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Je ne puis donc me le dissimuler, en fuyant les excès et les inepties, j'ai mal pourvu à la fortune de mon livre, j'ai choisi une route qui ne mène point aujourd'hui à la gloire. Et je l'avoue franchement, je serais fàché qu'on me crût assez peu d'âme et de génie pour n'avoir pu en suivre une autre, si tel avait été mon but. Quiconque veut passer les bornes, se jeter dans les extrêmes et se signaler en se singularisant, n'a qu'à donner à corps perdu dans une opinion ou une passion. Quiconque veut se renfermer dans de justes limites, tenir la balance égale entre ses diverses facultés et les diverses inclinations de son cœur, et éviter les légèretés, celui-là, selon moi, s'adonne à un art plus difficile. Que les modernes dispensateurs de la renommée le sachent: mériter et obtenir amplement leurs suffrages n'est pas chose tellement difficile qu'il y ait présomption à se vanter de pouvoir y réussir. Aller du côté où le vent souffle, inventer des extravagances et des monstruosités, se plaire à débiter erreurs et paradoxes, comme font aujourd'hui ceux qui aspirent à la célébrité, tout cela est facile à un esprit médiocre et vain. Serait-ce chose bien ardue que forger de nouveaux mots, rajeunir quelques vieilles sentences, abuser d'une érudition à la douzaine, pour fabriquer, comme font plusieurs, l'apologie des grossièretés et des atrocités du moyen-âge? Cette philosophie éclectique, qui concilie toutes les erreurs, et, la plupart du temps, n'exclut de ses doctrines que la vérité, exigerait-elle par hasard un subtil et profond discernement? Faudrait-il une rare supériorité d'éloquence pour ennuyer les lecteurs les plus patients et faire rire les plus refrognés, en discourant au long et en l'air sur la perfectibilité et le progrès? ou bien encore un génie d'invention puissant et rare pour démontrer la vérité des mystères du christianisme par les étamines des fleurs et la forme de leurs corolles? pour confectionner, même avec quelque variété, la fable des mythes et des symboles bibliques? pour imaginer, et, comme cela se pratique aujourd'hui, mettre une nouvelle

religion sur ses deux pieds? Faut-il par hasard une grande connaissance des hommes et une profonde science de leur histoire, pour improviser une république parfaite sur le papier? pour faire, en un mot, cent autres tours de même force? Qui opère un de ces miracles est aujourd'hui sûr d'être applaudi, sûr de parvenir à cette immortalité de vingt-quatre heures dont les journaux peuvent gratifier tout galant homme dans un de leurs numéros. Quant à moi, je suis trop peu ambitieux pour que ces magnificences me tentent. J'aime mieux survivre aux blâmes qu'aux louanges de mes contemporains.

Je ne voudrais pas non plus qu'on me crût l'ennemi de la civilisation du siècle, en me voyant peu prodigue d'éloges à l'égard de certaines trouvailles modernes. La civilisation de mon siècle a en moi un pur et chaud partisan. Et c'est précisément le zèle pour les progrès véritables qui me fait détester tout ce qui amollit l'âme, rend la science superficielle, et revêt la barbarie ressuscitée du manteau de la civilisation. La rudesse antique était bien moins à craindre, bien moins étrangère à la vraie civilisation que la langueur moderne. Une barbarie vigoureuse devient souvent un instrument de noble eivilisation, tandis que la corruption ne peut mener qu'à une barbarie molle et énervée, vraie décrépitude des peuples, avant-courière de leur mort. Malheur à ceux qui font consister la civilisation dans les encyclopédies, dans les journaux et dans certaines doctrines nouvelles; qui régalent du nom d'Ostrogoths et de Vandales ceux qui n'admirent point leurs inepties! J'aime aussi, moi, le vrai progrès; mais non pas, certes, le progrès tel que le comprennent ces hommes. Le véritable progrès est comme l'innocence de l'âge tendre; l'homme le possède sans le savoir, et quand il sort de cette bienheureuse ignorance, quand il se met à pérorer sur un bien si précieux, il prouve qu'il l'a perdu. Les siècles qui ont le plus avancé la civilisation ne surent pas qu'ils le faisaient.

Aujourd'hui que tout le monde a le progrès en bouche, que les livres et les journaux portent ce beau nom pour titre, comment les effets répondent-ils aux promesses et aux espérances? Les hommes sensés qui restent, le savent. On n'est pas stationnaire, non on marche, on court même, mais en arrière, en arrière, et le mouvement fait croire qu'on marche en avant. Ce qu'on a dit des poétiques, des rhétoriques, des esthétiques, on peut le dire des théories du progrès; elles fleurissent et introduisent le beau dans l'art, quand le génie est impuissant à le réaliser tout de même, lorsque les hommes se mettent à marcher à la manière des écrevisses, on enseigne l'art d'aller en avant, et le talent de faire de longs discours sur le progrès est alors un bonheur inappréciable. Si le caprice dure, on ira si loin, qu'un homme raisonnable n'osera plus prononcer le mot de progrès sans rougir. Aujourd'hui même, déjà, celui qui parle de progrès est obligé de circonscrire sa pensée avec grande précaution, et de se séparer de certaines sectes, s'il veut être écouté sérieusement du peu d'hommes sages qui nous restent.

Je serais désolé qu'on m'accusât de sortir, à l'égard des personnes, de ces limites de modération et de convenance que l'on peut outrepasser aujourd'hui à l'endroit des doctrines, non-seulement sans crainte de blâme, mais avec droit aux éloges. Dans le cours de cet ouvrage, j'ai quelquefois occasion de combattre plusieurs espèces de penseurs et d'auteurs, de signaler les défauts de certaines classes d'hommes et de citoyens. La contradiction porte déjà avec elle une apparence d'inimitié. Cette apparence semble se changer en réalité, dès que vous parlez avec quelque chaleur, dès que vous jetez le blâme, non plus sur les sentiments, mais sur les mœurs et les goûts d'autrui, quoique vous ne sortiez pas des généralités. Le langage humain est très-imparfait: un homme qui combat les erreurs et les vices paraît en vouloir aux personnes en qui sont ces erreurs ou ces vices. Celui qui se proposerait de parler

de telle sorte qu'il exclût la possibilité d'une pareille interprétation, devrait renoncer à écrire, ou écrire d'une manière insupportable, d'un style qui n'aurait rien de spontané, rien de chaleureux. Ajoutez à cela que l'écrivain qui s'en tient aux généralités ne peut pas toujours signaler les exceptions; il est contraint à donner le probable comme certain, le relatif comme absolu, et à commettre une foule d'autres impropriétés de langage, inséparables du langage même. J'en appelle à ceux qui sont accoutumés à manier sérieusement la parole. Le lecteur judicieux sait donner à ces façons de parler un tour convenable, et les ramener à leur vrai sens; mais tous les lecteurs ne sont pas judicieux. Je le déclare donc expressément, je n'ai nulle intention de faire allusion à aucune personne privée en particulier. Attaquer les vivants me paraît un procédé indigne d'un homme civilisé, d'un homme probe et d'un chrétien. Quiconque interprèterait différemment mes paroles irait contre mon intention, dont la sincérité ne sera point mise en doute par ceux qui me connaissent. Je suis persuadé, je le déclare encore, qu'il se trouve, parmi les défenseurs de toutes ou presque toutes les opinions, des personnes estimables, et que dans les diverses classes de la société il y a d'honorables exceptions, des citoyens exempts des vices ou des défauts qui sont plus ordinaires dans la classe dont ils font partie. Je n'ignore pas qu'il y a un grand nombre d'hommes qui professent des opinions religieuses, philosophiques, politiques, tout-à-fait différentes des miennes, et qui, par le génie, la science, le courage, les vertus morales et civiles, méritent certainement amour et respect; j'en pourrais citer plusieurs que je me fais gloire de connaître et de compter pour amis. Mais, à parler en général, je ne m'abstiens pas de nommer les défauts et les erreurs, ni de dire la vérité, quelque amère qu'elle puisse être, à quelques-uns ou à beaucoup. Et j'ai cru pouvoir le faire sans présomption, car un écrivain serait plus qu'injuste, il serait d'un ridicule

intolérable, s'il ne se souvenait, en signalant les défauts des hommes, qu'il est homme lui-même, qu'il a sa part des misères de la nature commune, s'il ne savait que nul ne doit s'attaquer aux individus qu'en tant qu'ils parlent et qu'ils écrivent.

Cet avertissement concerne les personnes privées. Il en est qui voudraient qu'il s'étendit aux personnes publiques; mais je crois que ceux-là ont tort. Tout le monde est d'accord sur ce point: en matière politique, il est permis de contrôler et de blâmer les actes publics des citoyens, pourvu qu'on reste dans les limites de la justice et de la modération convenable. Or, pourquoi ne pourrait-on pas, pourquoi ne devrait-on pas même, quelquefois, user du même droit dans les autres matières qui ont aussi des œuvres publiques pour objet. Un auteur, comme tel, n'est point une personne privée. Publier par la voie de la presse ses propres pensées, les communiquer à tous les hommes, c'est une action publique, d'une publicité plus grande même que les actes d'un prince ou d'un ministre, quand l'auteur est illustre, quand il peut se faire lire d'un grand nombre et passer à la postérité. Il faut distinguer dans un auteur l'homme et l'écrivain. L'homme, dans le cercle de ses mœurs et de ses actes privés, doit être respecté de tous; il ne peut tomber que sous la censure de la loi; hors ce cas, sa conduite est inviolable. Il n'en est pas ainsi de l'écrivain. S'il commet une faute quelconque en publiant ses sentiments, chacun peut le blâmer pour cette faute publique. Et en vérité, personne aujourd'hui ne se fait scrupule de censurer de cette façon les opinions littéraires, et surtout les opinions politiques. Qu'un homme abandonne sa faction pour passer au parti contraire, encore qu'il ne le fasse point par un motif abject, il a à l'instant tout le monde à dos, il devient en butte aux lazzis et à la risée de la multitude. On se soucie fort peu de le calomnier; on l'appelle traître, vendu; on attribue son changement aux causes les plus viles, on tourne et retourne

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