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Cette seule remarque suffit pour diminuer sensiblement ou même pour faire évanouir complètement le plaisir que l'on peut trouver dans la conversation ou la lecture. En effet, ce qui plaît dans une lecture ou dans un discours, c'est de pouvoir supposer que l'écrivain ou l'orateur en pense beaucoup plus qu'il n'en dit; alors, notre esprit, en voulant soulever le voile des paroles, se perd dans un je ne sais quoi de vague et d'indéfini qui le charme; mais s'aperçoit-il que sous les paroles il n'y a rien, ou qu'il y a moins qu'elles ne promettent, l'enchantement est détruit, on ne trouve plus le motif principal qui attache le lecteur ou l'auditeur à l'écrivain ou au narrateur, et qui le fait écouter avec attention et avec avidité. De ce défaut de correspondance entre les sentiments et les mots, il résulte pour le style français que, outre la pauvreté de la langue, il a moins de simplicité, de naturel, de force, que celui de nos anciens auteurs; on y trouve presque toujours quelque chose de forcé, d'ampoulé, qui répugne au génie pélasgique. Ce que je dis du style, on peut le dire encore de l'homme naturel et artificiel (puisque, selon Buffon, le style, c'est l'homme même), et encore de la manière dont on imite et dont on peint la nature. Ainsi, par exemple, les Romains de Corneille peuvent paraître tels sur les rives de la Seine; mais sur celles du Tibre, où s'est plus vraisemblablement conservé l'esprit de l'antique Latium, ces héros ne seraient que des Gradasse, dés Rodomont, des paladins, c'est-à-dire, des hommes nés à Paris et non point à Rome. Les Français donnent à tous les étrangers leur type moral et physique. Les héros de David sont tous français : dans la plupart des tableaux, la figure même du Christ est une figure française. L'héroïsme français n'est pas celui des anciens, des purs Germains, des Italiens du moyen-âge, de Napoléon, mais bien l'héroïsme chevaleresque des croisades, dont le modèle existe véritablement en France, mais que les Français ont reçu des Gaulois, et que les historiens anciens nous peignent non dans les Romains, dans Arminius, dans Viriate, mais dans Brennus, Valentin, Viridomare. Avez-vous vu certaines statues ou certaines peintures françaises représentant leurs preux, comme par exemple le prince de Condé (qu'ils nomment le grand Conde)?

l'avez-vous vu au milieu du feu de la mêlée, la perruque en tête et dans l'attitude d'un énergumène? comparez-le avec l'iconographie héroïque de l'antiquité, et ce seul parallèle vous fera comprendre mieux que les plus longs discours l'immense différence qui existe entre la France moderne et la Grèce antique ou l'ancienne Rome. L'Arioste, dont le sens est éminemment italien, trouva dans la chevalerie un type sérieux qu'il assaisonna de comique, et sans pousser, comme Cervantes, jusqu'à la caricature, il marqua l'art chevaleresque d'un cachet de ridicule que ne put effacer le génie tendre et profond, mais moins vigoureux, de Torquato. L'héroïsme antique, c'est-à-dire, grec et romain, et l'héroïsme chrétien, mais italien et héritier de la vertu romaine, a une simplicité incomparable, une gravité spontanée, une majesté sans affectation; il ne participe en rien à cet orgueil, cette légèreté, cette forfanterie de nos voisins. Il faut en dire autant de la langue, de la poésie, des beauxarts et de l'éloquence. La poésie lyrique françaisc est trop souvent une amazone en paniers, poudrée et attifée. Peu d'écrivains atteignent dans leur langue à la hauteur où Bossuet s'est élevé dans la sienne. Et cependant, je ne crois pas être parmi mes compatriotes le seul qui ne puisse admirer avec les rhéteurs français quelques passages de cet orateur, comme par exemple, le suivant : « 0 nuit désastreuse! ô nuit effroyable! où retentit » tout-à-coup comme un éclat de tonnerre, cette étonnante nou» velle: Madame se meurt! Madame est morte 1!! » Je demande s'ils sont proportionnés à la mort d'une princesse, ces éclats, ces exclamations, qui ne pourraient être plus grands si se réalisait le fractus illabatur orbis d'Horace et si l'univers brisé s'en allait en ruines. Celui qui voudrait dépeindre la chute des empires ou la fin du monde pourrait-il s'élever plus haut? Je ne dis rien de ce mot Madame qui représente à l'imagination la mignardise et l'afféterie des dames parisiennes : ce qui répugne au tant à la dignité et à la simplicité de l'oraison funèbre, qu'à celle de la tragédie. Ce défaut appartient à la langue et non à

1 Oraison fun. d'Henriette d'Angleterre.

l'orateur. Je ne m'arroge pourtant pas le droit d'accuser un auteur aussi illustre, aussi admirable que Bossuet, d'avoir manqué aux convenances selon la manière de voir des Français : je me borne à dire que nous autres Italiens, nous apprécions difficilement de telles beautés, qui ne seraient peut-être pas appréciées davantage d'un Grec ou d'un Romain du vieux Latium; car je ne puis me figurer Démosthènes, Cicéron, saint Athanase, saint Chrysostôme, saint Grégoire de Nazianze, écrivant ou parlant avec cette exagération. Puisque j'ai commencé à blasphémer, je ne m'arrêterai point ici : je ne contesterai point à Mirabeau une grande force d'esprit et d'expression, mais je suis tenté de rire, quand je l'entends comparer à Cicéron et à Démosthènes, et je me rappelle P. Corneille, qui, en toute sincérité, mettait Virgile après Lucain; car, sous ce rapport, Mirabeau est, à mes yeux, le Lucain de l'éloquence; et ces traits vigoureux, à la vérité, mais ampoulés, convulsifs et frénétiques que l'on cite dans ses harangues, ressemblent autant au sublime des orateurs de l'antiquité, que les chambres représentatives de Paris ressemblent au sénat de l'antique Rome,

Si nous voulons maintenant parler en particulier de la manière d'écrire la plus estimée en France aujourd'hui, nous lui trouverons une ressemblance étonnante avec celle qui était en usage en Italie pendant le xvIIe siècle. Il serait facile de trouver dans Chateaubriand, Hugo, Lamartine, une foule de passages qui, traduits littéralement en italien, sembleraient écrits par Ferrante, Pallavicin, Tesauro, Fiamma, Achillini, Ciampoli, Preti, et quelques autres poètes ou prosateurs des plus piLoyables qui souillèrent notre littérature pendant le cours du XVIe siècle. Je ne veux point conclure de là que les écrivains français que je viens de nommer soient de mauvais auteurs, je veux seulement constater un fait, sachant du reste parfaitement que la France n'est pas l'Italie, et que notre siècle n'est pas le xvi.

A propos des observations de Vico, déjà citées, sur le génie philosophique des Français, il ne sera pas sans intérêt de les voir confirmer par un Français plein de sagacité, je veux dire

par d'Alembert, qui parle ainsi de sa propre nation : « Tout ce » qui se rapporte aux sentiments ne peut être l'objet de longues » recherches et cesse de plaire, quand on ne peut l'acquérir > en peu de temps; de là vient que l'ardeur avec laquelle nous » l'embrassons est bientôt éteinte; et l'esprit, qui en est dégoûté » aussitôt qu'il est rassasié, se jette sur un autre objet, qu'il » abandonne bientôt de la même manière. Le contraire a lieu » pour la vérité : l'esprit ne peut l'acquérir, quand il la cherche, » que par la méditation; et pour la même raison, sa satisfac» tion est proportionnée à la longueur de l'étude qu'il a employée à sa recherche 1. »

NOTE 9, P. 45.

Sur la suprématie de la France.

a La France gouverne le midi de l'Europe, et c'est toujours » un peu le passé de la France, qui est le présent de l'élite des » populations du Portugal, de l'Espagne et de l'Italie. Ces belles » contrées sont en général, et dans la philosophie en particulier, » ce que les fait la France. Leur présent est le passé de la » France, l'avenir de la France décidera de leur avenir 2. >>

Il ne m'appartient pas de parler des Espagnols et des Portugais, c'est à eux de voir si M. Cousin a tort ou raison. S'il a raison, et que leur avenir soit celui de la France, les malheureux sont bien à plaindre. Quant à l'Italie, il est très-vrai que le vulgaire, c'est-à-dire, le plus grand nombre, marche sur les pas des Français; mais le vulgaire (je ne dis pas le bas peuple), quoique élégamment vêtu, n'est pas l'élite de la nation. M. Cousin, qui a voyagé en Italic, a dû y observer les singes et non les hommes.

1 Disc. prél. de l'Encyclopédie. - Dans Stewart, Ess. phil., ess. 3. 2 Introd. à l'hist. de la phil., leçon 13.

NOTE 10, P. 48.

L'hétérodoxie moderne n'en est peut-être point encore à sa fin.

Quelqu'un demandera peut-être si, selon nous, l'hétérodoxie moderne, dans la spéculation et dans la pratique, touche à sa fin; ou, en d'autres termes, si le cycle des révolutions est achevé. Car l'hétérodoxie est toujours une révolution qui arrive dans la vie civile ou intellectuelle des hommes. Toute révolution est une négation de la souveraineté, c'est-à-dire, de l'Idée : les révolutions intellectuelles nient l'Idée parlante, les révolutions politiques nient l'Idée gouvernante, et après avoir subi différentes phases, elles finissent par le renouvellement de l'empire légitime, c'est-à-dire, idéal, ou, comme on dit aujourd'hui, par une restauration, pourvu qu'on n'entende pas cette expression comme les légitimistes français. Je dis donc, pour parler en général, que la restauration européenne dépend des princes et des peuples. Si les peuples s'obstinent à ne point vouloir revenir au bien antique, si les princes veulent maintenir ou renouveler les vieux abus, le mal qui nous afflige durera, et le monde sera troublé par de nouveaux bouleversements. J'avoue que l'aveuglement des peuples et des princes m'épouvante. Les uns et les autres montrent une étonnante opiniâtreté à conserver, à caresser ce qui les tue, et à rejeter ce qui pourrait les sauver. Les peuples aiment l'impiété et la licence: les rois recherchent le despotisme. Et où la bourgeoisie et la noblesse participent au gouvernement, comme en France et en Angleterre, elles ne se montrent ni plus sages ni plus humaines que les rois; car elles ne songent qu'à jouir de leur pouvoir, au lieu de l'employer à l'amélioration et au bonheur des classes plus nombreuses de la nation. Si l'on continue à marcher dans cette voie, Gracchus et Spartacus, Ziska et Robespierre ensanglanteront de nouveau l'Europe; la fin de notre siècle, semblable à celle du précédent, fera verser bien des larmes à notre postérité.

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