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toujours hétérodoxe, en sorte que si la parfaite orthodoxie était possible en philosophie, le sage pourrait se croire exempt d'erreur; prétention peut-être plus ridicule que rare dans les annales de la science. Ainsi entendue, la classification que je donne est, à mon avis, bien fondée et très-utile; et je pense que si on l'introduisait dans l'histoire de la philosophie, elle ferait faire un grand pas à cette science, et lui donnerait un aspect nouveau. J'aurai occasion dans la suite de cet ouvrage de confirmer mon assertion par des exemples.

Les systèmes hétérodoxes, n'étant point basés sur les éléments intégrants de l'Idée, sont faux dans leur substance, et comme le faux ne fait point la science, il s'ensuit qu'ils n'appartiennent point proprement aux sciences philosophiques, mais seulement à leur histoire. Il est vrai qu'ils peuvent avoir du bon accessoirement, savoir, en tant que leurs auteurs ne sont pas en désaccord avec les données de la tradition. Cela se rencontre souvent, même dans les systèmes les plus erronés, et la raison en est que le faux, comme le vrai, n'est jamais pur en ce monde. Mais toutes les fois que le faux domine dans les systèmes, il faut les ranger dans la classe des hétérodoxes. L'historien doit les considérer comme des écarts du génie, c'est-à-dire, comme des hypothèses sans consistance, des contradictions, des chimères, qu'il est non de connaître, comme il est utile de savoir les sentiers perdus pour choisir le bon chemin, mais qu'il ne faut pas mêler avec les fleuves purs de la tradition. Il faut donc distinguer soigneusement ces deux séries de systèmes et considérer la seconde comme un pendant, et, pour ainsi parler, comme une ombre de la première, si toutefois ce n'est pas faire trop d'honneur au mensonge que de l'appeler l'ombre de la vérité. Jusqu'ici, l'usage a prévalu de confondre ces deux classes et d'échelonner les écoles selon l'ordre des temps, ou l'ordre logique des doctrines. On n'a pas pris garde aux principes d'où

elles partent, aux rapports qu'ont ceux-ci avec la tradition religieuse. Par là on a souvent vicié l'histoire de la philosophie, et on lui a ôté le moyen d'arriver à cette clarté, à cette profondeur, à cette exactitude, à ces grands résultats dont elle est capable.

Il ne faudrait pas croire néanmoins que les systèmes hétérodoxes manquent de tradition ; ils en ont une à leur manière, et c'est par elle qu'ils se suivent et s'enchaînent les uns aux autres dans les annales de la science. L'erreur n'est jamais solitaire, ni tronquée, ni inféconde; l'unité chez elle enfante la pluralité. Quand un philosophe altère quelque concept idéal, et qu'il jette dans le champ de la science un germe funeste, il arrive rarement qu'il le cultive et le développe au point de l'amener à une parfaite maturité, il arrive rarement qu'il fasse sortir d'un faux principe toutes les conséquences qui y sont renfermées. S'il en était ainsi, qu'on nous permette l'expression, l'erreur n'aurait point de queue, ni de tradition d'aucune sorte, et tout faux système, en produisant soudainement au grand jour la série complète de ses déductions, se détruirait de lui-même. Car toute altération de l'Idée a pour dernier résultat logiquement nécessaire, le scepticisme en psychologie, et le nihilisme en ontologie, ou, ce qui est la même chose, la mort absolue de la science. Mais il n'arrive presque jamais que les premiers entrés dans la voie de l'erreur, la suivent jusqu'au bout. Cette œuvre est celle d'un grand nombre de philosophes, dont la famille forme souvent une assez longue descendance, parce que beaucoup d'entre eux avisent des sentiers détournés, au lieu de prendre le droit chemin qui conduit rapidement au précipice. Les systèmes hétérodoxes ont donc une tradition scientifique qui leur est propre, et dont il faut étudier minutieusement la marche, puisque la connaissance de la filiation des erreurs est très-utile dans la recherche de la vérité. Mais entre la tradition orthodoxe et l'hétérodoxe, il y a deux disparités in

portantes; l'une affecte leur principe, et l'autre leur durée. Il y a une intime connexion entre la foi religieuse surnaturelle et la tradition naturelle de la science orthodoxe. Celle-ci remonte par la première jusqu'à la révélation, et jusqu'à l'autorité enseignante légitime; la tradition hétérodoxe, au contraire, a pour principe la perte de l'autre tradition, l'arbitraire ou l'erreur de l'homme; d'où il suit qu'elle est individuelle et profane, et non pas publique ni sacrée, au moins dans son origine. De plus, la tradition légitime est éternelle, puisque le dévéloppement de la vérité est susceptible d'un progrès indéterminé, et il en est tout autrement de sa rivale. Dès que celle-ci est arrivée à la négation absolue, c'est-à-dire, au scepticisme et au nihilisme, elle finit nécessairement et elle s'éteint d'elle-même. C'est pour cela que les systèmes hétérodoxes ne sont pas perpétuels; ils ont commencement et fin ; ils se reproduisent par voie de répétition et non de développement, et leur durée, bien qu'elle soit parfois d'une certaine longueur, est néanmoins toujours courte, si on la compare à la vie perpétuelle de la science véritable (44).

Si je dis que la véritable philosophie est perpétuelle, je n'en conclus pas pour cela qu'elle soit exempte de certaines interruptions momentanées, qui, du reste, ont pour cause, non quelque défaut inhérent à la philosophie elle-même, mais les fautes ou les négligences de ceux qui la cultivent. Ces interruptions sont même fréquentes, et nous en avons un exemple sous les yeux; car aujourd'hui, la véritable orthodoxie est presque entièrement exclue des sciences spéculatives. Toutefois, durant ces intervalles, l'Idée se conserve toujours splendide et toujours pure entre les mains de l'autorité enseignante, de la hiérarchie préposée de Dieu à sa garde ; et là peuvent la trouver tous ceux qui veulent entreprendre d'étudier la philosophie avec succès, ou qui, las de l'erreur, désirent rentrer dans le droit chemin. Ceux-là sont les vrais

et légitimes réformateurs, qui ramènent la science au sentier qu'elle doit suivre. Pour atteindre leur but, ils doivent, d'une part, réintégrer l'Idée au moyen de la tradition religieuse, et de l'autre, renouer le fil de la tradition scientifique. Pour cela, il leur faut remonter aux derniers philosophes qui ont été orthodoxes dans leurs spéculations, et prendre le travail scientifique au point où ceux-ci l'ont laissé, pour le faire progresser et l'enrichir de nouveaux accroissements.

Il est deux manières dont les systèmes hétérodoxes peuvent rompre le fil de la tradition. La première consiste à altérer simplement les connaissances idéales qu'eHe transmet, sans attaquer ex professo l'autorité de la tradition elle-même, je dis plus, en croyant s'y conformer; la seconde consiste à rejeter absolument tout moyen traditionnel, et à assigner pour base à la philosophie la simple connaissance individuelle. Il est évident que la première de ces erreurs est beaucoup moins téméraire et moins funeste que la seconde; car d'abord, l'homme qui est le jouet de la première erreur, peut être de bonne foi, ce que comportent difficilement la présomption et l'arrogance insupportable de la seconde erreur; ensuite, la première conserve en partie l'Idée, tandis que la seconde la répudie formellement. De là vient que dans le premier cas, la somme d'erreurs est presque toujours moindre et moins importante que dans le second.

La philosophie chrétienne, qui se rattache à la révélation évangélique et à l'autorité enseignante catholique, est la seule dont nous devions nous occuper actuellement, pour démêler les causes objectives du déclin actuel des sciences spéculatives. Or, la philosophie chrétienne peut se partager en trois périodes la première correspondant aux temps des Pères de l'Eglise, la seconde à ceux des Scholastiques, et la troisième à l'époque moderne. La première période ne comprend que des systèmes orthodoxes, si vous laissez de côté les doctrines hé

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rétiques. La philosophie des Pères est orthodoxe et progressive à la fois; elle s'appuie également sur la double tradition religieuse et scientifique, car elle travaille, d'une part, sur l'idée intégrale donnée par le christianisme, et d'autre part, elle s'appuie sur les spéculations païennes, et en particulier sur celle des philosophes italo-grecs, qui sont ses légitimes prédécesseurs dans l'ordre de la science. La seconde période renferme une série continue de systèmes orthodoxes dans le réalisme, et pareillement, dans le nominalisme, une série de systèmes hétérodoxes. Mais l'hétérodoxie des nominaux, à part quelques cas, appartient à cette espèce d'erreur qui travestit l'Idée, sans rejeter tout-à-fait la tradition. Enfin, la troisième embrasse la philosophie dite moderne, c'est-à-dire, un petit nombre de philosophes orthodoxes isolés, et une succession non interrompue, nombreuse et variée, de penseurs hétérodoxes, qui brisent presque tous formellement, audacieusement et solennellement le fil sacré des traditions. Je vais m'occuper de cette troisième période, parce que c'est l'époque actuelle, et que ce sont ses principes qui ont amené les sciences philosophiques à l'état où elles sont aujourd'hui.

La répudiation absolue de la tradition religieuse et de la tradition scientifique entraîne nécessairement la répudiation de la parole. Or, comme le secours de la parole est nécessaire pour connaître réflexivement l'Idée, quiconque rejette ce secours doit rejeter et repousser bien loin toute connaissance idéale. Mais l'Idée ôtée, que reste-t-il? Rien. Or, avec rien il est difficile de faire quelque chose, et il n'y a pas d'exception en philosophie. Car, pour philosopher, il faut au moins penser; et la pensée est impossible sans concepts, et le moindre des concepts implique et présuppose la présence de l'Idée. (Si quelqu'un m'objectait que nous ne manquons pas d'exemples du contraire, et surtout parmi les modernes philosophes, de vrai, je n'oserais pas contredire.) Le premier concept sur lequel la spéculation travaille, n'est pas l'œuvre

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