Page images
PDF
EPUB

bles sont presque toujours des hommes à trempe ardente et à grandes passions? La pure méchanceté est très-rare, si toutefois elle se rencontre chez les hommes. Le brigand luimême est la victime malheureuse de cette maladie qui travaille notre nature. Et si, malgré cela, vous haïssez le voleur, si vous détestez l'homme qui a répandu le sang de son frère, n'aurez-vous pas en abomination l'auteur d'un mauvais livre, qui est spoliateur, homicide des âmes, et coupable d'autant d'assassinats qu'il y a de malheureux à qui il enlève la foi et l'innocence? Si nous pouvions voir réunis devant nos yeux les homicides moraux que commet, dans le cours de quelques générations, un écrit impie ou immoral, mais célèbre, nous serions saisis d'horreur; nous verrions que si la valeur morale des actions dépend en partie de leurs effets, aucun crime, peut-être, n'est comparable à celui-là. Mais le poète anglais a racheté ses erreurs en consacrant sa fortune et sa vie à la cause sacrée des Grecs. Oui, il a aidé les Grecs de son temps; mais il a nui et il nuira à toute l'Europe, tant que dureront ses écrits, école d'impiété et de corruption. Il favorisa les intérêts politiques d'un peuple qui en était trèsdigne; mais en foulant aux pieds la vertu et la religion, il a coopéré à la dépravation de ces populations elles-mêmes, qu'il voulait soustraire au joug des Turcs. Or, je ne sais s'il est une balance où ce bien pourrait faire contre-poids à ce mal, à moins, peut-être, que ce ne soit celle de notre siècle, à laquelle toutefois je m'en rapporte. Plusieurs tiennent Voltaire absous de ce lourd bagage d'obscénités et de blasphêmes qui encombrent ses écrits, pour quelques bonnes maximes qu'on y rencontre; et ils l'appellent bienfaiteur de l'humanité, parce qu'il a écrit sur la tolérance et fait déclarer innocente la mémoire de quelque homme juste opprimé. A ce compte, je l'avoue, Byron aussi est très-bien justifié. Mais alors, je ne vois pas comment on peut rire des casuistes flagellés par B. Pascal dans ses Provinciales; ceux-ci, avec tout

leur relâchement, auraient eu horreur de mettre en avant un acte de vertu politique pour excuser des écrits impies et obscènes. A tout prendre, si je ne puis admirer la doctrine, j'admirerai du moins la simplicité et l'ingénuité de nos nouveaux moralistes, qui ne s'aperçoivent pas qu'en faisant l'apologie de Byron, ils font une amère satire d'eux-mêmes et du siècle dans lequel ils vivent (6).

Ces sentiments, et la liberté avec laquelle je les exprime, ne peuvent me gagner ni approbateurs ni amis chez mes contemporains; ils m'attireront plutôt la haine ou le dédain d'un grand nombre. Je crois ne pas me tromper moi-même, et pouvoir protester dès maintenant que je ne rendrai ni rancune aux malveillants, ni dédain peut-être aux dédaigneux. Il me manque beaucoup du côté de la nature et de la fortune; mais je rends grâce à la Providence de m'avoir accordé deux biens quelque fermeté pour m'attacher à ce que je crois bon et vrai, et un cœur qui peut se suffire à lui-même et se passer, pour être heureux, de l'approbation et des louanges de la multitude. Si donc, parce que je fais profession d'être catholique, je me vois taxé de faiblesse d'esprit, d'idiotisme, d'ignorance de la civilisation du siècle, de manie pour les vieilleries les plus usées, d'incapacité pour apprécier l'exquise perfection du savoir moderne, je le supporterai patiemment. Si l'on m'accuse de ne pas aimer la liberté, parce que je hais la violence dans la conquête et la licence dans la possession de ce trésor; ou d'être un cerveau échauffé, parce que je déteste le despotisme, et que je désire pour ma patrie un état de choses plus digne de sa grandeur, je ne m'étonnerai point de l'accusation, et je n'y donnerai pas grande importance. Si mes spéculations philosophiques sont méprisées, comme des abstractions inutiles ou des niaiseries scholastiques, indignes d'examen, je n'en serai pas même fort troublé (7). La conscience que j'ai de ne point mériter ces imputations et les autres du même genre, me consolera suffisamment. Un seul

soupçon me serait lourd à porter, et la considération de son injustice ne suffirait pas peut-être pour en adoucir l'amertume: c'est qu'on ne crût pas à la sincérité de quelqu'un de mes sentiments, qu'on pensât qu'ils ne sont pas tous dictés par un ardent amour pour ma patrie. Je puis errer par vice de l'entendement; je ne puis errer en péchant par la volonté ni par le cœur. Je travaille à exposer aux Italiens ce que je crois vrai et utile, sans chercher si cela plaît encore, si cela est conforme à l'opinion de tous ou du grand nombre. Je le dis sans hésitation, sans détour, sans voile; je le dis franchement et hardiment comme je le pense, comme doit parler à des hommes généreux quiconque ne s'estime pas indigne de leur société. Si je donne dans l'erreur, que d'autres me redressent; mais que nul ne m'accuse d'aimer peu ma patrie; car je parle sincèrement, car je ne recule pas lorsqu'il se présente à dire des choses utiles, qui seront en même temps dures et désagréables. Le mensonge seul est une injure, et de tous les ennemis qu'on puisse avoir, les pires sont les flatteurs.

Pour moi, je me croirais pire qu'un flatteur, si je partageais lâchement l'opinion de ceux qui veulent rendre l'Italie heureuse, en lui insinuant l'amour des choses et des usages étrangers. Contre ceux-là j'ai écrit ailleurs, et ici encore je ne garderai pas le silence, et je parlerai, s'il plaît à Dieu, tant que j'aurai vie; car c'est là un de ces points sur lesquels je ne puis pas plus craindre de me tromper, que je ne puis douter que je sois italien. Les étrangers ont toujours nui à l'Italie, non moins par leur influence morale que par la force et les armes. Il est né au siècle passé, et elle fleurit encore, une secte de gallomanes 1, gens qui voudraient tirer de Paris, avec les modes de la toilette, les trois éléments de la civilisation :

1 Dans une lettre écrite en français et adressée à la Revue des Deux Mondes, M. V. Gioberti lui-même a traduit ainsi le mot italien gallizanti gallomanes, comme nous disons en français anglomanes. (N. du T.)

la philosophie, la religion, la langue. Nul aliment n'est de leur goût, s'il n'est français, ou pour le moins assaisonné à la française. Les Français sont assurément une très-illustre nation; ils ont produit de grands hommes et fait de grandes choses; ils possèdent plusieurs inventions et institutions que nous ferions sagement de nous approprier; ils ont, sous plus d'un rapport, bien mérité de la liberté civile et politique de l'Europe; ils paraissent destinés à être les alliés de l'Italie, quand l'Italie sera redevenue une nation. Mais leur génie national est très-différent du nôtre, et en tout ce qui concerne, non les liens politiques, non le matériel et le positif de la vie extérieure, mais le moral, en ce qui touche à la vie intime des esprits et des âmes, nous devons nous garder soigneusement de les imiter. Autrement nous prendrions ce qu'ils ont de mauvais, et non ce qu'ils ont de bon. Car comme il est impossible de dépouiller sa personnalité et de changer de nature, quiconque s'obstine à vouloir le faire ne réussit qu'à copier les défauts d'autrui. Ainsi en arrive-t-il aux gallomanes, qui troquent l'or de la patrie contre le clinquant étranger. Acte souverainement indigne et souverainement ridicule, qui doit faire rire les Français eux-mêmes; car il n'est pas croyable qu'en traitant avec nous, ils aiment mieux trouver des singes que des hommes. Les rapports civils des nations, loin d'exiger qu'aucune d'elles abjure son caractère propre, pour prendre celui d'une autre, veulent au contraire que toutes conservent à l'envi leur propre nationalité; autrement les peuples perdraient leur moi individuel, et avec lui toute leur valeur. La France et l'Angleterre sont unies; toutefois les Français se moquent, et à très-bon droit, des anglomanes; et nous, nous applaudirions aux gallomanes, qui ne plaisent pas même aux Français; car, s'il m'en souvient, Sevelinges1 traite assez mal les auteurs italiens qui ignorent leur propre langue, et chamar

↓ Préface à la traduction française de l'Histoire d'Amérique de Bolla.

rent leur style de gallicismes. Mais comment s'étonner de ce qu'on préfère parler et écrire français plutôt qu'italien, puisqu'on néglige d'étudier sa propre langue? Combien d'Italiens lisent nos classiques? Et pourtant on dévore en Italie les plus minces romans imprimés sur la Seine. Combien étudient la philosophie dans Cousin, et n'ont point ouvert un volume de Galluppi, le premier pourtant de ses contemporains qui ait traité la psychologie avec le bon sens italien! Combien ne connaissent Vico que par le méchant abrégé d'un auteur français! Combien admirent la prose poétique ou frénétique de nos voisins, et méprisent la pure et sage diction des Botta, des Leopardi, des Giordani! Combien se plaisent dans la prose rimée dont Lamartine va déchirant sa renommée de poète, qui vilipendent Monti, et n'ont souci d'Arici ni de Niccolini ! Cicéron, qui parlait une langue beaucoup moins parfaite que le grec, affirme qu'après avoir lu une tragédie de Sophocle dans l'original, il se plaisait à la relire dans la mauvaise traduction d'Attilius ; et moi, j'ai rencontré en Italie plus d'un Italien qui ne connaissait Manzoni et Pellico que par les versions françaises. Cette incroyable folie serait encore supportable, si elle ne s'étendait pas au-delà de la littérature, ou de quelque rameau secondaire de la philosophie; mais elle a envahi les plus nobles et les plus importantes parties de nos connaissances, elle a infecté dans ses sources la sagesse civile. Depuis un siècle, les Italiens s'obstinent à vouloir chercher en France la philosophie et la religion, quand justement, depuis un siècle et plus, les Français ont perdu religion et philosophie! Je démontrerai ce point dans cette introduction ; et je le signale ici, pour avoir occasion d'admirer notre discernement, qui s'en va chercher des biens, dont nous pourrions abonder, dans un pays où ils ne se trouvent pas. Plusieurs se lamentent, disant que les livres italiens sont vides d'idées, de

1 De Fin, 1. 2.

« PreviousContinue »