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Une des marques infaillibles qui trahit le panthéisme déguisé des modernes, c'est le jugement qu'ils portent sur Spinosa. Quand vous verrez des philosophes louer, exalter, préconiser Spinosa, le regardant comme un homme qui a eu des pensées exactes sur la divinité, s'indigner contre ceux qui l'accusent d'athéisme, et en faire un saint dans ses mœurs et dans toute sa vie, tenez pour certain que ces apologistes sont infectés de la même lèpre que l'objet de leurs éloges. Pour moi, je trouve souverainement ridicule de louer le panthéisme de Spinosa, quand on ne le fait pas dans le but de justifier celui que l'on professe soi-même : ce cas excepté, je soutiens que quiconque met en doute l'athéisme réel de Spinosa, montre par son doute même, ou qu'il n'a pas lu, ou qu'il n'a pas compris ses ouvrages. Tel est, du reste, le jugement qu'ont porté les contemporains du juif hollandais, et que confirmera la postérité.

Quand on examine de plus près ses sentiments, dit Jean » Coler, on trouve que le Dieu de Spinosa n'est qu'un fantôme, » un Dieu imaginaire, qui n'est rien moins que Dieu; » et il le compare à l'athée dont parle le Psalmiste 1.

Burmann l'appelle « le plus impie athée qui ait jamais vu le » jour 2. » Comment donc M. Cousin a-t-il pu, s'il est de bonne foi, s'en laisser imposer par le mot de Dieu qu'emploie Spinosa à chaque instant, et par les autres hypocrisies qui abondent sous sa plume?

a Il se donne la liberté, continue l'auteur déjà cité, d'em>>ployer le nom de Dieu et de le prendre dans un sens inconnu à >> tout ce qu'il y a jamais eu de chrétien 3. »

Cet usage n'est pas particulier à Spinosa: il est commun à Vanini, à Hobbes, et aux athées ou mauvais théistes de ces temps-là. Que Spinosa attribue après cela à son Dieu l'unité substantielle, l'éternité, l'immensité, la nécessité, l'infinité et les autres attributs métaphysiques, peu importe; puisqu'il n'est

1 Collect. de vita Spin.- Spin. op., ed. Paulus, tom. 11, pag. 642. 2 Ibid., p. 645.

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pas un seul athée de profession qui ne soit contraint d'accorder à la nature toutes ou presque toutes ces propriétés. Qu'on lise le Système de la nature, et l'on verra que d'Holbach, ou le compilateur de ce livre, quel qu'il soit, décrit la nature à peu près comme Spinosa décrit son Dieu, bien que son langage soit moins métaphysique. Du reste, la métaphysique de Spinosa n'est qu'apparente, et sa psychologie se réduit au pur sensualisme de Condillac, comme on l'a déjà remarqué 1. Ajoutons que l'ontologie du juif hollandais se trouve infectée de matérialisme, soit parce que le matérialisme seul peut sortir de sa psychologie, soit parce qu'on ne saurait interpréter autrement le parallélisme qu'il établit entre la pensée et l'étendue qu'il regarde comme attributs de la divinité 2. Ce qui spécifie la véritable idée de Dieu, ce qui distingue la doctrine du théiste de celle de l'athée, ce sont les perfections morales dont la personnalité et la liberté sont le fondement. Spinosa donne à Dieu la pensée, en ce sens que les pensées des créatures sont les modifications d'un de ses attributs; mais il lui refuse l'unité personnelle pensante, c'est-à-dire, l'intellect et la volonté 3; il lui refuse la faculté de diriger des moyens vers une fin, il détruit l'axiôme téléologique et la nécessité des causes finales, et ne voit dans l'harmonie du monde que l'effet d'une aveugle fatalité 4; d'où il suit que Dieu n'a aucune liberté ni en lui-même, ni dans ses œuvres, qu'il agit et opère sous l'empire de la nécessité; qu'il n'est ni créateur, ni bon, ni juste; qu'il n'a ni sagesse, ni providence 5. La liberté et la moralité une fois refusées à Dieu, elles

1 JOUFFROY, Cours de droit nat. Paris, 1836, leçon 6, tome 1, p. 179,

180.

2 SPINOSA, Eth., part. 2, prop. 2.-Op., tom. 11, pag. 79.

3 Eth., part. 1, schol. prop. 17, prop. 31, 32.-Op., tom. 11, pag. 52, 53, 54, 62, 63.

4 Ibid., Append., prop. 36, pag. 69-73.

5 Eth., part. 1, corol. prop. 6, prop 16, 17; corol. prop. 17, schol. 2, prop. 29, 33, schol. 2, prop. 35. Append., prop. 36; part. 2, schol. prop. 3. Tom. II, pag 38, 51, 52, 53, 61, 64, 65, 66, 67, 68, 69, 73, 71, 79, 80.

ne sauraient se trouver dans l'homme; l'homme se trouve soumis à un inexorable destin, et ne doit reconnaître d'autre loi, d'autre devoir, d'autre droit, d'autre règle immuable que l'impétuosité de ses penchants et la force physique de la nature 1. Ce système est-il moins dégoûtant que celui de Hobbes? Et quel est le fataliste qui ait dit plus clairement que Spinosa :

« Il n'est pas plus en notre pouvoir d'avoir un cœur pur, une « âme pure, qu'un corps sain 2? »

Et cela en abusant d'un passage de saint Paul : Nous sommes sous la main de Dieu comme l'argile sous celle du potier 3.

Ne dit-il pas expressément, comme Hobbes, que l'état naturel de l'homme, c'est la guerre 4?

Je passe sous silence un grand nombre d'autres propositions non moins nauséabondes qu'il serait trop long de rapporter. Et c'est cet homme que M. Cousin ose comparer à l'auteur de l'Imitation, c'est-à-dire, à l'auteur du livre le plus beau, le plus pieux, le plus délicieux qui soit sorti de la main de l'homme; d'un livre qui donne l'idée la moins imparfaite de ce sentiment ineffable de la divinité qu'on trouve dans l'Ecriture! En vérité, on devrait, ce me semble, respecter un peu plus le bon sens de ses lecteurs et montrer moins de confiance en leur crédulité. L'athée Spinosa placé à côté de l'auteur de l'Imitation! M. Cousin n'a donc pas lu ces paroles :

« Quant à ce qu'enseignent certaines églises que Dieu a pris » une nature humaine, je déclare expressément que je ne sais D ce qu'elles veulent dire; bien plus, à dire vrai, ces paroles

1 Tract. theol. pol., cap. 2, 16, epist. 23, 25, 32. --Op., tom. 1. pag. 188, 359, seq. 513, 541, seq.-Eth., part. 1. Append., prop. 36; part 2, prop. 48; part. 4, schol. 2, prop. 37.— Tract. polit., cap. 2, § 3, 4, 6, 7, 8, 18, 22; cap. 3, § 13. · Op., tom. II, pag. 69., seq. 121, 122, 231. 232, 307, seq. 314, seq. 323.

2 In nostra potestate non magis est mentem quam corpus sanum habere. Epist. 25, tom. 1, pag. 518. Tract. polil.,'cap. 2, § 6, tome 11, p. 308. 3 In Dei potestate sumus, sicut lutum in potestate figuli. Tract. polit., cap. 2, § 22, tom. II, p. 315, 516.

4 Ibid., $14. p. 312, cap. 3, $13, pag. 323.

» ne me paraissent pas moins absurdes que celles qui énonce>> raient que le cercle a pris la nature du carré 1.

Il n'a donc pas lu ces autres :

<< Loin de vous cette pernicieuse superstition (la religion catholique); reconnaissez la raison que Dieu vous a don»> née, cultivez-la si vous ne voulez pas être mis au rang des >> brutes 2. »

Il n'a donc pas remarqué les autres blasphemes qui remplissent cette même lettre!

et

M. Cousin ne dit-il pas encore que le Dieu de Spinosa est le Dieu des juifs, et que le Dieu des juifs est un Dieu terrible? La contradiction et la légèreté ne pouvaient être mieux réunies: si je dis légèreté, c'est pour me servir du terme le moins dur, parce que nous avons d'autres preuves de la bonne foi de M. Cousin dans ses erreurs théologiques; sans cela, affirmer que le Dieu des juifs diffère de celui des chrétiens, citer en preuve un livre inspiré, attribuer à ce même livre un texte qui ne s'y trouve point, ce sont là des faits qui mériteraient d'être bien plus sévèrement qualifiés,

:

Du reste, M. Cousin ne me paraît pas heureux en fait de citations dans le morceau des Fragments que nous avons cité, il attribue ces paroles à Spinosa: Vita est meditatio mortis 3, paroles que je ne me souviens pas d'avoir trouvées dans les œuvres du philosophe athée; je n'y ai rencontré que cette proposition toute contraire:

« Homo liber de nulla re minus quam de morte cogitat, el » ejus sapientia non mortis, sed vitæ meditatio est 4. »

1 Quod quædam ecclesix addunt, quod Deus naturam humanam assumpserit, monui expresse ne quid dicant nescire; imo, ut verum fatear. non minus absurde mihi loqui videntur, quam si quis mihi diceret, quod circulus naturam quadrati induerit. -Epist. 21, tom. 1, p. 510.

2 Apage hanc exitiabilem superstitionem, et quam tibi Deus dedit rationem agnosce, camque cole, nisi inter bruta haberi velis. - Epist. 74, . li p. 699.

3 Frag. phil., tom. 11, pag. 166. Note.

4 Eth., part. 4., prop. 67, tom. II, pag. 254.

Elle est en parfaite harmonie avec les principes de morale et de métaphysique de tout le système. Spinosa, dans la pratique, a pu mener une vie sobre, équitable, retirée, honnête; mais que cette vertu apparente ne nous fasse pas illusion et ne nous éblouisse pas, car de tous les égarements de l'homme, le plus horrible c'est l'orgueil de ses pensées et sa révolte contre Dieu. Spinosa établit en propres termes que l'humilité et la pénitence ne sont point des vertus, et exclut ainsi de la vie morale deux habitudes qui en sont le fondement, d'après l'auteur de l'Imitation.

NOTE 22, P. 157.

Passage de Courier sur l'instinct servile des modernes.

« D'où vient donc, dis-moi, que quelque part qu'on s'arrête, Den Calabre ou ailleurs, tout le monde se met à faire la révé»rence et voilà une cour? C'est instinct de la nature; nous » naissons valetaille; les hommes sont vils et lâches, insolents, » quelques-uns par la bassesse de tous, abhorrant la justice, le » droit, l'égalité; chacun veut être, non pas maître, mais es> clave favorisé. S'il n'y avait que trois hommes au monde, » ils s'organiseraient: l'un ferait la cour à l'autre, l'appellerait » monseigneur, et ces deux unis forceraient le troisième à » travailler pour eux; car c'est là le point 2. » Ainsi écrivait Courier en 1806, de Crotone, la deuxième patrie de Pythagore. Le défaut qu'il signale dans ces admirables paroles est particulièrement propre aux Français, et Courier le confesse en appelant ses compatriotes le plus valet de tous les peuples 3. Il en

1 Eth., prop. 53, 54.

2 COURIER, OEuv. comp. Bruxelles, 1836, tom, iv, p. 109., 110. 3 Pamph. des pamph., tom. 1, p. 347.

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