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et rendant communs à chacun des points du globe les biens des autres parties, n'aurait pas été une chimère ; l'éloignement n'aurait point enfanté l'oubli, ni le voisinage la discorde, et l'on eût ignoré les deux plus grands obstacles à la société universelle l'isolement et la guerre. Ces biens seraient nés spontanément de la seule conservation de l'Idée: animant comme principe organique et vital le grand corps de l'espèce humaine, le gouvernant comme loi morale et suprême, elle en aurait perpétué l'unité et l'harmonie. Sous le règne absolu de l'Idée, toute division morale était impossible, et les nations diverses auraient donné le spectacle d'autant de républiques, réglées par un même législateur. et unies ensemble sous l'empire civil d'un chef unique.

Les peuples meurent comme les individus, quand se décompose leur organisme; de là cette expression du langage vulgaire, dont les métaphores sont souvent de la plus pure délicatesse philosophique, parce qu'elles expriment des analogies pleines de vérité; de là, dis-je, cette expression du langage vulgaire la mort des nations. Une nation meurt quand elle perd le génie qui lui est propre et connaturel, ou quand elle oublie l'Idée commune qui lui donne son être. son mouvement et sa forme; cette Idée qui, constituant la partie la plus noble de son génie, est nécessaire à la conservation de son caractère national. L'Idée éteinte, et avec elle tout principe d'alliance, d'union, l'organisme se dissout, et l'agrégation se morcelle en autant de parties qu'il y a de provinces, de communes, de familles, d'individus ; ces parties, comme autant d'atômes disjoints, ne pouvant subsister par elles-mêmes, se perdent çà et là, et cherchent un nouveau centre d'organisation, s'approchent d'autres peuples, s'y mêlent, se confondent avec eux et en prennent le nom. Car l'ancien nom, au moment où s'est opérée la décomposition du tout organisé à laquelle il appartenait, tombe en désuétude et périt. La perte de l'ancien nom est d'ordinaire

le signe extérieur infaillible de la mort qui succède à l'agonie et à la lente dissolution des peuples, parce que le nom d'un * peuple exprime son existence individuelle. Or ce qui arrive aux nations en particulier, a eu lieu aussi pour la race entière. Le genre humain mourut au temps de Phaleg1, parce qu'alors se décomposa la société universelle, et la mort que Dieu avait infligée aux individus, en punition de la transgression originelle, atteignit alors pour la même cause l'espèce entière des transgresseurs. Le fait de Babel, que les esprits légers de notre temps regardent comme une fable, fut le résultat définitif de cette dissolution, dont le germe était né avec la transgression primitive, et s'était développé avec l'oubli des vérités rationnelles. Depuis lors la société universelle a cessé d'être un fait, et aujourd'hui encore, quand nous nommons le genre humain, nous ne faisons qu'exprimer une abstraction des philosophes, un souvenir ou une espérance des hommes religieux, ou une chimère des cosmopolites. Le genre humain est toujours en puissance, mais non plus en acte ; comme réalité, il ne se trouve plus que dans le dictionnaire. Toutefois, il est resté quelques ruines de la société primitive dissoute. Les communications entre les peuples, bien qu'elles n'aient jamais été universelles, n'ont pas laissé de s'étendre plus ou moins. Si elles ont souvent été souillées par la cupidité, par la discorde, de temps en temps un regard favorable de la Providence a mêlé le doux souffle de la paix à l'état de guerre ; la civilisation a essayé avec plus ou moins de succès de cultiver ces restes précieux, et d'en accroître l'étendue et l'efficacité. Le droit des gens, perfectionné par les nations chrétiennes, ne fut jamais entièrement oublié, même des peuples les plus barbares et les plus sauvages; ce qui prouve qu'il y eut toujours et partout un pressentiment de ces liens moraux et

1 Genèse, x, 25.

originels qui unissent si étroitement les peuples, et qu'un divorce absolu entre eux répugna toujours au droit sens universel. Or cette ombre de société primitive qui a survécu à la division des peuples, correspond en degré et en force aux vérités idéales échappées à la destruction. La perte de l'intégrité idéale entraîna la perte du lien de l'unité commune; mais comme la lumière rationnelle ne fut pas entièrement éteinte, l'antique concorde ne fut pas non plus tout-à-fait anéantie. Une voix sourde résonne encore au fond de tous les cœurs, qui crie que les hommes sont frères, et mêle d'un peu d'amour cette implacable et funeste haine des nations. Un éclair de lumière incorporelle brille toujours à l'œil des âmes plongées dans l'ombre de la mort 1, et leur laisse encore la jouissance d'une faible clarté, qui est comme le crépuscule des jours primitifs.

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La variété des races, dont plusieurs infèrent la diversité d'origine, fut une conséquence nécessaire de la perte de l'unité idéale. Après l'extinction du principe organisateur, l'espèce humaine se morcela, se dispersa en se partageant en membres isolés, dont chacun vivant à part soi reçut du climat, des lieux, des mœurs et des autres conditions de son état social une impression forte et spéciale, qui, influant sur sa structure organique, la modifia à la longue et traça une empreinte difficile à effacer. On voit par là comment chacune des variétés se subdivisa en d'autres variétés particulières, et celles-ci en d'autres plus particulières encore, qui eurent chacune, à l'égard du cercle qu'elles embrassaient, une identité commune, et à l'égard des variétés moins particulières, une dissemblance analogue à celles que les variétés plus générales ont à l'égard de la sphère plus grande qu'elles embrassent, et à l'égard de l'unité originelle de tout le genre humain. Si donc ceux qui inférent la diversité

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des différences les plus marquées étaient conséquents dans leur raisonnement, ils devraient l'étendre aux variétés secondaires et se trouveraient ainsi réduits à établir successivement que les habitants des différentes parties d'une même province, et quelquefois d'une même cité, n'ont point eu une commune origine. Les singularités organiques quelconques radicalement différentes, comme l'appareil pygmental que Malpighi a trouvé dans les nègres, et naguère Flourens 1, dans la race cuivrée d'Amérique, ne sont d'aucune importance dans cette question, comme nous le montrerons ailleurs. La vérité est que l'unité idéale manquant au genre humain, la diversité s'introduisit dans le corps aussi bien que dans l'état moral des hommes, et de là naquit la différence des races, laquelle n'est autre chose que la prédominance de la variété sur l'unité organique et originelle de l'espèce humaine. Si tous les membres de la famille humaine avaient maintenu entre eux l'association primitive, les influences locales auraient été paralysées ou au moins modifiées par l'union morale de l'alliance réciproque des nations, et l'accord des esprits aurait prévalu sur les conditions géographiques. Aussi, à mesure que la religion et la civilisation parviennent à diminuer la division, l'expérience montre que la diversité des races diminue à proportion, et elle finira par s'effacer tout-à-fait, quand cessera le schisme, et quand l'unité primitive sera recomposée. Ainsi une légère variété de formes, exprimant un type unique, exposera de nouveau à la face des peuples frères l'unité du père commun et la céleste origine 2.

Quand fut brisée l'unité du genre humain, et quand fut altérée la perfection de la nature dans la plus noble de ses

1 Journal des savants, Novembre 1838, p. 655-656.

2 Un auteur moderne, M. Courtet de l'Isle, admet l'uniformité successive et l'unité finale des races, mais il nie l'uniformité primitive; opinion qui répugné, en dehors des dogmes du panthéisme, ce qui revient à dire, hors de la plus grande des contradictions.

œuvres, un dessein de miséricorde intervint, qui voulut rétablir par la voie la plus sage cette harmonie détruite. Quand même la religion ne nous le déclarerait pas, le contraire serait impossible à croire : la seule durée de l'homme sur la terre et la conservation de la vie organique suffiraient à démontrer que la possibilité d'atteindre sa fin n'est pas enlevée à notre espèce. En effet, tout concourt à nous prouver que la vie de la terre est un champ d'épreuve, et ne peut pas être seulement un état de punition et de récompense. Autrement, comme la brièveté de la vie et les maux qui la travaillent concourent à rendre l'homme plus malheureux qu'heureux, il faudrait en conclure que nous sommes une race de réprouvés, et que la terre est un enfer. Or cela ne peut se concilier, ni avec l'arbitre dont nous sommes pourvus, ni avec la loi morale qui brille à nos yeux, ni avec le cours d'une vie fugitive qui exclut l'idée d'un état définitif, ni avec ce mélange de biens et de maux, avec cette faculté de se perfectionner et ces généreux instincts qui sont notre partage. Les inductions fournies par la raison aussi bien que la voix imposante de la religion, conspirent donc à nous persuader que l'homme tombé peut se relever et recouvrer son état primitif. Mais l'homme jouissant de cet état devait, au moyen de la perfectibilité essentielle à sa nature, aspirer et atteindre à une plus grande hauteur, c'est-à-dire, à la perfection morale et intellectuelle, au moyen de la vertu et de la science. En conséquence, dans l'ordre actuel, la restauration de l'homme nous apparait composée de deux parties: le retour à l'état primitif, et le passage de la perfection commencée à cette perfection supérieure, qui fut le terme proposé à notre espèce dans l'origine. Ces deux mouvements, l'un de sage retour vers le point de départ, l'autre de courageux progrès vers le terme, sont également nécessaires au véritable perfectionnement dans l'état actuel. Les théories du progrès en vogue aujourd'hui admettent le second mouvement et nient

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