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dans un travail distinct de cette introduction, ce point de philosophie, un des plus neufs et des plus obscurs qu'il y ait.

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L'Idée ne peut se démontrer; il faut l'admettre comme une vérité première. En effet, une preuve quelconque suppose un concept antérieur; et tout concept est l'idée ou se fonde sur l'Idée; or toute démonstration se compose de concepts et de jugements, donc tout raisonnement qui tendrait à démontrer la vérité de l'Idée, se résoudrait en un paralogisme. Il ne s'en suit pas cependant que l'Idée ne soit point légitime, ou qu'elle le soit moins que les vérités démontrées. Car la force de toute démonstration venant de l'Idée, qui en fournit les principes, si l'Idée avait moins de valeur que les vérités démontrées, la conséquence vaudrait plus que les prémisses. L'idée est donc indémontrable, parce qu'elle est la source de toute preuve et de toute démonstration. Elle est à la fois une proposition et un enthymême, dans lesquels le sujet et le prédicat, l'antécédent et le conséquent s'identifient, comme nous le ferons voir dans la suite de ce travail.

L'idée a un caractère qui équivaut à sa démonstration et qui en tient lieu : c'est l'évidence. L'évidence est l'intelligibilité des choses; et comme l'Idée est l'Intelligible, il s'ensnit qu'elle est évidente par elle-même. Les autres choses sont évidentes en vertu de l'Idée, elles participent à l'intelligibilité qui dérive d'elle, et dont elle est la source unique, suprême et universelle. L'évidence de l'idée est une qualité intrinsèque, et non point une qualité extrinsèque ; une lumière propre, et non point une lumière réfléchie; une source, et non un fleuve; une cause, et non un effet. Il y a plus ce n'est point,à parler rigoureusement, une propriété de son sujet,mais bien le sujet lui-même. Elle ne jaillit pas de l'esprit humain, mais de son terme absolu; elle est objective, et non subjective; elle appartient à la réalité connue, et non à notre connaissance. Elle est donc revêtue d'une nécessité objective,

absolue, appartenant à l'Idée, et non pas à l'intuition qui la contemple; elle n'accuse rien de subjectif, et elle ne peut être considérée comme un effet de la structure de l'esprit humain, ainsi que l'admet la philosophie critique. L'évidence ne sort pas de l'esprit, mais elle y entre et le pénètre; elle vient du dehors, et non du dedans ; l'homme la reçoit, et il ne la produit pas; il y participe, et il n'en est pas l'auteur. Elle sort des entrailles de son objet; c'est la voix rationnelle par laquelle l'Idée proclame sa propre réalité, c'est l'acte par lequel l'Idée se pose elle-même en vue de l'œil qui la contemple. Et en effet, si l'évidence est l'intelligibilité, comment pourrait-elle se trouver hors de l'intelligible?

Il ne faut pas croire, néanmoins, que l'évidence soit parfaite pour l'homme, ni encore que la mesure en soit la même pour tous les hommes, dans l'ordre de la réflexion. Comme elle est une lumière incorporelle, qui rayonne de l'objet idéal et le rend saisissable à la force visuelle de l'esprit, sa clarté et son éclat sont susceptibles de plus ou de moins. Mais cette diversité ne vient pas de la lumière, toujours identique à elle-même; elle vient des dispositions de la force contemplative, et ces dispositions influent sur l'objet de la vision d'une manière négative, c'est-à-dire, en diminuant plus ou moins la clarté qui l'accompagne.

Quand l'esprit réfléchit sur sa propre intuition, et que la lumière qui l'éclaire est faible et pâle, parce qu'il l'a ternie lui-même, alors il peut altérer la connaissance de l'objet. De là naît l'erreur dont est capable toute créature pensante et libre. Comme l'évidence est l'Idée, et que l'idée est absolue et éternelle, il s'ensuit qu'elle seule peut jouir parfaitement d'elle-même, et que tout être fini participe à sa lumière à un degré limité et proportionné à sa nature. Sous ce point de vue, il est vrai de dire que la connaissance humaine se compose d'éléments subjectifs aussi bien que d'éléments objectifs, et que les premiers ont leur source dans les dispo

sitions de l'instrument de la connaissance, c'est-à-dire, de l'esprit. Mais cette subjectivité est négative; nous ne mettons rien du nôtre dans l'objet intelligible, et c'est à lui qu'appartient tout le positif de la connaissance; seulement, à cause de l'imperfection de notre capacité, nous n'appréhendons ce positif que d'une manière finie et imparfaite. Cette imperfection est de deux espèces : l'une d'intensité, l'autre d'extension. La première affecte les degrés de la lumière intellectuelle, la seconde 'les objets éclairés par cette lumière. Comme l'Idée est l'intelligibilité des choses, elle s'éclaire elle-même, et l'univers avec elle, par sa propre splendeur, et elle est vraiment ce soleil intellectuel dont le soleil corporel, selon plusieurs anciens philosophes, n'est qu'une ombre ou une image, et une ombre plus encore qu'une image. Mais parce que le monde des choses cognoscibles est très-vaste, et qu'il est même infini, en ce qui regarde l'Idée, il est clair qu'aucune pensée créée ne peut l'embrasser dans son immensité; et cette impuissance du sujet est, comme l'autre, une privation qui n'est que de notre côté. Il doit donc en résulter l'incompréhensibilité de beaucoup de choses, c'est-àdire, le sur-intelligible. Nous rechercherons ailleurs la racine intime de ce concept mystérieux, ses rapports, ses influences sur toutes les parties de la connaissance humaine. Il suffira de noter ici que l'origine du sur-intelligible est purement subjective, puisqu'il n'existe qu'en tant qu'il a pour cause l'imperfection et les limites du sujet connaissant, et que, hors de la révélation qui y jette un peu de lumière par des données objectives, il a véritablement ces propriétés qu'Emmanuel Kant assigne par une étrange méprise à l'intelligible, son contraire. Hors de l'esprit créé donc, il n'y a point de sur-intelligible, puisque les mystères, dans leur entité objective, soit qu'ils résident dans l'Idée, soit qu'ils en dérivent, sont éclairés par son infinie et éternelle splendeur. Le sur-intelligible est comme une éclipse mentale; seulement,

pour que la métaphore soit juste, il faut supposer que le corps interposé entre l'œil et le soleil, se trouve dans l'œil même, c'est-à-dire, dans l'esprit de là vient que l'interposition de ce corps, et l'obscurcissement qui en résulte, dureront au moins autant que la vie organique. L'imperfection extensive de la connaissance, qui donne lieu à l'incompréhensible, peut se comparer à une petite tache qui n'affecterait qu'une partie de la pupille, et qui produirait sur cette partie une obscurité absolue. L'imperfection intensive, au contraire, est comme une toile très-mince, qui jette de l'ombre sur toute la pupille, mais dont la transparence empêche l'entière privation du bienfait de la vision bien qu'elle rende la vue confuse, en diminuant l'abondance et la vivacité de la lumière.

L'évidence engendre la certitude: c'est une espèce de médiateur entre celle-ci et la vérité, entre l'esprit qui connaît et l'Idée, objet de sa connaissance. Comme l'évidence est objective, la persuasion, dont elle est mère, est complète et exclut entièrement le doute. La certitude est donc le mode dont notre esprit s'approprie la vérité et l'évidence, et se répète à lui-même, comme des oracles divins, les paroles affirmatives et absolues de la voix de l'Idée. Aussi, bien que la certitude soit subjective, sa base et sa racine sont objectives, et elle n'a pas moins d'autorité que l'évidence, dont elle est, pour ainsi parler, la répétition et l'écho. Vraiment le scepticisme est absurde; il n'excelle qu'en une chose: c'est qu'au lieu de s'arrêter à moitié chemin comme les erreurs scrupuleuses et pusillanimes, il s'avance hardiment jusqu'au terme, jusqu'au comble de l'absurdité. Il faut en dire autant du doute méthodique de Descartes, dont nous traiterons dans peu. En effet, si tout acte dubitatif implique l'affirmation de l'Idée, qu'est-ce que vouloir rejeter momentanément ou mettre en doute l'Idée elle-même, dans le but de l'acquérir plus tard au moyen de l'examen et des recherches psychologiques, sinon un jeu puéril qui montre en celui qui s'y repose

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sérieusement une aptitude médiocre ou nulle à la philosophie? L'Idée est donc primitive, indémontrable, évidente et certaine par elle-même.

La pensée se replie sur elle-même et se redouble, pour ainsi dire, dans la réflexion, au moyen des signes : les signes sont l'instrument dont l'esprit se sert pour recomposer le travail intuitif, ou plutôt, pour reproduire intellectuellement le type idéal. C'est ce que nos bons anciens appelaient repenser, expression pleine de justesse et d'une délicatesse exquise, que nous avons remplacée bien moins heureusement par notre mot réfléchir. Les signes sont comme les couleurs dont nous nous servons pour tracer et peindre le dessin de la pensée : et c'est pour cela que le langage est nécessaire aux idées réfléchies (39). Aussi le langage, qui n'est pas un assemblage de paroles mortes, mais une composition organique et vitale, doit être parlé et animé par une voix vivante. En conséquence, la parole intérieure dont l'esprit se sert pour converser avec lui-même, a besoin de la parole extérieure et de la conversation des hommes. Le langage, quelque grossier et détfectueux qu'il soit, renferme le verbe ; et comme le verbe exprime l'Idée, ou du moins qu'il en contient le germe, ainsi que nous le montrerons plus tard, il s'ensuit que l'intellect, muni de cet instrument, peut élaborer sa propre connaissance, et par un travail plus ou moins long, plus ou moins difficile, développer le germe intellectuel, en découvrir les rapports intrinsèques et extrinsèques, et acquérir successivement la somme des vérités rationnelles. Ce travail réflexif de la pensée est la philosophie qu'on peut en conséquence définir le développement successif de la première notion idéale. Ce n'est point ici le lieu de faire une recherche complète sur l'union mystérieuse de la pensée avec le langage (40). Je me borne à faire remarquer que la parole est nécessaire pour repenser l'Idée, parce qu'elle est nécessaire pour la déterminer. L'Idée est universelle, immense, infinie; elle est interne et

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