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externe à l'esprit; elle l'enveloppe de toutes parts, elle le pénètre intimement; elle s'unit à lui par l'acte de création, comme Substance et Cause première, et de la manière inexplicable et mystérieuse dont l'Etre imprègne toutes ses créations. Il n'y a donc aucune proportion entre la nature finie de l'esprit, et l'objet idéal, d'où proviennent la lumière intellectuelle et la connaissance. Aussi dans la première intuition, la connaissance est vague, indéterminée, confuse; elle est dispersée et éparpillée au point qu'il est impossible à l'esprit de s'en saisir, de se l'approprier véritablement, et d'en avoir une conscience distincte. Dans cette période de la connaissance, l'Idée absorbe l'esprit et le domine, et l'esprit n'a pas la force de résister à cet empire; il ne peut appréhender ni s'identifier l'Idée. La seconde intuition, c'est-à-dire, la réflexion, éclaircit l'Idée en la déterminant, et la détermine en la faisant une, c'est-à-dire, en lui communiquant cette unité finie qui est propre non à l'Idée, mais à l'esprit créé. De cette sorte les rayons de la lumière idéale convergent en un seul foyer, et produisent par cette convergence la lucidité et la précision propres à l'acte réfléchi. Mais comment un objet infini peut-il être déterminé, et comment peut-il être tout ensemble connu en tant qu'infini? Cela se fait par l'union admirable de l'Idée avec la parole. La parole limite et circonscrit l'Idée, en concentrant l'esprit sur elle-même, comme sur une forme limitée au moyen de laquelle il perçoit réflexivement l'infini idéal; ainsi l'œil de l'astronome contemple facilement et à loisir les mondes célestes, à travers un petit cristal. Cependant c'est en elle-même que l'Idée est repensée, c'est dans sa propre infinité qu'elle est vue, quoique la vision s'en fasse d'une manière finie, par le signe qui revêt et circonscrit son objet. La parole est en un mot comme un ainsi cadre étroit dans lequel l'Idée illimitée se restreint pour parler, et se proportionne à la force limitée de la connaissance réflexe. Avec un peu d'attention chacun peut faire sur soi

même l'expérience de ce fait intellectuel qu'il est impossible d'expliquer, difficile d'exprimer, mais qui est aussi clair et aussi indubitable que tout autre phénomène psychologique.

La marche et les progrès de la philosophie sont subordonnés à son principe, et sont plus ou moins parfaits, selon qu'il est lui-même plus ou moins parfait. Si le germe idéal fourni par la parole a atteint sa maturité, s'il renferme actualisés tous les éléments intégrants de l'Idée, la philosophie acquerra dans sa marche une profondeur et une célérité incroyables. Que le principe soit imparfait, au contraire, en d'autres termes, que les éléments intelligibles et intégrants de l'Idée n'y soit renfermés que potentiellement, sans être actualisés, et la philosophie sera dans sa marche, lourde, pesante, prête à tomber et à dévier à chaque pas. Supposons, par exemple, que deux génies philosophiques d'un mérite égal partent, en philosophant, l'un de l'Idée telle qu'on la trouve dans la formule pélasgico-orientale si mûre des Pythagoriciens, l'autre du concept idéal encore brut, tel qu'on le trouve dans les plus anciens maîtres de l'école ionique. Qu'arrivera-t-il ? Le premier s'élancera d'un bond, comme Empédocle, à la hauteur du vol éléatique ; l'autre marchera terre à terre et ira donner tantôt plus, tantôt moins, sur les écueils où se sont brisés les philosophes naturalistes d'Apollonie, d'Abdère et de Milet.

L'histoire, la foi et la raison s'accordent à démontrer que le père du genre humain fut créé de Dieu avec le don de la parole. La parole primitive, divine qu'elle était, fut parfaite et dut exprimer intégralement l'Idée (41). Les autres langues plus ou moins altérées par les hommes sont imparfaites, parce que l'invention humaine y est pour beaucoup ; mais il n'en était pas de même de l'idiome primitif : c'était une invention de l'Idée, une production de l'Idée elle-même. L'idiome primitif fut une révélation, et la révélation divine est le verbe de l'Idée, c'est-à-dire, l'Idée parlante et s'exprimant elle-même. Ici donc la chose exprimée engendre sa

propre expression, et sans doute elle fut exacte et parfaitement exacte, cette expression qu'avait créée lui-même l'objet exprimé. Il y a une différence immense entre le principe parlant et la chose parlée; l'un est humain, l'autre est divine. C'est dans cette différence que se trouve la cause de l'imper fection idéale de tous les langages qui ont succédé à la langue primitive.

La parole, étant le principe qui détermine l'Idée, est aussi la condition nécessaire de l'évidence et de la certitude réflexes. L'Idée engendre l'une et l'autre; elle est leur commun fondement, comme nous l'avons remarqué tout-à-l'heure; mais comme les concepts idéaux ne peuvent être repensés sans leur forme, c'est aussi de cette forme que dépendent leur clarté et leur certitude. Or la parole est une révélation; d'où il suit que l'évidence et la certitude de l'Idée dépendent indirectement de l'autorité révélatrice, et qu'il est impossible de les obtenir sans son concours. Ainsi se combinent les deux opinions contraires, dont l'une affirme et l'autre nie la nécessité de la révélation pour obtenir une certitude rationnelle.-L'Idée se fait certaine par elle-même, en vertu de sa propre évidence; mais comme elle ne peut être repensée sans la parole qui la révèle, celle-ci est l'instrument, non la base, de la certitude que nous en avons, Outre qu'elle manifeste sa propre réalité en resplendissant à l'intuition réflexe, l'Idée démontre encore la vérité de la révélation elle-même ; d'un autre côté, sans la révélation, l'Idée ne pourrait resplendir à l'esprit repensant. Y a-t-il ici un cercle vicieux ? Non; parce que la parole révélée n'est pas le principe, mais la simple condition de la lumière rationnelle, dans l'ordre de la réflexion.

La parole, comme tout signe, est un sensible. Si donc elle est nécessaire pour qu'on puisse repenser l'Idée, il s'ensuit que le sensible est nécessaire pour qu'on puisse réfléchir et connaître distinctement l'intelligible. Ce fait est en

A

harmonie avec la nature de l'homme, être mixte, composé de corps et d'âme, et il détruit ce faux spiritualisme qui voudrait considérer les organes et les sens comme un accessoire et un accident de notre nature. Spiritualisme déraisonnable et contraire aux données de la révélation, qui nous représente le renouvellement des organes comme nécessaire à l'état parfait et immortel de la nature humaine. Or si la parole est un sensible, il faut que la révélation soit sensible et extérieure, et par contre-coup, que celle-ci soit revêtue d'une forme historique. Aussi une révélation intérieure, qui consisterait dans de purs concepts, telle que plusieurs l'ont imaginée, répugne, soit qu'on la dise naturelle, soit qu'on la dise surnaturelle ; elle serait contradictoire à la nature de l'homme et impuissante à produire son effet.

L'Idée parlante, en se communiquant au premier homme, se révéla à toute sa postérité, et c'est elle qui forma ainsi l'unité de la famille humaine. En effet, tous les hommes sont sortis d'un seul; c'est un fait dont l'histoire, la religion et une philosophie élevée ne permettent pas de douter; mais cette unité d'origine et de race est une chose matérielle, et elle ne peut par cela même créer seule l'unité morale. Pour produire cette unité, il ne suffit donc pas de l'identité de nature qui se trouve chez tous les hommes; car la ressemblance des parties peut bien toute seule composer une agrégation homogène, mais non un tout organisé. D'ailleurs, le sens commun et l'instinct naturel, en regardant tous les hommes comme membres d'un seul corps et comme une famille de frères, reconnaissent aussi entre eux une véritable union morale, conforme au dogme chrétien. Cette union est aussi un dogme, ou du moins un postulatum de la science; sans lui, la doctrine des devoirs sociaux et le droit des gens sont impossibles. Supposons en effet que les peuples divers soient des agrégations naturelles ou fortuites, détachées les unes des autres, sans liens moraux qui les unissent réciproque

ment; il ne sera pas possible de déterminer rationnellement entre eux des devoirs et des droits réciproques. Alors, pour toute justice dans les relations extrinsèques des peuples, il y aura la force ; et la guerre, au lieu d'être un douloureux expédient que la nécessité seule peut rendre légitime, la guerre deviendra bonne par elle-même, selon la doctrine de Hobbes, et elle formera le seul lien naturel des nations. Donc les hommes sont liés entre eux en vertu d'un principe d'unité morale, et forment une seule communauté, parce qu'ils sont frères par le sang, et parce qu'à ce lien naturel, il s'en joint un autre, le principe de la fraternité spirituelle. Voilà ce que présuppose le droit des gens, et sans cela il est absurde. Voyez les publicistes de notre temps qui nient ou qui mettent en doute la fraternité originelle et morale des hommes; sur quelles bases peuvent-ils asseoir les obligations et les droits réciproques des nations? Il n'est pas besoin d'avertir qu'en parlant de l'unité sociale du genre humain, je n'envisage la société qu'au point de vue moral, et nullement au point de vue politique, et que ce que j'en dis ne ressemble en rien aux songes de certains cosmopolites, dont la réalisation est éloignée de dix siècles au moins.

Tout corps social est un et plusieurs; c'est une variété qui se résout en unité. Cette réduction à l'unité se manifeste sous plus ou moins de formes, selon les propriétés multiples des membres qui la composent. Toute société est avant tout un ensemble organisé, c'est-à-dire, un agrégat de parties semblables ou dissemblables, mais inégales, gravitant harmoniquement autour d'un centre commun. Si de plus une société se compose d'êtres qui agissent et qui se meuvent, le centre devient le principe du mouvement. Si, en outre, ces êtres qui ont la faculté d'agir sont libres, le principe du mouvement doit encore servir de règle morale à leurs actions. Or, telle est la société morale du genre humain. Elle est une et multiple; son unité apparaît comme centre, force.

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