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il acquiert soudain tant de lumière et de force, qu'il s'élève au-dessus de sa petitesse, et participe en un certain degré, à l'immuable, à l'absolu, à l'éternel, à l'infini. C'est en cela que consistent, et l'apothéose de la raison humaine pressentie par les anciens philosophes, et le perfectionnement moral prêché par l'Evangile; car la charité chrétienne n'est au fond que l'amour de l'idée. Mais qu'il vienne à la négliger ou à l'oublier, ce même esprit humain retombe dans son néant originel, le génie se coupe à lui-même les ailes sur lesquelles il pouvait s'élever aux cieux. Voilà la cause de la médiocrité des intelligences modernes, contraintes à se traîner terre à terre, parce qu'elles ne savent pas s'élancer sur les ailes de l'Idée dans les vastes espaces du firmament. Voilà d'où sont venues la vogue des arguties sophistiques, la prédominance des phrases sur les pensées; voilà pourquoi l'on a perdu en morale le goût et le sentiment de la vérité.

A un grand nombre ces réflexions paraîtront dures, à plusieurs, téméraires et injustes. Qu'un inconnu apparaisse, effeuillant hardiment les lauriers qui couronnent certains noms, certaines célébrités bien ou mal acquises, cette prétention sera estimée une ridicule folie, ou une insupportable arrogance. Pour moi, je n'aspire point à trouver de nombreux panégyristes ni de nombreux approbateurs de ma manière de penser. Loin de là, je serais stupéfait si le contraire m'arrivait, par la raison que tout homme qui marche en sens contraire de la mode ne peut raisonnablement espérer l'assentiment du grand nombre. Mais je remarque, en lisant l'histoire, que souvent un siècle prodigue un mépris universel aux idoles d'un autre siècle, d'un siècle même peu éloigné de lui. Les noms de Gorgias et de Protagoras furent de leurs temps aussi fameux que les noms les plus illustres de nos jours, et la Grèce d'alors n'était pas moins civilisée que la France mo derne. Peu de temps après, l'opinion changea de telle sorte, que le nom honorable de sophiste devint une injure. L'ana

thème dure encore, et depuis plus de vingt siècles, le nom et la science de ces faux sages sont honnis. Or, si les sophistes grecs furent les parleurs de leur temps, les parleurs modernes sont, en partie, les sophistes du nôtre; en effet, s'il y a chez les nôtres plus de bonne foi, leur science n'est pas plus étendue ni mieux basée que celle des anciens. Leur renommée aura donc le même sort; nul n'en peut douter, à moins qu'il ne croie les bonnes études et la bonne philosophie mortes pour toujours. Mais la philosophie est immortelle comme l'esprit humain qui l'a créée, et la vérité, après un naufrage apparent, reparait toujours à flot. Les faux sages des temps modernes ont fait faire naufrage à la philosophie, en la séparant de l'Idée et des enseignements chrétiens, comme autrefois les sophistes d'Athènes dissipèrent l'héritage sacré de la doctrine primitive, transmis en partie par les hiérophantes et les pythagoriciens. Platon renoua le fil traditionnel autant que le comportait son époque, et il mérita le titre de second père de la philosophie grecque. Une restauration pareille, proportionnée au caractère et à la supériorité d'un temps où règne le christianisme, est plus que jamais nécessaire aujourd'hui. Mais la tentative sera vaine, tant que dureront les opinions préconçues, tant qu'on se prosternera devant le siècle. Déracinez l'indigne superstition, renversez les idoles des sophistes et des déclamateurs, si vous voulez relever les autels du vrai culte (34).

Résumons maintenant les qualités principales du génie spéculatif, tant en lui-même, selon la définition que nous en avons donnée, que dans ses rapports extrinsèques.

Le génie est inventeur, c'est-à-dire, neuf et original. Sa nouveauté ne porte pas sur la substance des vérités qu'il découvre, puisque le vrai idéal est connaturel à l'esprit humain, qui ne peut trouver en ce genre de réalités inconnues dans eur essence, comme cela arrive dans le cercle des calculs et des phénomènes. Mais la notion de l'Idée peut être plus ou

moins claire ou plus ou moins distincte pour l'esprit qui réfléchit; et cette variété de lumière et de contours qui donne lieu à une variété indéfinie de graduations, est la seule matière possible du progrès dans les sciences philosophiques. De plus, il y a connexion réciproque entre les idées, et connexion entre les idées et les faits. En conséquence, de l'étude des idées, de la découverte des faits et du rapprochement des unes et des autres, sort la notion d'une multitude de rapports, qui jettent de la clarté sur les idées elles-mêmes, et accroissent la somme des connaissances. Au résumé, cet accroissement peut se réduire à ces deux points : découvrir de nouveaux et secrets rapports entre les intelligibles et les sensibles, et éclaircir les idées obscures; en d'autres termes, mettre en relief ce qui n'était qu'ombré, montrer en face ce qui n'était vu que de profil, mettre en saillie, faire ressortir sous une forme distincte, individualisée et détachée du fond ce qui était confondu dans l'ensemble, et comme perdu dans une masse informe d'éléments hétérogènes. C'est dans ce travail que brillent éminemment l'originalité et la supériorité du génie spéculatif. De là on conçoit que ce génie se divise en deux espèces, toutes deux précieuses, mais dont l'une est moins exquise et moins rare que l'autre. La première se contente de dessiner ou de peindre les physionomies de l'Idée; n'est point parfaite; elle laisse à désirer plus de précision dans les contours, plus de saillie dans les formes. La seconde sait graver et sculpter ces mêmes physionomies, et les fait presque palper. Les métaphysiciens sculpteurs sont très-rares. Mais

elle

même

ni les uns ni les autres ne créent rien de nouveau, pas subjectivement; ils ne font qu'augmenter en netteté et en éclat la lumière de l'appréhension réflexe. En conséquence, les découvertes philosophiques, quand elles sont ce qu'elles doivent être, réelles et non purement apparentes, ne rompent jamais le fil de la tradition scientifique; la nouveauté alors complète et ne renverse pas les anciennes doctrines établies. On

voit par là quel jugement il faut porter sur ceux qui prétendent fonder sur une base nouvelle de nouveaux systèmes, et qui admettent un progrès en vertu duquel la science d'aujourd'hui doit anéantir la science d'hier; et aussi sur ceux qui affirment que la philosophie a été inventée par cet homme-ci ou par cet homme-là, telle année, tel jour de tel mois. Comme s'il s'agissait d'une machine, d'une île inconnue, d'une étoile, d'un produit de l'art ou d'un phénomène de la nature! Comme s'il ne s'agissait pas de ces éternelles vérités dont l'intuition est connaturelle à l'esprit humain. Il n'y a pas de secte plus ennemie de la véritable nouveauté et du progrès idéal, que cette espèce de novateurs qui voudraient retenir par leurs tentatives insensées dans une enfance perpétuelle la plus noble et la plus virile des sciences.

Le génie est profond, il pénètre dans les entrailles de son objet. Cette qualité le distingue de l'esprit qui n'effleure que la surface et se contente des apparences. L'esprit et le génie sont ennemis, parce que leur marche est tout-à-fait contraire. Le premier est prompt et subit, le second a besoin de temps; le premier est impatient et étourdi, le second, circonspect et patient; l'un s'embarrasse peu du vrai, il ne se plaît que dans le nouveau et l'inattendu; l'autre ne recoit la nouveauté qu'autant qu'elle est conforme à la vérité. L'esprit qui aime le la superficie tend aux choses sensibles et s'y complaît ; génie qui cherche la substance incapable de tomber sous les sens, se plaît singulièrement dans les choses supra-sensibles et idéales. Les hommes très-spirituels sont rarement hommes de génie, et quand les hommes de génie sont très-spirituels, ils ne le sont pas en vertu du génie, ils le sont comme malgré lui (35).

Le génie est puissant à manier l'analyse et la synthèse. S'il n'était point analytique, il ne pourrait distinguer ces intelligibles si déliés, qui sont comme les éléments dont se compose le monde idéal; et par contre, il ne pourrait les repro

cette préparation est nécessaire pour la produire, comme elle l'est pour éveiller la verve et l'enthousiasme chez le poète, l'orateur et l'artiste.

Le génie est simple, et il abhorre l'affectation en quelque genre que ce soit. L'afféterie et la recherche sont propres à l'homme qui n'est pas grand et qui veut le paraître, et elles prennent ordinairement racine dans la médiocrité ambitieuse. Les hommes éminents ignorent l'artifice; ils ne se parent point des plumes d'autrui pour se faire estimer; comme ils sont supérieurs aux autres, et qu'ils ont la conscience de ce qu'ils valent, ils savent fort bien qu'au lieu de gagner, ils ne pourraient que perdre à se travestir. Aussi, dans leurs paroles comme dans leurs actions, dans leurs manières comme dans leurs écrits, ils procèdent avec simplicité, et se montrent tels qu'ils sont. En outre, doués qu'ils sont d'une trempe d'esprit forte et solide, ils ne peuvent trouver de satisfaction quedans le réel et dans le vrai; en eux-mêmes comme chez les autres, autant ils estiment la réalité, autant ils méprisent les apparences. Or, l'affectation se complaît dans les apparences, et la simplicité ne fait cas que de la réalité. Aussi, parmi les diverses classes d'hommes vicieux, ceux qui leur déplaisent le plus, qui leur sont le plus insupportables, ce sont les imposteurs et les charlatans. On retrouve dans leurs compositions la même simplicité qu'ils mettent dans leur conduite. Ce n'est pas toutefois cette simplicité de laisser-aller que certains auteurs rencontrent sans y penser, et qui est plutôt de la négligence; c'est la simplicité qui consiste à suivre la nature. L'artiste reproducteur de la simplicité de la nature a atteint la perfection de l'art. Et il est si peu possible d'acquérir cette qualité sans étude, qu'elle n'est au contraire accordée qu'à une longue application. La plupart des auteurs modernes, écrivains toujours pressés, sont pleins d'afféterie; on ne trouve chez eux ni vérité, ni spontanéité, ni naturel; ils marchent montés sur des échasses; ils abondent en images forcées et prétentieuses, en méchants bons

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