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de la spéculation; l'esprit le possède parce qu'il l'a reçu, et non parce qu'il l'a trouvé. C'est là une proposition si évidente et tellement indubitable, que si l'homme observait toujours les lois de la logique, l'hétérodoxie serait impossible. Mais le plaisir d'être novateur, de créer par soi-même, de ne dépendre d'aucune autorité, de pouvoir considérer la vérité comme une création de son esprit, est chose si douce à l'orgueil humain, que la contradiction et le ridicule qu'implique une pareille prétention, n'empêchent pas un bon nombre d'esprits superbes de l'embrasser avidement. Donc, comme il ne peut penser sans concept, et qu'il veut créer l'Idée ou s'en passer, le philosophe hétérodoxe doit s'appuyer, au commencement de ses spéculations, sur le concept le moins idéal qui se puisse rencontrer. Or, telle est la perception du sensible. Comme acte intellectuel, la perception du sensible renferme bien l'Idée, mais c'est de telle manière, que celle-ci n'est pas l'objet le plus apparent de cet acte; elle s'y montre, pour ainsi dire, de biais et de profil, et non pas en plein ni en face; l'élément sensitif y est saillant et prédominant, ce qui fait croire bonnement que l'intelligible ne s'y trouve en aucune manière. L'objet immédiat de la perception sensible est le sensible, qui, comme tel, se distingue de l'intelligible, et est très-différent de l'Idée. Le sensible est donc le premier principe d'où part l'hétérodoxie absolue, quand elle a répudié entièrement la tradition religieuse et la scientifique, avec la connaissance idéale qui en dérive. L'hétérodoxie dont nous parlons peut donc se définir la substitution du sensible l'intelligible, comme point de départ de la philosophie.

Les sensibles sont de deux sortes : les spirituels et internes, et les matériels et externes. Les premiers sont de simples modifications de notre âme, les seconds se rapportent à certaines propriétés qu'ont les corps. Les premiers sont perçus par le sentiment, en d'autres termes, le sens intime; les seconds sont appréhendés par les sens extérieurs et les sensa

tions. Il ne faut pas une grande pratique de la réflexion, ni un examen très-approfondi de cette double classe d'affections, pour découvrir que les sensations ne peuvent exister sans le sens intime, ni les sensibles externes sans les sensibles internes. Le philosophe hétérodoxe doit donc considérer le sens intime et la perception que l'homme a de lui-même comme la base de tous les autres sentiments, et la réflexion psychologique comme la faculté à exercer pour étudier la philosophie. Sous cette face, l'hétérodoxie philosophique nous apparaît la substitution du sensible interne à l'intelligible, comme premier principe, et de la réflexion psychologique à la raison, comme instrument principal ou au moins initiel de la philosophie.

Ce système, qui part du sens intime pour en tirer et en fabriquer tout l'édifice de la connaissance humaine, peut être justement nommé psychologisme. La dénomination de sensualisme serait opportune, si l'usage universel ne la rendait équivoque et ne l'avait consacrée à désigner un système bien différent, au moins en apparence, lequel donne pour base à la science, non pas le sens intime, mais la sensation. Le mot psychologisme n'a pas cette ambiguité, et il a l'avantage d'exprimer textuellement l'empire que le système dont nous parlons confère à la psychologie sur toutes les sciences, et dans lequel, d'ailleurs, se trouve son vice principal. En fait, le psychologiste établit le sensible interne comme base du raisonnement philosophique, et il s'efforce d'en tirer les objets externes, les substances, les causes, la connaissance de l'ordre physique et de l'ordre moral, enfin l'Idée elle-même; il ne s'aperçoit pas que la connaissance préalable qu'il a de toutes ces choses démontre l'absurdité de sa méthode ; il ne voit pas qu'en les pensant avant de les déduire du sens intime, il montre qu'il les connaît par une autre voie. Mais sans s'apercevoir ou sans se soucier de cette contradiction, ni des autres qu'il rencontre à chaque pas, il se fatigue à tirer du sens in

time toute l'ontologie; nous verrons avec quel succès. — Je définis donc le psychologisme un système qui déduit l'intelligible du sensible, et l'ontologie de la psychologie. J'appelerai Ontologisme le système contraire, celui qui enseigne et trace exactement le chemin que doit suivre quiconque veut arri ver à une bonne philosophie (45).

C'est à René Descartes qu'on doit la propagation, pour ne pas dire l'invention de ce psychologisme qui domine aujourd'hui, malgré les apparences contraires, toute la philosophie du monde civilisé, et qui constitue l'hétérodoxie moderne (46). Cet homme célèbre fut un mathématicien illustre (47) et un physicien dont le mérite n'était pas tout-à-fait vulgaire pour son siècle, bien que, sous le second rapport, l'imagination nuisit gravement chez lui au jugement; en sorte que loin d'être égal à Galilée, il n'est pas même comparable à cet illustre savant (48). Mais le talent du géomètre, aussi bien que l'habileté du physicien, sont des qualités très-différentes du génie philosophique; aussi les voit-on rarement exister ensemble; et si nous manquions d'exemples de grands mathématiciens qui n'ont réussi qu'à être médiocres quand ils ont abordé la philosophie, Descartes suffirait pour nous en donner une preuve (49). Je ne rencontre nulle part dans l'histoire une célébrité philosophique aussi peu méritée que la sienne. Comme philosophe, les méfaits de sa plume sont énormes et incalculables; mais ce n'est pas pour cela que je m'étonne de sa célébrité; car on trouve quelquefois dans le mal une incroyable force intellectuelle, et il arrive rarement que hommes grandement funestes soient doués d'un esprit vulgaire. Ce qui m'étonne, c'est que Descartes ait pu soulever le monde et obtenir de la postérité éclairée cette triste gloire, qu'on accorde aux dissipateurs de la civilisation et aux destructeurs des peuples, lui qui n'avait qu'une force d'enfant et une perspicacité philosophique bien moins qu'ordinaire. Pour concevoir un fait si étrange, sa réputation en mathéma

les

voilà

tiques, bien que grande et méritée, ne me suffit pas. Le sublime génie de Newton et ses étonnantes découvertes n'ont pu le sauver du ridicule quand il a voulu se mêler de théologie et d'herméneutique sacrée. Néanmoins le commentaire sur l'Apocalypse est une œuvre beaucoup plus grave et plus sérieuse, dans son genre, que ne le sont, dans le leur, le Discours sur la méthode et les Méditations. Descartes était français; il a le premier introduit l'usage d'écrire en langue vulgaire sur les matières scientifiques, il a paru dans les temps modernes dont la frivolité est le caractère propre : ce qui m'explique en partie ses succès; mais cela ne suffit pas encore pour faire comprendre comment un peuple qui a donné au monde Pascal et Malebranche, comment un siècle dont la fin a été marquée par l'auteur de la Théodicée, a pu croire Descartes digne, non-seulement du titre, mais encore du crédit de philosophe éminent (50). Ses erreurs et ses défauts sont tels, qu'ils accusent en lui le manque des qualités les plus communes, nécessaires pour se livrer aux sciences spéculatives. Il ne sait ce que c'est que la logique; il bronche à chaque pas; il se contredit de la façon la plus manifeste, presque dans la même page, sans s'en apercevoir, et sans essayer d'aucun artifice pour couvrir ou colorer ses paralogismes mesquins. Ce qui prouve sans doute la simplicité de son cœur, mais non moins celle de son esprit. Ses doctrines sont un mélange des choses les plus disparates, empruntées çà et là à divers systèmes, et cousues ensemble sans art logique et sans aucun indice qui puisse faire supposer que le voleur a connu la nature de ses larcins (51).

Le cachet spécial du Cartésianisme est la légèreté. Le père de la philosophie moderne faisait pressentir quels devaient être ses enfants; seulement, ici Horace a tort, car les fils ont été meilleurs et beaucoup plus solides que le père. Sa méthode et son savoir sont également frivoles. Sa méthode consiste dans le doute absolu, car le génie profond de Descartes a cru qu'il

pouvait douter de tout, et il ne lui est pas même venu en pensée que cette folle entreprise répugne en soi, et qu'elle est pratiquement impossible. Nonobstant ce doute, il établit quelques règles pratiques, pour être la base constante de la conduite, et pour faciliter les moyens de se soustraire à ce doute universel. Comme si un homme qui doute de tout pouvait admettre certaines règles, une manière d'agir, un sujet pour l'appliquer, et avoir les connaissances qui sont renfermées dans les exceptions de Descartes! Car il est à remarquer que ces exceptions sont telles, qu'elles renferment toute la science qu'il rejette dans la règle générale du doute. Et puis, quelle certitude ou quelle probabilité peuvent avoir de telles règles, puisque rien de certain ne peut exister chez celui qui doute de tout, ni rien de probable chez celui qui n'admet pas quelque chose de certain? La vraisemblance présuppose la vérité, et les probables, soit généraux, soit particuliers, ne peuvent exister sans qu'il y ait des principes absolus et universels. Mais Descartes ne prétend pas seulement accorder son scepticisme avec la conduite d'un honnête homme; il veut plus, il le regarde comme conforme à la conduite d'un homme pieux et chrétien. Or, comment peut-on être pieux, sans croire à Dieu et à sa parole? Comment peut-on être chrétien et catholique, sans donner son assentiment et prêter obéissance à la révélation extérieure, à la Bible, à l'Eglise, à la hiérarchie sacerdotale, au culte religieux? Il serait à la fois très-curieux et fort plaisant d'apprendre comment on peut embrasser avec cette ferme persuasion qui constitue la foi, comment on peut pratiquer avec le zèle ardent que la charité donne, les dogmes et les préceptes divins et ecclésiastiques, sans admettre sa propre existence ni celle du monde extérieur. La contradiction est tellement claire et palpable, qu'un enfant s'en serait aperçu. Aussi les contemporains du grand

1 Voir la note 19.

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