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elle-même, d'un autre côté il la reçoit de la société et la possède d'une manière plus ou moins parfaite, selon que la parole extérieure la lui exprime plus ou moins exactement. La communication de l'Idée faite à l'individu par la société au moyen de la parole, s'appelle tradition. La tradition est un anneau interposé entre la révélation et la philosophie; c'est le véhicule qui transporte de l'une à l'autre les premiers éléments intellectuels, dont le développement constitue le travail philosophique.

Quand une révélation divine a lieu, elle est accompagnée de la parole: nous en avons vu plus haut les raisons. Alors l'Idée s'exprime et se parle elle-même. Ceux qui l'écoutent, la possèdent dans sa plénitude, parce qu'alors l'expression est divine comme la chose exprimée. Mais elle passe de la première génération, qui l'avait entendue de Dieu, aux générations suivantes, par le moyen de la tradition; et dans ce passage, elle peut conserver sa pureté originelle ou s'altérer, selon que le langage traditionnel demeure intact ou s'altère. Et autant elle s'éloigne des premiers possesseurs qui l'ont transmise aux autres hommes, et qui, à ce titre, sont révélateurs, autant s'augmentent en nombre et en force les chances possibles et probables de l'altération.

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L'altération de la parole est la cause immédiate de l'erreur dans le commerce des hommes ou des peuples, et dans le cours de la tradition. Elle est toujours spontanée et volontaire, au moins indirectement, et en conséquence plus ou moins libre et plus ou moins coupable dans ses commencements; mais elle peut être le but avoué de ceux qui la font et elle peut ne l'être pas. Elle est le but avoué de ceux qui la veulent, quand l'homme, excité par ses passions, en d'autres termes, par la prédominance des sensibles sur l'intelligible, s'étudie résolument à falsifier l'Idée, pour l'accommoder à ses sentiments vicieux, et en corrompt l'expression extérieure. Elle ne l'est pas, quand la légèreté d'esprit, le défaut d'at

tention, le défaut de mémoire, l'indolence et les passions même, non pas en suggérant un dessein réfléchi, mais en dominant secrètement sur le cœur de l'homme, et pour ainsi dire à son insu, concourent à obscurcir l'Idée, et à altérer les signes qui l'expriment. Toutes ces causes agissent d'autant plus efficacement, qu'elles sont d'ordinaire aidées par les affaires, les travaux, les amusements, les guerres, les migrations, les conquêtes, les vicissitudes dans la nature, et par une foule d'autres conditions et changements de la vie extérieure. Dans le premier cas, l'altération commence toujours par les concepts, et passe de là dans la parole; dans le second, elle a la plupart du temps sa source dans la parole et se communique ainsi à l'Idée, bien que l'altération de la première suppose toujours un certain obscurcissement, sinon une altération ou une absence de la seconde. Mais dans l'un et l'autre cas, l'altération de l'Idée est toujours originairement unie à celle de la parole, et elle lui est presque contemporaine; plus tard, au contraire, et à mesure que la tradition se communique, le désordre passe des signes dans les pensées : l'impropriété du langage est la cause, et l'erreur, l'effet. Sauf encore, que de nouvelles altérations de l'une et de l'autre espèce s'ajoutent à la première, selon la marche indiquée tout-à-l'heure, à mesure que la tradition va s'étendant en espace et en temps. Il n'est pas besoin de dire que chez la plupart des hommes l'altération de l'idée est d'ordinaire, partie un but avoué, partie un but non avoué. puisque dans la nature humaine, la malice et la faiblesse ne sont jamais pures, et qu'il est rare que l'une n'accompagne pas l'autre.

Le vice de la tradition ayant toujours sa source dans le vice de la parole, nous en déduisons cette conséquence: le premier principe de l'erreur est à toute époque une confusion des langues. L'altération de l'Idée dans ceux qui la possèdent peut contribuer à mettre du désordre dans le langage, mais le

langage altéré est la cause de la mauvaise tradition. Distinguons les auteurs de l'erreur et ses disciples, ceux qui introduisent la fausse tradition de ceux qui la reçoivent. Les premiers, qui sont les hérésiarques, vicient plus ou moins délibérément l'Idée reçue de l'enseignement pur de l'autorité. Ils corrompent ainsi le langage, en défigurant et en viciant les formules déterminantes des concepts de l'Idée. Les seconds, que nous appellerons hérétiques, en désignant aussi sous ce nom les disciples dégénérés de la science rationnelle, tirent des formules déjà corrompues des concepts faux ou inexacts, et, poussés par la logique propre à l'erreur, ils vicient davantage et l'expression et les concepts. A tout prendre, la fausse tradition découle de l'altération de la parole, canal par lequel les croyances se transmettent de génération en génération.

L'unité du genre humain, après le déluge, s'éteignit avec l'unité idéale, et l'unité idéale cessa du moment où l'Idée fut dissoute en une multitude d'intelligibles désorganisés, privés de cette lumière, de cette perfection et de ce relief qui dérivent de leur ensemble. La dissolution de l'Idée enfanta une foule d'erreurs qui allèrent croissant en nombre, en importance et en efficacité. Or l'erreur est la confusion des intelligibles. C'est en d'autres termes une mauvaise synthèse, qui succède à une mauvaise analyse; en effet, l'Idée une fois morcelée, l'esprit veut la recomposer, poussé par ce besoin inné qu'il a de l'unité; mais, privé de la véritable règle, il rapproche les intelligibles qui lui restent, selon le caprice des sens, de l'imagination, ou les abstractions de l'intellect, et alors, au lieu d'obtenir pour résultat l'Idée, il arrive à composer une espèce de monstre, comme nous le démontrerons un jour en détail. Et il n'y a là rien d'étonnant. L'Idée, principe de tout organisme, est organique par rapport au mode dont nous la connaissons, bien qu'en elle-même elle soit très-simple; de la même manière qu'elle est le centre de

tout, il y a en elle un centre, autour duquel la variété des intelligibles gravite et se résout en unité. Or, de même que la division de ceux-ci produisit leur mélange, de même aussi la division des langues engendra leur confusion, lorsque les divers idiomes, comme autant de pièces du langage unique et primitif, se mêlèrent en se multipliant, et causèrent mutuellement leur perte. Cette grande révolution dans les idées et dans les signes, qui substitua à l'unité et à l'harmonie primitive des êtres pensants et parlants un cahos épouvantable de concepts et de langues, réalisa pleinement ce que contenait en puissance la faute primitive; elle créa cet état de choses qui dure encore dans plusieurs parties du monde, et qu'on appelle paganisme. Le paganisme peut se définir: la perte de l'Idée morale et idéale du genre humain, par la dissolution mentale de l'Idée, laquelle donne naissance à la confusion des intelligibles et de leurs signes. Le fait de Babel, la division et la confusion des langues et des pensées, l'obscurcissement et l'altération des vérités idéales, la mort morale du genre humain, la dispersion des peuples, la formation des races, l'altération de la tradition légitime, l'introduction des cultes faux et des fausses doctrines, la création du genre élu, le renouvellement de l'intégrité de l'Idée, au moyen de révélations nouvelles, sont autant d'évènements simultanés ou successifs, mais intimement connexes, qui se présupposent tous. et qui acquièrent, par cette connexion réciproque, une évidence et une certitude rationnelle dont la puissance confirme parfaitement la vérité des récits bibliques, et nous enseigne à trouver en ceux-ci les seules vraies règles fondamentales sur lesquelles on puisse asseoir une histoire idéale du genre humain. Que dirons-nous après cela de ces esprits dédaigneux qui traitent de fable l'édifice de Babel, la confusion des langues, la vocation surnaturelle d'Abraham, et se croient philosophes à si bon marché? Leur témérité pourrait peutêtre exciter notre indignation, si l'injure qu'ils font à la vé

rité n'était pas suffisamment vengée par leur puérile et frivole philosophie.

Pour empêcher l'entier naufrage de la vérité, Dieu la révéla de nouveau, et créa avec l'Eglise la race d'élection. L'Eglise, c'est la tradition devenue régulière et organisée au moyen de l'ordre hiérarchique. Par là elle exclut tous les défauts de l'enseignement traditionnel signalé tout-à-l'heure, et surtout cette altération de la parole qui s'insinue sans advertance, petit à petit, et qui est la suite des moyens imparfaits par lesquels elle se transmet. L'organisme ecclésiastique résulte du sacerdoce formé et établi en hiérarchie. Sous les patriarches, quand la race élue se restreignait à un petit nombre d'hommes, l'organisation sacerdotale était fort simple; elle ne s'éloigna pas en substance des formes primitives du gouvernement patriarchal. Le chef de la communauté en était le pontife, et l'enseignement domestique gardait et perpétuait les souvenirs sacrés. Mais quand les tribus multipliées se furent formées en peuple, une hiérarchie sacerdotale et une société régulière furent divinement instituées et divinement conservées, les observances minutieusement prescrites et déterminées, les principes intégrants de l'Idée clairement exprimés, et tout le nouvel ordre fut authentiqué par un livre écrit sous la dictée de Dieu et interprété par la tradition. Le judaïsme fut donc une véritable église, conservatrice de la doctrine idéale, sans en être pourtant propagatrice, comme la société catholique. En effet, qnoique les Hébreux fissent des prosélytes, ce n'était point là le but principal ni la tendance naturelle de leurs institutions. Au milieu de l'idolâtrie universelle et dominante, et, bien que née de fraîche date, pleine toutefois de vigueur, les Israélites, nation au cœur incirconcis et à la tête rebelle 1, n'étaient pas un peuple doué d'assez de force morale pour pouvoir se faire apôtres sans

! Act., VII, 51.

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