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priùs fuerit in intellectu 1. Je le démontrerai ailleurs. Qu'on ne croie pas, du reste, que cette maxime mènerait à l'idéalisme ontologique. Les idéalistes disent que la sensation n'est autre chose que l'Idée transformée, et ils lui refusent, comme sensation, toute réalité. La cause de leur erreur se trouve dans leur formule ontologique, dont la formule psychologique n'est qu'une traduction et un calque. De même qu'ils refusent à l'Idée la faculté de créer dans la sphère des choses réelles, de même ils sont contraints de la lui nier dans l'ordre de la connaissance. Mais cette question sera traitée en son lieu.

C'est à la prédominance du sensisme dans l'âge moderne qu'il faut principalement attribuer la détresse à laquelle la philosophie est aujourd'hui réduite (67). Qu'on lise les ouvrages qui nous restent de plusieurs philosophes illustres de l'antiquité, qu'on essaie de recomposer les systèmes des autres avec les fragments de leurs œuvres qui ont échappé à la destruction du temps, et que l'on compare ensuite, en faisant abstraction des époques, l'idée que les anciens avaient de la philosophie avec ce que nous possédons actuellement d'œu vres philosophiques, je n'hésite pas à le dire, on sera porté à croire que les anciens sont modernes, et réciproquement ; en d'autres termes, que le progrès de l'esprit humain s'est fait à rebours, que sa marche a été celle des écrevisses. Lisez seulement la métaphysique d'Aristote, et parmi les questions que cet illustre sage a approfondies, ou au moins touchées, voyez combien il s'en trouve qui sont de nos jours, je ne dirai pas négligées, mais ignorées, non pressenties même, et par qui? Par le plus grand nombre de ces philosophes qui, permettez-moi de le dire, sont les ennemis de la science, bien qu'ils en soient regardés comme les rois. Que dironsnous des philosophes arabes, indiens, chinois, pourtant si

1 Hégel en dit autant, mais dans un sens panthéistique très-différent du notre.

imparfaitement connus? Dans les Oupanischads et les Taotchings, l'Idée domine plus que dans les neuf dixièmes des philosophes français qui ont paru depuis les jours d'Abélard jusqu'aux nôtres, si l'on excepte S. Bernard, Gerson, Malebranche, et les illustres théologiens du XVIIe siècle. Que dirons-nous de cette sagesse, la plus antique de toutes, dont l'éclat perce à travers les symboles, les traditions et les fables de l'Inde, de la Perse, de la Chaldée, de la Phénicie, de l'Egypte, des populations pélasgiques, helléniques, celtiques et germaniques? Enfin, dans les ruines américaines, on devine une manière de philosopher supérieure en plusieurs parties à celle de notre siècle. Les vastes dimensions, et, pour ainsi parler, les proportions encyclopédiques et gigantesques de la philosophie se sont conservées au moyen-âge même, autant que le permettait la grossièreté de ces temps, grâce à l'autorité souveraine dont jouissait Aristote, et à la largeur de l'Idée catholique.

Mais de nos jours, la philosophie, hors de l'Allemagne, est réduite à deux ou trois points de psychologie; il y a plus, pour un grand nombre, elle est toute dans l'unique question de l'origine des idées. Sans doute cette question est importante, mais elle ne peut être traitée comme il faut et nettement résolue que conséquemment à plusieurs autres, et en particulier à plusieurs théorèmes ontologiques. La raison en est qu'on ne peut connaître la génération des idées, si l'on ne connaît auparavant la génération des choses, puisque pour nous la seconde est la dérivation et l'expression de la première. Les Allemands sont, en partie, exempts de ces défauts; leur méthode n'est pas, à la vérité, la vraie méthode ontologique, mais elle s'efforce de l'être; le cercle de leurs connaissances occupe un large espace, et il est parfois vicieux par trop grandeur, défaut d'une science qui veut empiéter droits d'autrui. Seulement, la philosophie allemande est rongée par le ver du panthéisme, qui empêche le génie de ceux

sur

de

les

qui la cultivent de porter les fruits qu'on pourrait en attendre. Mais pour en revenir aux systèmes dominant dans les autres provinces de l'Europe, je dis que s'ils sont mesquins et grèles, comparés aux anciens, c'est un effet du sensisme, qui en infecte les racines. Tandis que les meilleurs philosophes de l'antiquité tiennent plus du génie chrétien que du caractère païen, les philosophes modernes, au contraire, se rapprochent moins de l'Evangile que des fausses religions antérieures à sa promulgation. Et cela se conçoit facilement, quand on considère que les doctrines anciennes, celles des platoniciens et des pythagoriciens, par exemple, étaient des ruisseaux moins éloignés de la source de la révélation primitive, que ne le sont des sources chrétiennes, le psychologisme et le sensualisme modernes. Les premières étaient traditionnelles, autant que le comportaient les ténèbres du paganisme; le psychologisme et le sensualisme moderne sont essentiellement hétérodoxes, et ils ont brisé tout lien avec la religion. La liberté effrénée dont ils se targuent est le ver qui les dévore, et qui les mène à une mort honteuse.

Outre que les sensistes sapent par les fondements toute spéculation, en plaçant dans les sensibles la base de toute connaissance et de toute existence, ils font plus encore : ils tuent, pour ainsi dire, toute discussion et toute science, et nuisent à toutes les parties de l'encyclopédie. A première vue, on pourrait croire que leur méthode de philosopher est utile aux sciences d'observation et d'expérience, en ce qu'elle convertit la philosophie elle-même en une science de cette espèce, et en ce qu'elle en fait, pour ainsi dire, une branche de la physique. Mais quiconque réfléchit attentivement, ne tarde pas à se convaincre du contraire. Sans pénétrer dans la nature la plus secrète des sciences naturelles, ce qui exigerait un long travail, je me contente de noter que, comme toutes les autres sciences, elles exigent, dans ceux qui les cultivent, un esprit subtil et profond, capable d'entrer le plus avanį

possible dans les entrailles de son sujet. Or le sensisme, qui de sa nature est tout superficiel, puisque les sensibles ne sont que l'écorce des choses, doit engendrer dans ses partisans une disposition contraire à la profondeur, et à la longue rendre l'esprit aussi superficiel que le système. Et tel est en réalité ce système : on ne peut rien imaginer de plus frivole ni de plus superficiel, même à le prendre dans les livres des hommes qui l'ont soutenu avec le plus de génie. A parler en général, on ne peut pas dire que les sensistes aient du génie; ils ont plutôt de l'esprit; et d'ailleurs, l'esprit est la disposition le plus en rapport avec ce système philosophique. Lisez les écrits de Condillac, de Cabanis, d'Helvétius, de DestutTracy, et vous ne pourrez certainement pas vous plaindre de ce qu'ils manquent d'esprit : ils en ont trop; mais du génie, c'est-à-dire, d'une pensée mâle et profonde, ils en manquent totalement. Leurs systèmes sont des tissus fins et délicats, mais microscopiques et très-ténus, qui n'ont pas plus de consistance que la toile d'araignée qu'un souffle déchire et emporte. Aussi, à ne considérer que ses formes, caractère le plus frappant du sensisme, c'est la puérilité: on y trouve les airs, les traits d'un enfant, et bien souvent aussi l'innocence; car vous voyez que ces bons philosophes sont, pour la plupart, des hommes de la meilleure pâte du monde, qui n'ont pas le moindre soupçon de l'étonnante inanité de leurs systèmes; pareils à ces enfants qui arrangent des moulins de paille et élèvent des châteaux de cartes avec toute la gravité et tout le soin des marchands dans leur négoce. En somme, le sensisme est la philosophie tombant, ou plutôt retombant dans l'enfance; et ce système n'a pas d'autre importance que celle d'un jeu ingénieux, tel qu'est, par

exemple, le jeu des échecs. Il y a plus : j'estime que les bons joueurs d'échecs sont plus difficiles à former et plus rares que les meilleurs sensistes, et je pense que les premiers sont d'autant plus utiles que les seconds à la société humaine, que

le

leur talent est plus exquis et leur passe-temps moins dangereux (68).

Les sciences historiques sont aujourd'hui en vogue pour plusieurs raisons d'abord les matériaux archéologiques et philosophiques dont on peut disposer sont plus nombreux qu'autrefois; ensuite, ces sciences, roulant sur les faits, paraissent avoir plus de solidité que les idées dans un siècle où l'on donne volontiers dans les chimères ou dans le scepticisme; enfin elles plaisent plus aux esprits solides, qui, dans la disette où nous sommes de bonnes doctrines, ne peuvent se résoudre à se repaître de vent et de fumée. Aussi la prédilection pour l'histoire est-elle la marque d'un jugement sain, mais parfois peut-être un peu faible; car les génies puissants n'aiment pas le plus souvent à se renfermer dans le cercle des phénomènes, il se plaisent à parcourir et à explorer largement, d'un pas libre et sûr, le monde rationnel, non moins que le monde sensible. Si le sensisme peut, d'un côté, favoriser les études historiques, d'autre part, il leur est nuisible; et cela, non-seulement par la raison qu'il accoutume les esprits à n'effleurer que la superficie des choses, mais pour une autre cause encore, cause spéciale et inhérente à la nature intime de ce système. Cette cause, la voici : c'est que le sensiste juge du passé et de l'avenir par le présent, parce que le présent est la seule mesure temporaire qui fasse impression sur la faculté sensitive. Aussi est-il peu propre à connaître et à apprécier tout ce qu'il rencontre de faits étrangers à l'ordre actuel; aussi manque-t-il complètement de cette qualité qui fait qu'un homme peut changer de nature au besoin et se transpórter par l'esprit dans les temps et les lieux qui diffèrent le leurs œuvres ; aussi plus de nos mœurs par leur caractère et par manque-t-il de ce sens profond qui fait deviner l'antiquité, et sans lequel l'histoire des anciens peuples, en connût-on tous les détails, serait une énigme impénétrable. Pour la même cause, il est porté à rejeter le merveilleux et l'extraordinaire,

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