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bable en quelque manière, chacun peut voir de lui-même quelles sont les conséquences. Je laisse démêler cela aux théologiens. Les théologiens ne peuvent se regarder comme blessés par ce magnanime mépris; car l'injure attaque la foi elle-même, et retombe sur le coupable, s'il ignore que tout galant homme est obligé de ne pas croire à l'aventure, et doit savoir, dans l'occasion, rendre raison de ses croyances. Du reste, Descartes fait preuve d'une évidente ignorauce, en pensant que l'on peut vraiment aimer Dieu sans le secours céleste, et que supposé un tel amour, il ne soit pas méritoire par lui-même. On peut disputer pour savoir si les forces de la nature suffisent pour inspirer un amour initial et philosophique, ou mercenaire, de la divinité connue par les lumières de la raison; mais que l'on puisse aimer Dieu d'un véritable amour, ou qu'un amour, quoique trèsimparfait, puisse se tourner naturellement vers Dieu, considéré comme auteur de la grâce, c'est un sentiment qui ne peut plaire à aucun catholique, pour peu qu'il aime sa foi. L'amour de Dieu, considéré comme auteur de la nature et de la grâce, est charité ou espérance, selon que l'affection s'adresse à la bonté divine, ou en elle-même, ou dans ses rapports avec les créatures; or, tout mouvement de charité ou d'espérance, quelque faible qu'on le suppose, ne peut naître naturellement dans le cœur de l'homme, soit à cause de son excellence intrinsèque, qui surpasse tout pouvoir fini, soit à cause de la condition spéciale de l'homme actuel, esclave d'une affection désordonnée, et pour lui-même, et pour les choses sensibles. C'est, de plus, une autre erreur de croire que le véritable amour de Dieu puisse être par lui-même non méritoire de quelque façon; car l'amour et le mérite sont corrélatifs comme la cause et l'effet. La propriété méritoire du véritable amour peut bien, à la vérité, être neutralisée par une condition extrinsèque qui se rencontre toutes les fois que la personne aimante est en état de péché, et que son affection ne suffit pas pour effacer ce péché, parce que l'acte vraiment vertueux ne peut être la source du mérite, qu'autant qu'il dérive d'une âme pure et sanctifiée; mais il n'en est pas moins vrai que cet acte, par lui-même, tend au mérite, et con

court effectivement à le produire quand une disposition conforme à son excellence anime l'âme de celui qui agit. En résumé, Descartes sépare deux choses qui sont inséparables; car la foi nous enseigne que sans la grâce on ne peut mériter, parce que sans la grâce on ne peut véritablement aimer. On voit donc avec combien de raison Ant. Arnauld écrivait, en 1669, que les lettres de Descartes « sont pleines de pélagianisme, et que, hors les » points dont il s'était persuadé par sa philosophie, comme est » l'existence de Dieu et l'immortalité de l'âme, tout ce qu'on >> peut dire de lui de plus avantageux, est qu'il a toujours paru » être soumis à l'Eglise 1. » Certes, il y a quelque différence entre ce jugement et celui que l'illustre théologien proférait vingt-huit ans plus tôt, en lisant les Méditations pour la première fois. Il avait enfin dépisté le renard.

Il est singulier que la première censure authentique de la philosophie de Descartes soit émanée de la congrégation de l'Index, dont le décret est du 20 Novembre 1663. Thomas, avec sa perspicacité ordinaire, s'étonne de ce décret, et Baillet l'attribue aux intrigues d'un particulier 2. Je voudrais en être étonné aussi, si Rome n'avait prouvé cent fois, dans d'autres circonstances, une sagacité incomparable à pénétrer au fond des doctrines, pour y découvrir, dans les principes, les dernières conséquences cachées aux yeux des contemporains. Certainement, les congrégations romaines ne s'attribuent pas l'infaillibilité, et elles pourront quelquefois être sujettes aux erreurs et aux infirmités de la nature humaine; mais j'oserai dire qu'aucune autorité scientifique ou religieuse n'a jamais eu, pour ainsi dire, un sens idéal et catholique, une faculté de deviner les corollaires renfermés en germe dans une doctrine, aussi exquise que celle qui brille dans un grand nombre de leurs jugements. Tandis que des hommes très-pieux, et aussi célèbres par la science que par le génie, séduits par une trompeuse apparence, saluaient le cartésianisme naissant comme un système favorable

1 OEuv., tom. 1, p. 671.

2 ARNAULD, OEuv., tom. XXXVIII, p. 19, not. A.

à la religion, sans s'apercevoir des germes funestes qu'il renfermait, les censeurs romains en eurent le pressentiment, et prononcèrent une sentence que depuis deux siècles la philosophie européenne entreprend de confirmer de la manière la plus solennelle, par ses propres œuvres.

NOTE 20, P. 137.

Malebranche n'est pas cartésien dans le premier principe de sa philosophie.

Le génie profondément philosophique de Malebranche le fait souvent sortir du cartésianisme, alors même qu'il prétend être cartésien. Ainsi, par exemple, quand il veut exprimer le procédé initial de l'esprit humain, il commence en disant : « Le » néant n'a point de propriétés; je pense, donc je suis 1. » De cette manière il change en proposition syllogistique, contre l'intention de Descartes, ce que celui-ci prenait comme un fait primitif. La proposition générale : le néant n'a aucune propriété, équivaut à celle-ci : l'être est, et elle se trouve ainsi placée à la tête d'un procédé psychologique, conforme à la doctrine de Malebranche, sur la primauté et sur l'universalité de l'idée de l'être. La méthode ontologique peut-elle être plus claire? Et en effet, la théorie sublime de la vision en Dieu serait contradictoire dans le procédé psychologique. Il ne faut pas croire que le passage cité des Entretiens soit une de ces sentences jetées au hasard dans le cours de la conversation, et dans laquelle il ne faut pas chercher la précision logique: car dans son grand ouvrage, Malebranche la répète et la confirme avec toute la rigueur doctrinale. « Il est certain que le néant ou le faux n'est » point visible et intelligible. Ne rien voir, c'est ne point voir; » penser à rien, c'est ne point penser. Il est impossible d'aper»cevoir une fa: useté, un rapport, par exemple, d'égalité

1 Entretiens sur la métaphysique, la relig, et la mort, entr. 1. tom. 1, p. 8.

>> entre deux et deux et cinq. Car ce rapport, ou tel autre qui » n'est point, peut être cru, mais certainement il ne peut être » aperçu, parce que le néant n'est pas visible. C'est là propre>ment le premier principe de toutes nos connaissances, et c'est >> aussi celui par lequel j'ai commencé les Entretiens sur la mé» taphysique; car celui-ci, ordinairement reçu des cartésieus, » qu'on peut assurer d'une chose ce que l'on conçoit claire»ment être renfermé dans l'idée qui la représente, en dépend; » et il n'est vrai qu'en supposant que les idées sout immuables, » nécessaires et divines 1. »

» Les preuves de l'existence et des perfections de Dieu, tirées » de l'idée que nous avons de l'infini, sont preuves de simple » vue. On voit qu'il y a un Dieu, dès que l'on voit l'infini, par» ce que l'existence nécessaire est renfermée dans l'idée de l'in>> fini,ou, pour parler plus clairement, parce qu'on ne peut voir » l'infini qu'en lui-même. Car le premier principe de nos con» naissances est que le néant n'est pas visible; d'où il suit que » si l'on pense à l'infini, il faut qu'il soit 2, »

NOTE 21, P. 138.

M. Cousin a de Spinosa une idée très-inexacte.

« Au lieu d'accuser Spinosa d'athéisme, il faudrait bien plu» tôt lui adresser le reproche contraire. »

Tel est le premier jugement porté sur Spinosa par M. Cousin dans son Cours de l'histoire de la philosophie 3; jugement qu'il a répété et même développé dans la dernière édition des Fragments philosophiques.

« Loin d'être un athée, comme on l'en accuse, Spinosa a » tellement le sentiment de Dieu qu'il en perd le sentiment de

1 Recherch. de la ver., liv. iv, chap. 2, Paris, 1736, tom. II, p. 349,

330.

2 Ibid., liv. vi, part. 2, chap. 6, tom. 111, p. 220.

3 Cours de l'hist, de la phil., leçon 2, tom. 1, p. 426.

» l'homme. Cette existence temporaire et bornée, rien de ce » qui est fini ne lui paraît digne du nom d'existence, et il n'y a » pour lui d'être véritable que l'être éternel. Ce livre, tout hé» rissé qu'il est, à la manière du temps, de formules géomé>>triques, si aride et si repoussant dans son style, est au fond » un hymne mystique, un élan et un soupir de l'âme vers celui » qui, seul, peut dire légitimement: Je suis celui qui suis. Spi> nosa est essentiellement juif, et bien plus qu'il ne le croyait » lui-même. Le Dieu des juifs est un Dieu terrible. Nulle créa»ture vivante n'a de prix à ses yeux, et l'âme de l'homme lui >> est comme l'herbe des champs et le sang des bêtes de somme » (Ecclésiaste). Il appartenait à une autre époque du monde, à » des lumières tout autrement hautes que celles du judaïsme, » de rétablir le lien du fini et de l'infini, de séparer l'âme de » tous les autres objets, de l'arracher à la nature où elle était » comme ensevelie, et, par une médiation et une rédemption » sublimes, de la mettre en un juste rapport avec Dieu. Spi»> nosa n'a pas connu celte médiation. Pour lui le fini est resté » d'un côté, et l'infini de l'autre; l'infini ne produisant le fini » que pour le détruire, sans raison et sans fin.... Sa vie est le » symbole de son système. Adorant l'Eternel, sans cesse en » face de l'infini, il a dédaigné ce monde qui passe; il n'a connu >> ni le plaisir, ni l'action, ni la gloire, car il n'a pas soupçonné » la sienne..... Spinosa est un mouni indien, un soufi persan, » un moine enthousiaste; et l'auteur auquel ressemble le plus ▸ ce prétendu athée, est l'auteur inconnu de l'Imitation de Jésus» Christ 1. »

On trouve peu de passages, même dans les œuvres de M. Cousin, où l'auteur montre, autant que dans celui-ci, toute la confiance qu'il a dans l'indulgence de ses lecteurs. Quand nous n'aurions point d'autre preuve de son panthéisme, il nous suffirait, pour nous en convaincre, de ces éloges outrés qu'il prodigue à l'athée hollandais, suivant en cela l'exemple des panthéistes allemands qui portent Spinosa jusqu'aux nues.

1 Frag. phil. Paris, 1838, tom. 11, pag. 164, 165, 166.

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