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et qui ont besoin d'être dominés eux-mêmes par une volonté plus forte que la leur; que les Français regrettent Napoléon, il ne faut pas s'en étonner; comme ce n'est pas merveille si quelques autres nations de l'Europe, martyrisées par de pitoyables et faibles gouvernements, n'aient de leur ancien oppresseur d'autre souvenir que celui de sa vigueur, de sa fermeté, de sa force d'âme, vraiment admirable, quaud on la compare aux couardises et aux poltronneries modernes. Une autre cause des regrets d'un grand nombre, c'est la bonté et la sagesse de son organisation administrative; sous ce rapport seulement, on peut admettre le sentiment d'un écrivain qui appelle l'Empereur le Castruccio de l'Italie septentrionale, qu'il éleva au rang de puissance en un peu plus de dix ans 1. Mais Napoléon n'eut en cela que le mérite de compléter et d'accomplir plusieurs réformes comprises et impérieusement réclamées par les circonstances, auxquelles il devait se soumettre pour consolider sa propre autorité. Mais les statuts administratifs, quelle que soit leur importance, ne tiennent pas une grande place dans l'essence de l'ordre civil, et un peuple peut être, sous ce rapport, en des conditions excellentes, et mériter cependant sous bien d'autres le nom de barbare. Il y a autant de sagesse à faire consister la félicité politique d'un peuple dans l'excellence de son administration, qu'à placer la fleur de la civilisation dans l'élégance des manières, et la vertu dans la politesse.

Pour donner à mes lecteurs une idée des variations de l'opinion publique en France touchant Napoléon, durant l'espace de quelques années, je puis citer un écrivain; mais comme je cite de mémoire, et sans pouvoir vérifier mes allégations, je dois en prévenir. M. de Lamennais a parlé plus d'une fois de Napoléon. I le loua, si je ne me trompe, pendant qu'il était empereur; ce qui donna, dans la suite, à je ne sais plus quel personnage l'occasion de lui dire: Ah! monsieur l'abbé, vous · avez aussi fléchi le genou devant Baal! Déchu et prisonnier,

1 PECCHIO, Sag. stor. sull'ammin. finanz. dell'ex regno d'Italia. Avvert.

Lamennais le bafoua, et il est difficile de rencontrer une invective plus amère que celle qui se trouve réimprimée dans quelques-uns de ses anciens Mélanges. Là, le fiel lui ôte le bon goût, et lui fait gâter une belle phrase de Bossuet. A la fin de 1836, quand Napoléon mort commençait à appartenir à la sévère histoire, il l'appela le plus grand homme des temps modernes 1. Je ne sais ce qu'il y a dans ce progrès de noble, de sage et de généreux; mais certes, il exprime à merveille le caractère du siècle où nous sommes.

Mais cette sagesse d'un individu n'est rien, comparativement au spectacle que nous donne la sagesse publique. Depuis qu'une puissance rivale a rendu à la France les cendres de son ancien maître, il serait difficile d'imaginer tout ce qui se dit dans les assemblées, dans les cercles, tout ce qu'on imprime dans les journaux. Il est plaisant de voir les Français, si impatients de tout joug étranger, faire assaut d'éloges pour élever jusqu'au ciel un adroit Italien, qui, en cavalier habile, sut les brider et les conduire en leur faisant croire qu'il était un de leurs compatriotes 2. Il est plaisant de voir les amateurs de la liberté célébrer l'homme qui l'anéantit en France, et chercha à la faire disparaître des autres pays; l'homme qui viola tous les droits publics d'une manière si solennelle et si brutale, qu'aucune histoire ancienne ou moderne n'en produit d'exemple. Il est plaisant de voir ces zélés partisans de la gloire et de l'indépendance nationales se vanter de sanglantes conquêtes qu'on n'a pas su

1 Aff. de Rome, Paris, 1836-37, p.9.

2 Voulez-vous savoir à l'aide de quelle alchimie Napoléon a opéré le beau miracle de se rendre français ? C'est en diminuant sou nom d'une seule voyelle, et en s'appelant Bonaparte au lieu de Buonaparte. Voyez l'importance de l'art d'écrire! Depuis que l'alphabet est au monde, jamais on n'avait vu pareil prodige. En effet, si au sentiment de Pascal, qui pourtant se trompait alors, au temps d'Olivier Cromwel, un grain de sable, qui quoique bien petit est cependant une chose positive, un grain de sable changea la face de l'Europe, nous avons, nous, vu une plus grande merveille, c'est-à-dire, l'Europe et presque le monde mis sens dessus dessous pendant l'espace de vingt ans par la soustraction d'un U

garder, d'une domination éphémère qui produisit une honteuse servitude, et exalter celui qui, le premier depuis Charles VII, ouvrit les portes de Paris aux moqueries et aux insultes de l'étranger. Il est plaisant de voir les cosmopolites, les philanthropes, les humanitaires qui brûlent de tendresse pour leurs frères, vénérer presque comme un Dieu le plus intrépide destructeur d'hommes qui, depuis Tamerlan, ait ensanglanté notre hémisphère. De toute manière, ce que fait et dit la France en ce point est digne d'une grande attention, et il faut savoir gré à l'habile ministre qui a procuré ce nouveau passe-temps aux peuples de l'Europe.

NOTE 28, P. 180.

Du jugement que M. Villemain a porté sur Alfieri.

Pour connaître et pour juger convenablement la trempe morale d'un homme, il faut lui ressembler en quelque point; il faut se mettre à sa place, et en quelque façon en prendre les sentiments; parce que, après tout, on ne peut avoir une idée de ses semblables qu'en les jugeant par soi-même. En effet, quand même nous nous mettrions en relation avec les habitants de Saturne, de Jupiter ou de toute autre planète, cela ne suffirait pas pour pénétrer leur nature, et la connaissance que nous en aurions ne serait pas, en bien des parties, moins obscure que celle que nous avons sur l'instinct et les autres propriétés internes des animaux de notre globe; supposé toutefois qu'ils diffèrent autant de nom que leur demeure diffère de la nôtre, et que paraissent le demander la variété et l'inépuisable richesse de la nature. Or, en appréciant nos semblables, il ne faut pas négliger cette remarque, à cause de la grande variété qui existe dans les distances des temps ou des lieux, la différence des complexions, des mœurs et des races. Peu de nations diffèrent autant de caractère que l'Italie et la France, quoique leur ter

ritoire se touche, quoique l'uniformité dans la vie civile, l'affaiblissement de l'esprit patriotique, l'instinct servile, l'imitation étrangère et d'autres causes, rendent de jour en jour les Italiens dépendants des Français; cependant le caractère national des premiers n'est point encore effacé, et il se montre vivement quand il rencontre une de ces trempes individuelles, riches et puissantes, où la nature est plus forte que les circonstances extérieures, et qui résiste à la force de l'éducation, de la coutume et de l'exemple. L'homme en qui, de notre temps, ces conditions se sont le mieux réalisées, c'est Victor Alfieri. Peu d'âmes furent plus anti-françaises, plus moulées sur notre type, plus forgées, pour ainsi dire, sur l'enclume de l'antique génie italien, plus semblables à ces grandes âmes qui n'étaient point nombreuses dans l'âge d'or de l'ancienne Italie, et qui étaient déjà plus que rares parmi les contemporains de Michel-Ange et du Dante. Faut-il donc s'étonner qu'Alfieri ait écrit le Miso-Gallo, et qu'il ait mis quelque excès dans sa juste aversion contre la manie de l'imitation française. Pour la même raison, les Français ne pourront jamais sentir ni apprécier directement le mérite souverain des ouvrages d'Alfieri et la singularité merveil leuse de son caractère et de sa vie. M. Abel Villemain a voulu parler de notre tragique dans ses leçons sur la littérature française, écrites dans un style pur, élégant, spirituel, harmonieux et plein de science en ce qui concerne les choses de son pays. Mais qu'y-a-t-il de commun entre Alfieri et un Parisien? Je voudrais qu'il fût convenu entre les Français et les Italiens que les critiques des deux peuples eussent à s'abstenir de descendre trop dans les particularités, en jugeant les productions purement littéraires de leurs voisins, et que, pour ce qui regarde le bon goût, ils fissent attention aux particularités de leur pays plutôt qu'à celles de l'étranger; cela tournerait, ce me semble, au profit de la véritable instruction, et les deux peuples y gagneraient. Ainsi, par exemple, quand je lis que M. Villemain disait au milieu des applaudissements de son auditoire : « Cha» teaubriand est un génie plus éclatant qu'Alfieri 1 », loin de m'en 1 Cours de litt.franç., part. 2, leçon 9.

indigner ou de m'en étonner, je trouvè que comme français il a raison; et je serais bien plutôt étonné si sur les bords de la Seine on pensait autrement. Et les littérateurs des rives de la Giarretta, du Garigliano, du Tibre, de l'Arno, du Pô, auraient grand tort de vouloir prouver le contraire, et d'écrire de longs articles sur Châteaubriand et sur le roman de René, livre incomparable pour la profondeur et la poésie 1. Je désirerais que l'illustre auteur eût usó de la même réserve, et qu'il n'eût pas dépensé trois leçons consécutives à démontrer qu'Alfieri fut une espèce de fanfaron pohitique et un copiste du théâtre français. Nous ne savions pas vraiment que Victor Amédée II, qui eut quelquefois l'honneur d'être vaincu par Catinal, accrut ses états par la conquête de l'ile de Sardaigne ; que la langue habituelle du Piémont est un italien un peu corrompu fort semblable à l'italien de Venise 2; qu'Alfieri, introduit devant Pie VI, « fit une grande témérité, » il baisa la main du pape, privilége réservé aux cardinaux 3; » que depuis ses premières études, pour assurer sa gloire, il voulut passer en France, et que la saisie de ses livres l'enflamma de » la colère la plus implacable et la plus poétique qui soit ja» mais entrée dans l'âme d'un homme depuis feu le Dante 4 ; »

1 Cours de liller. franç., part. 1, leçon 24.

2 Ibid., part. 2, leçon 9. Les auteurs de l'Encyclopédie nouvelle nous apprennent que dans la première moitié de sa vie, Alfieri écrivit en piémontais; ■ car il n'avait d'abord d'autre idiome pour exprimer sa pensée, ⚫ que celui du Piémont, sa patrie; et ce fut dans l'idiome de la Toscane, où » se parle l'italien le plus pur, qu'il voulut écrire ses œuvres. » (Art. Alfieri, tom. 1, p. 285.) Ce qui revient à peu près à ce que dirait celui qui s'exprimerait en ces termes : J. Racine ne voulut point écrire ses tragédies dans le dialecte gascon, mais il préféra l'idiome français, qui est un peu plus pur. 3 Ibid., part. 2, leçon 9. Alfieri, racontant cette audience, dit que le pape ne consentit pas qu'il lui baisát les pieds; mais lui-même, me relevant de ses pieds où j'étais agenouillé, il me toucha paternellement la joue, pendant que j'étais dans cette humble posture. » (Vie, époq. 4, chap. 10.) Il raconte le baisement des pieds fait à Clément XIII, beau vieillard d'une majesté vénérable. (Ibid., ép. 3, chap. 3.) Il est permis de taire ou d'oublier ces minutics, mais il ne faut pas les dénaturer.

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4 Loc. cit., leçon 9.

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