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centaines. Cette amélioration, peut, il est vrai, paraître plus spécieuse que réelle. Les écrivains du jour se louent en face et dans leurs écrits, mais dans le fond du cœur et en arrière, ils se mordent, ils se déchirent comme autrefois. Ces procédés sont plus prudents, sans doute, mais ils me paraissent un peu moins généreux; et si la politesse s'en contente, je ne sais trop si la loyauté et la charité chrétienne pourraient s'en accommoder. De plus, s'il faut éviter les injures, la flatterie n'est pas moins condamnable. Ces louanges fades et exagérées qui remplissent aujourd'hui les livres soulèvent le dégoût. Si l'arène littéraire n'est point un champ de bataille, elle est encore bien moins une salle de bal, et l'écrivain doit bien se donner de garde d'imiter ces cavaliers qui complimentent leurs dames. S'il fallait donner dans quelque extrême, j'aimerais bien mieux voir imiter aux écrivains la fière et mâle rudesse des athlètes, que l'afféterie, les courbettes, les allures molles et efféminées d'un petit-maître. Certes, les anciens ne parlaient pas, ne louaient pas ainsi. Et je ne puis pas plus m'imaginer Démosthènes et Cicéron, Thucydide et Tacite, le Dante et Michel-Ange se pliant à l'étiquette moderne, que je ne puis me les figurer se conformant aux modes des rives de la Seine, soit pour les habits, soit pour les gestes.

NOTE 5, p. 33.

Sur l'Encyclopédie nouvelle.

Bien loin de réfuter une foule d'auteurs modernes qui pensent autrement que moi sur divers points traités dans mon ouvrage, je me dispense même de les nommer; je dois, à cause de cela, donner les raisons de mon silence. Quelquefois je me tais par pure ignorance. Comme dans ma position de fortune il m'est impossible de prendre connaissance de tous les livres qui s'impriment seulement en France et en Italie, je ne puis raisonnablement en parler, car je ne saurais me confor

mer à l'usage si répandu, de discourir des choses et des livres sans les connaître. D'autres fois, et c'est, je l'avoue, ce qui arrive le plus souvent, je me tais pour un autre motif que je laisserais volontiers deviner au lecteur, si je ne devais le déclarer pour ma justification. Je crois que pour les auteurs et pour les lecteurs, l'intérêt de la science, le prix du temps défendent de citer les ouvrages qui ne s'élèvent pas au-dessus du médiocre, soit par la doctrine qu'ils contiennent, soit par le génie de leurs auteurs. Tout ce qui est trivial, léger ou vulgairement paradoxal, ne mérite pas même d'être nommé. On serait infini, sans aucun profit pour ses lecteurs, si l'on voulait suivre toutes les inepties, les étrangetés, les sottises qui s'impriment à la journée. Il suffit d'établir les principes relatifs aux différentes doctrines actuellement en cours, et qui peuvent en montrer la valeur. C'est aux journaux qu'il appartient de réfuter avec érudition les livres médiocres qui apparaissent chaque jour. Je dis aux bons journaux, qui sont ce qu'ils doivent être. Car un bon journal n'est pas la science, mais la censure de ceux qui cultivent la science. L'écrivain qui compose un livre ne doit faire cas que des ouvrages de poids, et certes, celui qui voudra traiter de philosophie, ne sera pas beaucoup embarrassé; car jamais le bon en ce genre ne fut plus rare qu'aujourd'hui, jamais le chétif et le médiocre ne furent plus abondants. En voilà assez pour me faire excuser de ne rien dire absolument sur certains livres modernes, sans me préoccuper du jugement qu'en portent les arbitres de la mode. De ce nombre, je place une lourde compilation qui se compose en France sous le titre d'Encyclopédie nouvelle. Ses auteurs, sortis de l'école saint-simonienne, ont commencé à publier leurs idées dans une feuille périodique intitulée Revue encyclopédique. Or, que dire d'une secte qui commence par un journal et finit par un dictionnaire? Avec quelque bien, les journaux et les dictionnaires scientifiques ont fait au vrai savoir tant de mal, qu'on ne peut porter un jugement bien favorable sur la profondeur philosophique de ceux qui ne savent point employer d'autre forme pour rendre leurs idées. Les journaux et

les dictionnaires répugnent absolument à l'unité, à la symétrie, à l'enchaînement, à la précision, à la concision, à la clarté, en somme, à tout l'organisme scientifique; ils font de la science par morceaux et rendent tout ordre impossible. Ils introduisent le chaos dans les doctrines, y mettent une foule de lacunes et de répétitions inévitables. Par là, ils plaisent aux lecteurs frivoles, mais ils rebutent et dégoûtent ceux qui cherchent dans les livres un aliment solide et nutritif. Que l'on veuille bien le remarquer, je parle ici des journaux qui s'écartent de la fin qu'ils doivent se proposer. Un esprit peu commun, mais sceptique comme Bayle, a pu préférer l'ordre désordonné d'un dictionnaire, comme se prêtant mieux à son système; mais cette manière de composer doit répugner à tout grand philosophe dogmatique, à tout esprit créateur. Au siècle dernier, une secte tendant à détruire tout ordre établi, conçut l'idée d'une encyclopédie qui répondait admirablement à ses vues; et en effet, cette œuvre parvint à tout renverser, et à bannir de la France la religion et la véritable science. Mais les instruments à l'aide desquels on abat et on réduit un édifice en poudre, ne sont pas ceux qui peuvent servir à le réédifier; par où l'on voit combien il est ridicule de vouloir restaurer la science et rétablir la religion au moyen des encyclopédies et des autres ouvrages de ce genre, qui, par leur forme seule, ne peuvent avoir de profondeur. Les auteurs de l'Encyclopédie nouvelle se proposent, il est vrai, de continuer la tradition du XVIe siècle. La tradition! mais quelle tradition peut-il y avoir à suivre les traces des philosophes les plus anti-traditionnels qui se soient jamais vus au monde ? A moins que l'on ne veuille puérilement jouer sur les mots, la tradition ne peut consister à répéter et à suivre les extravagances d'une génération isolée de penseurs, mais bien à garder l'enseignement qu'une chaîne non interrompue rattache aux principes du genre humain. Les auteurs de l'Encyclopédie nouvelle prétendent, il est vrai, conserver cette chaîne; mais comme ils rejettent la vérité historique des monuments qui en sont le premier anneau, comme ils troublent l'empire de la critique par l'emploi des aberrations germaniques sur les mythes et

les symboles appliqués indistinctement à toutes les parties de l'antiquité, dès lors, les dogmes traditionnels sont sans valeur et modelés, comme une cire molle, aux caprices de l'esprit, ils deviennent ce qu'il plaît à chacun de les faire. Pour ce qui est de la doctrine, les nouveaux encyclopédistes laissent beaucoup à désirer 1; et s'ils l'emportent quelquefois sur les incrédules du siècle passé, il ne faut point oublier que l'ignorance de ceux-ci était, en matière de religion, je ne dirai pas extraordinaire, mais presque fabuleuse. Toutefois, suffirait-il de surpasser Thersite, pour être un Achille de force et de valeur? Mais ce qui est plus admirable encore, c'est que les modernes encyclopédistes ont en haute estime le mérite de leurs prédécesseurs; ils les tiennent pour victorieux, et, dans l'appréciation qu'ils font de la valeur des autres, ils donnent la mesure de la leur propre. Ils disent franchement que la lutte entre la philosophie et le christianisme est finie désormais; que la continuer serait poursuivre inutilement la victoire 2. Ils affirment d'un ton plus ridicule encore que la philosophie « a triomphé » du christianisme en l'attaquant par son côté faible, c'est-à» dire, en pulvérisant ses mythes et ses symboles 3. »

Certes, quand un écrivain vient dire d'un ton grave et sen

1 Remarquez que je parle seulement des parties de l'Encyclopédie nouvelle qui ont rapport aux sciences spéculatives et religieuses.

2 Article Christianisme, t. III, p. 555.

3 Ibid., p. 556. Prenez garde à la singularité de l'expression. Comment peut-on réduire en poudre ce qui n'existe pas ? Comment, pour réduire en poudre des mythes et des symboles on veut employer la philosophie? Et comment réduire en poudre des mythes et des symboles? Cette belle phrase doit signifier ici réfuter, puisqu'il est question de doctrines: or, on ne peut réfuter que l'erreur; comment sera-t-il donc possible de réduire en poudre des mythes et des symboles, c'est-à-dire, des fables et des allégories ? Autant vouloir réfuter les Métamorphoses d'Ovide ou la langue latine. Nos nouveaux encyclopédistes voulaient dire que la philosophie a réduit en poudre le christianisme, en mettant ses dogmes et ses miracles au rang des symboles et des mythes; ils le voulaient, mais ils ne l'ont pas dit, et, au lieu d'énoncer une fausseté, ils proferent (sit venia verbo!) une sottise. Cette ignorance de la langue est très-fréquente, pour ne pas dire continuelle, chez nos illustres compilateurs.

tencieux que les croyances religieuses de Bacon, de Leibniz, de Newton, de Pascal, de Bossuet, de Vico, d'Euler, ont été réduites en poudre par Voltaire, Diderot, d'Holbach, les déistes anglais ou les rationalistes allemands; quand un écrivain parle de la sorte, sans se douter même qu'il compromet sa propre dignité et la gravité de ses lecteurs ou de ses auditeurs, il n'y a qu'un seul sentiment qui puisse étouffer le rire inextinguible dont parle Homère: c'est cette impression de pitié que provoque la vue des victimes d'une erreur monstrueuse et déplorable. En effet, quoi de plus singulier que de chanter victoire .après une défaite? que de vouloir changer en marche triomphale une fuite ignominieuse? Citez-moi seulement un point sur lequel le christianisme ait été réduit en poudre par la philosophie, et je me condamne à un éternel silence. Si quelqu'un de mes adversaires acceptait le défi, qu'il prenne bien garde de ne prouver par là que son ignorance; car j'ai connu bien des hommes très-instruits dans telle ou telle branche des sciences profanes et en même temps irréligieux; mais des hommes tout à la fois irréligieux et versés dans la connaissance de la religion, je n'en ai jamais connu un seul. Quant à nos nouveaux encyclopédistes, je crois qu'ils se sont persuadés cette singulière opinion, dans le désir d'avoir un terrain net et dégagé pour y élever un nouvel édifice, sans avoir l'embarras de démolir l'ancien, et sans courir le risque de bâtir en l'air. Il était possible dans le paganisme de faire des découvertes religieuses; on le peut encore hors du christianisme; dans tous les cas, cependant, si ces inventions nouvelles prennent racine, elles seront un renouvellement, et non une innovation. Mais partout où règne le culte chrétien, partout où il est connu, la tentative ne peut réussir. Car le type du vrai, qui brille à tous les yeux, ne saurait le permettre; la connaissance de l'original démasque les mauvaises copies, et ferme toute voie au fanatisme et à la fraude. Voilà pourquoi les fruits de cette espèce meurent avant de naître, et ne sont que de chétifs et ridicules avortons 1. L'exemple récent et national des

A Considérations sur les doctrines de V. Cousin, c. 3, no x, p. 188-193

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