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loi; sa multiplicité est organique, active, libre, et l'une de ces deux séries présuppose nécessairement l'autre.

Le principe qui informe spirituellement le genre humain sous le triple rapport de centre, de force et de loi, et qui l'élève à l'état de société spirituelle, c'est l'Idée. Seule elle peut remplir ces diverses conditions, et rendre complètement une la famille humaine. D'abord l'Idée est intelligible, causatrice et source d'obligation. Elle est intelligible, parce qu'elle éclaire tous les esprits, et qu'elle répand partout la lumière intellectuelle qui rend cognoscibles les choses et leurs rapports. Elle est causatrice, parce qu'elle n'éclaire pas seulement les esprits, mais qu'elle est en outre le premier moteur et le principe créateur de leur activité. Elle est source d'obligation, puisque, comprenant toute vérité absolue et éternelle, elle contient les vérités morales et le mobile suprême de l'obligation, et en conséquence, elle est loi et législatrice tout ensemble. Secondement, elle est unique et universelle, parce qu'il n'y a qu'une seule Idée, qui, étant commune à tous les êtres doués de pensée, d'activité et d'arbitre, resplendit à toutes les intelligences, meut toutes les causes secondes, et donne une règle morale à toutes les opérations libres. Ainsi l'on voit que l'Idée sert comme de centre à l'organisme spirituel des intelligences créées, de premier moteur à leur force active, de loi aux déterminations de leur arbitre ; elle est donc la seule unité organique, active et régulatrice, qui harmonie et réduit à l'état d'association morale l'universalité des hommes et des nations.

Les sociétés ont une âme, un corps, et par là-même une personnalité, comme les individus. L'âme, c'est l'unité qui les informe; le corps, c'est la variété informée; la personnalité, c'est l'union intime et harmonique de l'unité avec la variété. L'Idée est done l'âme de la société universelle, comme l'espèce humaine est en un sens le corps de l'Idée; et c'est de son union avec chacun des hommes que résulte la personnalité

morale du genre humain. Si les Stoïciens et les autres philosophes de l'antiquité, en imaginant leur âme du monde; si Averroës, avec son hypothèse d'un seul esprit commun à tous les individus, n'avaient entendu par là que l'unité numérique et l'universalité de l'Idée, nul ne pourrait certainement avoir raison de les contredire. Car l'Idée est l'âme des âmes, le principe vital de tout organisme, de toute harmonie, de tout ordre créé; elle est le principe formateur, intime, souverain et universel des existences. Elle est l'unité suprême, qui, en harmoniant les variétés qui lui sont soumises, en les tempé rant les unes par les autres et en les unissant entre elles, produit le concert, la beauté, l'accord dans le tout et dans les parties, et donne lieu au concept comme au mot d'univers.

La société humaine commença dès que l'Idée se fut révélée aux premiers hommes par l'infusion du langage. Si donc l'ldée, comme force, accompagna le premier acte de création, comme intelligible et comme loi, elle nous fut donnée la par première révélation, qui mit en exercice la faculté de repenser. Mais puisque l'homme est libre, la possession de l'Idée dépend jusqu'à un certain point de son élection. Il peut s'en rapprocher ou s'en éloigner considérablement, il peut en perfectionner la connaissance ou l'altérer, il peut étendre ou restreindre son domaine sur lui, sa clarté, son efficacité. Et cela est commun aux diverses sociétés et à l'espèce tout entière, comme cela est propre à chaque individu en particulier. De plus, l'Idée n'est pas seulement sujette à être altérée comme règle morale et comme objet de la volonté libre; elle l'est aussi comme lumière intellectuelle, parce que la participation à cette lumière est susceptible de plus ou de moins, et qu'elle peut être accrue ou diminuée de là la possibilité de l'erreur, comme nous l'avons insinué plus haut. Il est vrai que cette altération de l'Idée comme intelligible n'a lieu que dans la réflexion, et comme tout acte réfléchi est libre, il s'ensuit que tout vice dans la connaissance a sa ra

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cine dans l'arbitre, et que tout mal dérive, dans son origine, de la rébellion de la volonté contre l'Idée, considérée comme raison du devoir. La faute morale fut donc le principe de tout désordre: par elle nos puissances ont commencé à déchoir de leur intégrité et de leur perfection primitive; le commerce de l'esprit avec l'Idée diminua ; l'efficacité et l'empire de l'Idée furent affaiblis. C'est là un point sur lequel la philosophie s'accorde admirablement avec les données de la religion. Il est vrai que si la volonté fut la première à vicier l'intelligence, dans la suite du temps les ombres et les erreurs de celle-ci contribuèrent à accroître les déviations de celle-là. Mais cette réciprocité d'actions n'empêche pas que les premiers dommages soufferts dans la possession de l'Idée, n'aient été le fait de la libre volonté de l'homme.

Il ne faut pas croire pour cela que l'action de l'arbitre soit illimitée, et que par lui nous soyons maîtres de répudier entièrement l'Idée et de rompre tout commerce avec elle. Ce qui n'est pas moins absurde, à considérer l'Idée comme lumière intellectuelle et règle morale, qu'à l'envisager comme principe causateur et moteur premier de nos opérations. Autrement, le suicide parfait de l'intelligence serait possible, et le pouvoir d'anéantir ne serait plus un privilége incommunicable de la puissance créatrice. Qu'est-ce, en effet, que l'anéantissement? C'est la soustraction absolue de l'Idée aux êtres finis qui y participent ; or l'Idée est le principe vital si donc on arrive à en être parfaitement privé, il y aura mort parfaite, il n'y aura plus une ombre de vie. Et voyez les sociétés particulières meurent, les états se dissolvent, les peuples s'éteignent quand ils perdent leur idéalité, c'est-àdire, la participation à l'Idée. Mais l'esprit de l'individu ne meurt pas, et l'universalité des hommes durera autant que le monde. Ce qui prouve que la connaissance de l'Idée, encore bien qu'elle s'égare dans l'individu et dans le genre ne peut jamais pourtant s'anéantir tout-à-fait. Pour

humain,

;

ce qui regarde l'individu, il est évident que si l'Idée réfléchie pouvait périr entièrement, il faudrait que son intuition cessât; mais alors la pensée ne serait plus pensée; et cela ne peut avoir lieu hors le cas de l'anéantissement absolu. L'Idée est donc immortelle par rapport à nous, comme elle est éternelle en elle-même. Or la philosophie étant le développement de l'Idée par la réflexion, il s'ensuit que la philosophie, née avec la réflexion du premier homme, doit être perpétuelle. Ils errent donc grandement, ceux qui lui assignent un berceau et une tombe, l'un plus récent que le commencement, l'autre moins éloignée que la fin marquée par Dieu à la race humaine.

ont

Mais si la connaissance de l'Idée ne peut s'éteindre entièrement, elle peut s'obscurcir, et elle s'est obscurcie en effet dès les temps primitifs, pour les mêmes causes qui l'ont altérée dans la suite, et qui, à une époque plus récente, produit ce déclin de la philosophie, dont le dernier résultat est encore sous nos yeux. La faute affaiblit l'énergie de la volonté humaine; la faiblesse de la volonté diminua la vigueur du génie, et le génie affaibli nuisit aux autres facultés, et détériora en tout point la condition intrinsèque et extrinsèque de l'individu et de la societé tout entière. La civilisation, qui consiste dans la connaissance intégrale de l'Idée, commença à tomber en même temps que celle-ci commença à s'obscur cir; à la civilisation succéda la corruption, puis vint la grossièreté, la barbarie, et pour plusieurs nations plus coupables ou plus malheureuses, l'état sauvage dans toute sa brutalité. Cet immense intervalle qui sépare de l'état sauvage la civilisation, condition propre de l'homme primitif, I mesuré par l'obscurcissement successif des vérités idéales: et si l'on pouvait avoir une histoire exacte des vicissitudes

fut

5 par un peuple quelconque, dans son trajet du premier au second de ces deux termes, on verrait que tout son mouvement vers le bien et vers le mal, toutes ses gradations et

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ses rétrogradations dans cette longue course, peuvent être. exactement déterminées par le degré de lumière ou l'épaisseur des ténèbres dont sa force intellectuelle était affectée. S'il était complet, l'état sauvage impliquerait l'extinction absolue de l'Idée et la mort de la pensée, car l'état de réflexion étant un état contre nature, et l'homme qui pense un animal dépravé, comme l'affirme le plus illustre ennemi de la civilisation, la perfection de la vie sauvage doit exclure totalement la connaissance réfléchie; avec celle-ci périrait en même temps la connaissance intuitive, puisqu'il est impossible de séparer l'une de l'autre, hors le cas d'un vice l'organes. L'état sauvage absolu serait donc l'état animal; l'homme y serait réduit à la condition des brutes, douées d'instinct et de sentiment, mais non douées de raison, puisqu'elles sont destituées de toute participation intellectuelle et morale à l'Idée.

L'idée altérée, l'unité de l'espèce humaine fut diminuée d'autant, et l'organisme social en fut lésé dans les parties les plus vitales et les plus essentielles de sa nature. A l'union primitive succéda le partage en races, nations, et langues 2, et la famille humaine, divisée à sa source, se dispersa en une multitude de petits ruisseaux s'éloignant les uns des autres ou se croisant avec désordre. Le démembrement politique de l'espèce humaine était sans doute conforme aux desseins de la Providence, puisque sans lui l'homme n'aurait pu cultiver la terre, ni régner sur elle, mission que lui avait donnée le Seigneur suprême. Mais la concorde entre les nations aurait duré ; les peuples, non moins que les individus, se seraient regardés et traités comme des frères; leurs relations auraient été intimes, fréquentes, pacifiques, animées par l'amour et par la justice; il y aurait eu aide mutuelle chacun aurait participé aux biens de tous : l'idée d'un commerce universel

1 ROUSSEAU, Disc. sur l'orig. de l'inég., 1re partic. 2 Gen. x, 5, 20, 31.

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