire son nom.

2 Pour comprendre la force de cette expression, il faut avoir lu surtout le chap. 3o de cet ouvrage. (N. du T.)

[merged small][ocr errors]
« PreviousContinue »