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gubre sans la joie de l'espérance, et la mort de l'homme célèbre est triste et inconsolée sans les charmes de la religion. La pensée de la gloire qui lui survit ne suffit pas à le consoler, quand la vie l'abandonne lui-même ; elle le contriste plutôt, comme l'image d'un bien qui ne sera plus à lui quand il ne pourra plus en jouir ni le posséder. Théophraste, après une très-longue et très-célèbre vie, connut en mourant la vanité de la gloire, et se repentit d'avoir répandu tant de sueurs pour l'acquérir 1. Et en effet, à quoi sert le souvenir des biens qui ne sont plus, sinon à rendre amère la pensée de les avoir perdus ? On raconte que le célèbre Goëthe invoqua douloureusement la lumière, au moment où ses yeux se fermaient pour toujours (38). Mais le chrétien qui aspire à jouir de cette lumière impérissable, auprès de laquelle notre jour est nuit et nuit profonde, trouve des motifs de doubler son courage. Quand les biens et la grandeur de cette vie s'en vont, il élève sa pensée vers cette gloire céleste dont la jouissance surpasse toute idée. La confiance lui adoucit l'amertume du départ, et elle prolonge et éternise en quelque façon la possession de ces mêmes biens qu'il abandonne. Il lui est doux de penser que, tandis qu'il jouira du bonheur dans le sein de Dieu, son nom sera encore béni parmi les hommes. Les lauriers périssables que flétrit la mort lui sont encore chers et précieux, car il a l'espoir de les voir reverdir dans la vie immortelle. La mémoire du génie vertueux vit au ciel bien plus que sur la terre, car le génie bien employé est vertu. Son véritable théâtre est l'assemblée universelle des esprits, et l'éternité tout entière est assignée à la célébration de ses louanges. Malheur à celui qui a abusé des dons de Dieu, et fait servir à la perte des hommes le feu céleste qui lui fut donné pour les rendre heureux! Nulle calamité n'est comparable à celle-là, et l'imagination elle-même est im

DIOG LAERCE, liv. v., ch. 2, no 11.

puissante à mesurer les tortures d'un mourant coupable de ce crime. Mais l'agonie du génie chrétien est tranquille, et le sentiment de son mérite ne lui cause point de remords. Le souvenir des priviléges qu'il a reçus, lojn de le troubler, lui inspire un humble sentiment d'espoir et de gratitude. Car, bien qu'il abandonne le champ qu'il a cultivé, il sait qu'il emporte avec lui les fruits de ses sueurs et de ses fatigues; et, comme un ouvrier fidèle, il peut les offrir avec confiance au Seigneur juste et tendre, qui, au verre d'eau donné pour son amour, a promis une éternelle et ineffable récompense,

CHAPITRE III.

DU DÉCLIN DES ÉTUDES SPÉCULATIVES, SOUS LE RAPPORT DE L'OBJET.

ci

L'objet primaire et principal de la philosophie est l'Idée, terme immédiat de l'intuition mentale. Ce mot, que Platon a consacré dans la langue philosophique de tous les pays vilisés de l'Europe, je le prends dans un sens analogue au sens platonicien, et je l'emploie pour désigner, non pas un concept qui soit nôtre, ni toute autre chose ou propriété créée, mais la vérité absolue et éternelle, en tant qu'elle apparaît à l'intuition de l'homme. Bien des philosophes ont étrangement abusé du mot Idée; je noterai en particulier les sensualistes et les panthéistes modernes. Georges Hégel, un de ces derniers, entend sous ce nom l'absolu; mais nous aurons occasion de faire voir ailleurs que l'absolu des panthéistes n'est absolu que dans les termes, et qu'une idée absolue qui se développe substantiellement est une contradiction. Aussi, le sens que je donne au mot Idée n'a rien de commun avec celui du philosophe allemand. - Par Idée, les psy

chologues sensualistes entendent la sensation; de là vient qu'un grand nombre d'entre eux s'en sont servi pour baptiser leur roman (je n'oserais pas l'appeler un système) du nom d'idéologie. Il est temps, ce me semble, de rendre à cette noble expression sa valeur légitime, et, si l'usage ne permet pas d'en faire plus, de la soustraire, au moins en partie, à sa signification vulgaire. Quant à la notion que je veux exprimer par ce mot, il ne m'est pas possible d'en donner pour le moment une définition à la fois exacte et intelligible; elle s'éclaircira à mesure que j'avancerai dans mon travail. Il suffit d'avertir ici que sous le nom d'Idée, j'entends l'objet de la connaissance rationnelle pris en soi; toutefois, à la notion de cet objet pris en lui-même, il faut ajouter celle d'une relation entre lui et notre connaissance.

L'étude de l'Idée est la substance de toute la philosophie. Nous verrons, en effet, par la suite, que l'Idée embrasse la métaphysique aussi bien que les autres parties de la philosophie les plus importantes et les plus élévées, en leur fournissant les principes sur lesquels elles se fondent et dont elles procèdent. La psychologie elle-même appartient, par sa base, à la science de l'Idée.

Comme l'Idée est la matière principale sur laquelle travaille la philosophie, une première question se présente, celle de son origine. Aujourd'hui, on tient pour certain qu'il est absurde de faire dériver, avec Locke, les concepts rationnels de la sensation unie à la réflexion, ou, avec Condillac et ses disciples, de la sensation seule. De même que le nécessaire ne peut naître du contingent, ni l'objet du sujet, il est pareillement impossible que les sensibles internes ou externes puissent enfanter l'intelligible. Je ne m'étends pas sur ce point, et parce que je n'écris pas des éléments de psychologie, et parce que le simple énoncé de la proposition accuse une contradiction. En effet, puisque l'Idée est l'objet éternel et immédiat de la connaissance, et non pas une apparence ou

une image de cet objet, demander quelle en est l'origine serait chose ridicule, à moins qu'on ne voulût parler uniquement de son rapport avec l'intuition humaine, rapport qui ne concerne pas la nature même de l'Idée, et qui lui est toutà-fait extrinsèque.

Voici donc à quoi se ramène cette question: la connaissance de l'Idée, dérivant d'une faculté spéciale appelée esprit, entendement ou raison, est-elle acquise ou innée? en d'autres termes, l'homme peut-il, un seul instant, exister comme esprit pensant, et exercer la faculté de penser, sans la présence de l'Idée; et en conséquence, la cherche-t-il et l'acquiert-il? ou bien l'Idée lui apparaît-elle en même temps que le premier exercice de la pensée a lieu, en sorte que le moindre acte cogitatif soit inséparable de l'Idée? Tel est le vrai sens de cette question : l'Idée est-elle innée? Car puisque l'Idée n'est point une image ni une forme imprimée dans l'esprit, mais l'objet qui apparaît à son intuition, dire qu'elle est innéc, c'est dire quelle n'est point un travail de la pensée, et que, pour nous, elle naît avec la pensée qui la saisit. Supposé qu'il en fût ainsi, l'Idée pourrait être considérée comme acquise, à l'égard de la substance de l'âme, de la même manière que le premier acte cogitatif lui est acquis; mais elle serait innée à l'égard de la pensée.

sans

Cela posé, la solution de notre question se donnera facilement en deux mots. On ne peut faire un acte cogitatif, penser à quelque chose d'intelligible; car, autrement, on penserait sans pensée, puisque la pensée est l'appréhension de l'intelligible. Or l'intelligible c'est l'Idée, puisque l'idée 'est l'objet immédiat de la pensée et de la connaissance. Donc on ne peut assigner d'autre origine à l'Idée, par rapport à nous, que l'origine de l'exercice même de l'intelligence. Rechercher ensuite quels sont l'origine et l'enfantement de cet exercice, c'est une entreprise qui ne rentre pas dans le plan de cet ouvrage, et je me réserve de traiter,

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