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péril. Le commerce avec les étrangers, au lieu de convertir ceux qui étaient dans l'erreur, aurait plutôt gravement compromis la foi des prédicateurs; la diffusion du divin dépôt aurait préjudicié à sa garde. Aussi le sage législateur des Juifs eut-il pour but, dans l'organisation qu'il établit, de les séparer du reste des nations, et il imprima dans leur caractère une forme nationale si tenace, qu'après dix-sept siècles de dispersion, elle est encore aussi vive, aussi robuste que dès le commencement. On voit par là que dans le judaïsme, le principe de la stabilité et du repos ne fut pas accompagné du principe de mouvement. La force de la société catholique, destinée à conserver et à acquérir, est à la fois force de centralisation et d'expansion, tandis que le judaïsme avait pour fin de conserver intact et non de grossir le capital confié à sa garde.

La société adulte enfantée par l'Evangile sortit de la réunion des langues, comme l'Eglise du premier temps, société jeune et d'élection, était sortie de leur division; aussi a-t-elle été dès son berceau organisée pour le ministère de l'apostolat Moïse avait prescrit à son peuple d'observer les lois divines, sans y rien ajouter, sans en rien ôter 1 ; mais Jésus-Christ dit de plus: Allez, enseignez toutes les nations 2; ajoutant ainsi à la charge de garder la vérité incorruptible, le devoir de la publier en tous lieux. La nouvelle institution porta bientôt ses fruits. Elle conquit d'abord l'empire romain, puis les barbares qui le renversèrent; l'antique civilisation et la barbarie qui lui succéda, fondues et incorporées par son œuvre, enfantèrent une civilisation nouvelle. C'est de là qu'est sortie l'Europe chrétienne, qui nous offre l'aspect de l'union politique des nations les plus dissemblables, formée par l'Idée parfaite, et animée d'un esprit de vie morale, spectacle nouveau pour les géné

1 Deut., IV, et alibi passim

2 MATTH., XXVIII, 19, 20.

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rations humaines. L'Europe, qui fut catholique durant tant de siècles, et qui le redeviendra, aussitôt que le protestantisme, nouvel arianisme, sera éteint, l'Europe représente en petit l'union universelle, but du christianisme sur la terre, et elle est le premier développement extérieur et sensible du germe organisateur qui renferme l'unité du monde.

La petitesse et l'isolement de l'église judaïque, restreinte dans les limites d'un seul pays, furent cause qu'elle demeura peu connue ou même tout-à-fait inconnue de plusieurs peuples très-civilisés des temps anciens. Mais il ne faudrait pas croire pour cela que le plus illustre des rameaux sémitiques n'a pas souvent exercé par ses doctrines une influence salutaire sur les traditions païennes. Il est même impossible d'en douter, en présence d'une foule d'indices et de faits curieux peu remarqués jusqu'ici, et que je rapporterai ailleurs. Mais cette action ne fut le plus souvent qu'indirecte, l'élément hébraïque ne pouvant dominer dans les lieux même où il pénétrait. Il y a plus : il n'est pas vraisemblable qu'il y ait conservé son intégrité et sa pureté primitives, puisqu'il pénétrait dans ces pays par hasard et à la faveur de révolutions violentes plutôt que par la marche régulière de la tradition. Auss la visibilité de l'église judaïque fut plutôt un type qu'autre chose, si on la compare à la visibilité de la société chrétienne outre la grandeur et l'éclat qui la manifestent, celle-ci envoie toujours ses enfants dans les contrées du globe les plus lointaines, et partout elle fait retentir la voix de ses pacifiques hérauts. De plus, comme l'Eglise s'identifie avec une portion très-considérable du monde civilisé, d'où elle a fait disparaître toutes les superstitions antiques, il s'ensuit que les nations modernes sont, à l'égard de la révélation, dans une situation bien différente de celle des nations païennes. Ignorant ou méconnaissant le peuple qui gardait le dépôt de la vérité dans toute sa plénitude, celles-ci ne possédaient de cette vérité qu'un petit nombre de restes épars que lui avaient légués.

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les sources primitives de la tradition, au moyen d'une tradition vulgaire, sans organisation spéciale, et soumise à toutes les influences du temps, de l'ignorance et de la corruption. Celles-là, au contraire, sont à même de connaître la vérité idéale dans toute sa perfection originelle, parce qu'elles sont familiarisées avec la doctrine idéale qu'elles reçoivent complète de l'autorité enseignante de l'Eglise, et que la hiérarchie ecclésiastique éloigne même humainement tout péril de falsification. En un mot, les peuples païens manquaient du tribunal de l'autorité, et par là-même du seul moyen propre conserver et à perpétuer la connaissance de la vérité primitive, tandis que les peuples chrétiens qui possèdent admirablement ce puissant moyen, dans l'ordre hiérarchique, peuvent remonter à la source pure de l'Evangile, quels que les intervalles des lieux ou des temps qui les en séparent. De là il suit que la philosophie païenne était réduite à se consumer sur quelques fragments plus ou moins imparfaits de la vérité idéale; en d'autres termes, sur des intelligibles épars et non groupés autour d'un centre commun. La philosophie chrétienne, au contraire, peut travailler sur l'Idée, qu'elle possède complète et ensemble parfaitement organisée. Dans cette différence se trouve la clef de l'appréciation parfaite de ces deux époques philosophiques.

soient

L'intégrité des éléments de l'Idée, qui sont la base et la matière des sciences philosophiques, ne peut donc exister qu'à deux conditions: la première, que ces éléments viennent de la révélation, au moyen de la tradition; la seconde, que la tradition suffise à ce but, et, par conséquent, qu'elle soit conservée et communiquée par une institution hiérarchique, perpétuelle, dont le premier anneau remonte à la révélation. Les conséquences de cette doctrine sont de la plus haute importance. D'abord, vous voyez que la philosophie va remonter jusqu'à la révélation, au moyen de la chaine non interrompue de l'enseignement oral, qui commence non-seulement avec les ora

cles divins, mais encore avec les données de l'autorité vénérable qui les a reçues du ciel; et ainsi, au point de départ de cette chaîne traditionnelle, l'Idée se trouve entière avec son expression pure et pleine d'autorité dans la parole hiératique. Une autre conséquence apparaît en même temps que celle-ci. Puisque la philosophie consiste dans le développement lent et successif des éléments de l'Idée, puisque ce développement est l'œuvre des divers philosophes et des diverses écoles, se succédant les unes aux autres, de manière que celles qui suivent ajoutent aux travaux de celles qui les ont précédées, il faut admettre, outre la tradition religieuse qui perpétue la substance intégrale de l'Idée, une tradition scientifique qui conserve et transmet aux générations les progrès successifs de la science; et cette seconde tradition exerce à l'égard du développement scientifique de l'Idée l'emploi que la première exerce vis-à-vis des éléments révélés et intégrants de l'Idée elle-même. Enfin, et c'est la troisième conséquence, il est clair que tout système philosophique qui rompt le fil de l'une ou de l'autre de ces deux traditions et qui tronque, altère ou confond ensemble le dé- pôt religieux ou le dépôt scientifique des vérités idéales, il est clair qu'un tel système se proclame de lui-même illégitime et indigne d'appartenir aux annales des progrès de la science. Seulement il faut observer que le premier de ces deux errements est beaucoup plus grand et plus funeste que le second; car si l'on conserve l'intégrité de l'Idée, bien qu'on en retranche quelque développement antérieur, on ne nuit pas pour cela à la substance des doctrines, et tout le mal se réduit à une petite perte de temps, à la nécessité de recommencer le travail déjà fait. Mais si l'Idée est viciée, ce mal devient très-grave, et même irremédiable pour la science, puisque, dans ce cas, on détruit pour nous l'objet même des investigations philosophiques; et alors on ne recule pas seulement, comme dans le cas précédent, mais on

se perd complètement, en anéantissant la base universelle de la science.

L'historien de la philosophie doit toujours observer cette connexion des doctrines philosophiques avec la révélation représentée par les formules de définition qui expriment adéquatement les vérités idéales. Tous les systèmes se partagent en deux classes; ils sont ou traditionnels ou anti-traditionnels, selon qu'ils se rattachent à la révélation par l'enseignement de la tradition ou qu'ils s'en séparent; ils sont orthodoxes ou hétérodoxes, en tant qu'ils sont conformes ou contraires à la formule définie et hiératique, qui correspond aux points de la révélation d'où ils sont partis, pour l'admettre ou la rejeter. Les systèmes traditionnels et orthodoxes conservent intacte la substance de la lumière idéale', qui est obscurcie ou éclipsée plus ou moins dans les autres systèmes. Les premiers sont encore de deux espèces : l'une comprend les systèmes qui ont conservé, en même temps que la tradition religieuse, la tradition scientifique, avec ses développements antérieurs; c'est pourquoi je les appellerai systèmes progressifs, parce qu'en effet ils font marcher la science en avant; l'autre espèce renferme ces théories qui ont rompu quelque part le fil traditionnel de la science, tout en conservant la tradition religieuse; et ces théories peuvent être nommées rétrogrades. Cette seconde division ne peut s'appliquer aux systèmes hétérodoxes; car en perdant la tradition religieuse, ils ne peuvent conserver la tradition scientifique, et, en conséquence, ils sont tous nécessairement rétrogrades.

au

Il est inutile d'avertir que dans l'application de cette classification aux différents systèmes, il faut avoir égard à la doctrine qui y prédomine, à l'ensemble et non aux détails, principal et non aux accessoires. Telle est en effet l'imperfection de l'esprit humain, que les philosophes mêmes les plus orthodoxes et les plus habiles s'écartent quelquefois de la légitime tradition religieuse et scientifique. L'erreur est

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