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prit humain compose les vérités idéales (55). Mais il les fait et ne les crée pas, ou, pour mieux dire, il les refait, en retissant par la réflexion, la trame primitive donnée par l'intuition. La synthèse philosophique est la répétition, le portrait, et comme la réverbération de la synthèse idéale. L'Idée se posant et s'organisant rationnellement d'elle-même, l'esprit humain la contemple, puis, se repliant sur sa propre intuition, il pose de nouveau l'Idée elle-même, et en refait intellectuellement l'organisme, afin de se l'approprier. C'est ce travail qui forme la science, et conséquemment on peut la définir la synthèse mentale représentative de la synthèse idéale. C'est sur celle-ci qu'elle travaille, comme sur son objet propre. Si, au lieu de se contenter de refaire intellectuellement la synthèse idéale, le philosophe veut la créer elle-même par la base, il devient pareil à un architecte qui aurait le projet de bâtir en l'air, ou à un tisserand qui, sans trame, entreprendrait de tisser sa toile.

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Le Cartésianisme se livre à l'entreprise la plus absurde qui puisse venir en pensée à l'homme, celle de fonder le dogmatisme sur le scepticisme, qui est sa négation absolue. Il ne serait pas plus fou d'imaginer l'existence produite sans cause productrice, et de la faire sortir du néant universel (système attribué à quelques philosophes, mais que bien peu, qu'aucun peut-être n'a professé expressément). En effet, la doctrine cartésienne en psychologie équivaut au nihilisme ontologique, qui considère le néant comme l'origine des choses. Comment donc un système si contraire aux principes du sens commun, si puéril dans ses fondements et dans toute sa méthode, comment un tel système a-t-il pu faire école, et souiller de près ou de loin toute la philosophie moderne? Pour comprendre un fait si singulier, il ne suffirait de pas le considérer isolément : il faut avoir l'œil sur les révolutions intellectuelles qui l'ont précédé immédiatement, et au génie des temps où est né ce système. Le succès de Descartes vient

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de ce qu'il a été le premier à faire un pas qu'on ne pouvait presque pas éviter, à cause des opinions et des croyances qui dominaient alors dans une grande partie de l'Europe. Or, quand les esprits sont préparés à recevoir une erreur, le premier qui la publie est sûr d'être applaudi, et la légèreté même qui caractérise l'œuvre, contribue alors à sa célébrité, parce qu'elle adapte par là les nouvelles opinions au caractère des esprits médiocres, qui forment en tout temps le vulgaire savant et sont les arbitres de la renommée.

Le lecteur me permettra d'entrer dans quelques considérarations non inopportunes, pour éclaircir ce point d'histoire, et pour montrer la nature et l'origine du Cartesianisme. La réforme que ce système a introduite dans les sciences spéculatives remonte beaucoup plus haut. Deux doctrines et deux littératures se trouvaient en présence dans l'Europe civilisée, durant le xve siècle et au commencement du xvi. L'une avait pour objet les croyances catholiques dont la scholastique contenait l'exposition, et, pour ainsi dire, l'expression scientifique. L'autre se composait des traditions païennes, renfermées dans la littérature antique, dont on recherchait avec une immense sollicitude, dont on étudiait avec une incroyable avidité tous les monuments. Chacune avait ses qualités et ses défauts. La première était supérieure pour le fonds, la seconde l'emportait par la forme. Le vrai et le beau, la solidité et l'élégance, l'Idée et la parole se partageaient entre les deux camps. Sans doute le vrai devait donner aux catholiques une immense supériorité sur les classiques; mais, par malheur, l'Idée avait été, dans la dernière période de la philosophie scholastique, presque étouffée sous la pédanterie des cadres scientifiques et du langage; quelques sectes avaient été jusqu'à l'altérer en elle-même. Les Scotistes l'avaient surchargée d'une glossologie superflue et ridicule, les nominaux étaient parvenus à l'obscurcir par leurs erreurs et par l'influence sinistre qu'ils exerçaient, même sur les partisans du

réalisme. Aussi était-il advenu à l'enseignement scholastique ce qui arrive aux institutions vieilles et décrépites, dans lesquelles la forme prévaut sur le fond, et en annulle les salutaires effets. Au déclin de la scholastique ajoutez le déclin du monachisme, autre institution dégénérée, qui avait perdu en grande partie l'antique vertu, et qui était plus embarrassante qu'avantageuse pour l'Eglise. Les hérésies et les schismes qui suivirent, eurent pour cause, non pas tant les désordres des prélats, en fait de discipline, que l'ignorance, la corruption, la grossièreté et la puissance des mauvais moines, qui nuisaient aux bons et rendaient le nom du corps entier odieux et méprisable. Rome elle-même, remplie d'esprits distingués, qu'embellissait encore une civilisation exquise, et peut-être même exagérée, Rome n'était point amie des frères; elle s'en servait, mais sans mettre en eux ses complaisances. La frèrerie, comme on l'appelait ironiquement, était devenue ridicule et méprisable en Italie autant qu'ailleurs, et contribuait pour sa part à la licence des opinions. Les petites sociétés nuisaient aux grandes, comme il arrive toujours quand le temps de l'apogée a passé et que l'époque du déclin est venue. C'est là une vérité qu'on oublia souvent au moyen-âge et qu'on ne veut pas encore admettre aujourd'hui, que la fureur des associations, exaltée par les faveurs et les priviléges de la mode, domine et agite toute l'Europe. Ainsi placée entre la scholastique et le monachisme, l'Eglise était péniblement travaillée dans son propre sein, et la foi devenait un flambeau vacillant parmi les peuples catholiques.

Autant la littérature classique, qui venait de renaître, brillait par l'éclat de la forme, autant elle était défectueuse dans ses doctrines; et sous le rapport de l'Idee, elle n'était pas moins inférieure aux meilleures scholastiques, que la philosophie des anciens et des nouveaux platoniciens à l'Evangile et aux Pères. L'Idée n'était pas tout-à-fait absente des monu

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ments du paganisme, mais elle y était obscurcie, défigurée, tronquée, et elle n'y était guère que l'ombre d'elle-même. Mais ces défauts étaient cachés par la beauté incomparable des langues anciennes, par l'excellence du style, par le sublime génie des auteurs, par l'exquise pureté des formes, qui, chez les artistes, chez les orateurs, chez les poètes, chez les divers écrivains de l'antiquité, parlaient aux yeux, aux oreilles et à l'imagination des modernes. Or, le charme du beau prévaut, dans un grand nombre, sur l'attrait de la vérité, parce que d'ordinaire la raison est plus faible que les sens et l'imagination. Les circonstances aidaient encore à cette disposition: une civilisation raffinée et dégénérée avait débilité les esprits, sinon universellement, du moins parmi les classes élevées, et la mollesse croissante des cours les avait corrompus.

L'Eglise catholique, intacte dans son essence, avait donc besoin d'une grande réforme dans la partie muable de ses institutions. Les esprits les plus religieux et les meilleurs génies d'alors en sentaient la nécessité. La discipline avait besoin d'être ramenée à sa pureté et même à sa simplicité primitive, autant que le comportait la nouvelle position géographique et civile de la société ecclésiastique, après une durée et un progrès de plus de dix siècles. La hiérarchie devait être purifiée des souillures des cloîtres dégénérés, et l'Idée catholique délivrée des entraves de la scholastique. Les sublimes doctrines du christianisme étaient dignes d'être exposées avec cette perfection de la langue classique qui semble faite pour elles, car le beau est le vêtement et la forme naturelle du vrai. Il convenait d'imiter, sous ce rapport, les Pères grecs, plutôt que les latins; d'ailleurs les premiers fournissaient des modèles incomparables de la méthode fondamentale qui doit présider au développement des vérités idéales; car ils avaient marié dans la science la perfection de l'idée chrétienne aux traditions antérieures de la philosophie

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païenne. Le peu de connaissance qu'avaient de celle-ci les scholastiques, fut funeste à la tradition scientifique pendant le moyen-âge; et c'est pour cela qu'à l'époque où le faux Aristote fit place à l'Aristote véritable, à l'époque où Gemiste et Bessarion, où les deux illustres Italiens, Marcille Ficin et Jean Pico ressuscitèrent, avec d'autres puissants hellénistes, la connaissance de Platon, il fut possible de rétablir la chaîne traditionnelle interrompue par la scholastique, et de mener l'histoire de la philosophie, depuis les commencements de l'école italo-grecque, jusqu'au commencement de la philosophie moderne. On ne doit pas croire pour cela qu'il fallût détruire la forme scholastique et les institutions monastiques; il ne fallait que les réformer. La première avait quelques parties éminentes; ainsi, malgré tous ses défauts, aucune nomenclature scientifique, ancienne ou moderne, ne surpasse la sienne en logique ni en clarté. Lisez les écrits de saint Thomas, considérez cette admirable simplicité, cette précision, cette limpidité, cette symétrie, et, si j'osais le dire, cette géométrie, qui caractérise son style. Les principaux corrupteurs de la forme scholastique furent les Scotistes. Quant au monachisme, l'idée primitive en est noble, sublime, sainte, et ses œuvres ont souvent mérité les bénédictions de l'Eglise et des peuples. Le véritable monachisme, qui défriche et féconde les campagnes, qui conserve et embellit les monuments de la littérature, enseigne la religion à la jeunesse et au peuple, dote les barbares de la civilisation et les idolâtres de la foi, en implantant l'une et l'autre au prix de ses sueurs et de son sang, qui rachète les esclaves, qui nourrit et élève les orphelins, vient au secours des pauvres et des délaissés, se dévoue au service et à la consolation des infirmes, qui sauve les pestiférés en périssant, le monachisme est l'héroïsme chrétien organisé, et toujours il sera un mérite, un privilégé et une gloire insigne de l'Eglise.

Telle était la véritable réforme à effectuer par des moyens

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