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moins redoutables aux appétits de son cœur. J'apprécie et j'admire autant que les autres ces nobles connaissances qui élèvent si haut l'esprit humain, et accroissent son pouvoir d'une façon si merveilleuse. Mais aussi je demande qu'on avoue que seules elles ne suffisent pas à la dignité et au bonheur des hommes. A quoi bon trouver de nouveaux calculs, inventer de nouvelles machines, découvrir de nouvelles forces et de nouveaux prodiges dans la nature, si les âmes deviennent molles, les mœurs corrompues, la vertu inappréciée, la religion laissée en oubli ou blasphémée; si le honteux égoïsme acquiert un empire plus vaste et plus puissant? Et les théorêmes des mathématiciens, les expériences des physiciens ne peuvent pas non plus avoir de longs succès, quand la force intellectuelle s'affaiblit dans ses principes, quand elle devient inepte à saisir ces vérités fondamentales d'où dérivent toutes les autres. Le spectacle de la nature s'obscurcit, quand il n'est pas éclairé par la splendeur de l'Idée, et le soir des sciences spéculatives annonce la nuit de toutes les autres sciences.

Mais puisque les lois ne remédient point à ce désordre, il faut que chacun songe à se pourvoir du mieux qu'il lui est possible. Et d'abord, voici une chose incontestable de nos jours, quand le temps de l'enfance n'amène pas la corruption, du moins est-il toujours perdu, et l'homme ne peut avoir d'autre éducation que celle qu'il se donne à lui-même dans un âge plus ferme. Il importe aux jeunes gens en qui les forces du génie commencent à s'éveiller et à avoir conscience d'elles-mêmes, de les tourner vers ce but, avec d'autant plus d'ardeur, que l'âge de l'adolescence une fois passé, il est extrêmement difficile de contracter de nouvelles habitudes. Mais pour qu'un homme puisse faire l'éducation de son propre esprit, il faut qu'il en connaisse la spécialité, et qu'il discerne la vocation particulière du talent dont la nature l'a doué. Il n'entre pas dans mon plan de passer en revue les qualités et les aptitudes diverses de l'esprit qui correspondent

aux différentes branches des arts, des lettres, des sciences d'observation et de calcul. Je me bornerai à parler du génie spéculatif, objet propre de la philosophie, et je compléterai, en le décrivant, la matière de ce chapitre, dont le but a été, comme je l'ai dit, de montrer que depuis deux siècles les sciences rationnelles ont décliné subjectivement, parce que les philosophes ne sont pas ce qu'ils devraient être. Je ne pénétrerai pas actuellement dans les parties les plus intimes du génie spéculatif, j'aurai occasion de le faire plus tard, et d'ailleurs, je ne pourrais l'analyser avec justesse, sans émettre préalablement plusieurs considérations. Je me restreindrai donc dans certaines propriétés génériques du génie spéculatif, considéré tant en lui-même que dans ses applications pratiques et extérieures, sans lesquelles la spéculation semblerait inutile aux hommes actifs et adonnés aux occupations de la vie civile. Et qu'on ne m'accuse pas de témérité, en me voyant oser parler d'une faculté aussi éminente que le génie. Car si cette maxime de Machiavel il faut être du peuple pour connaître la nature des princes, est fondée, ou peut croire avec autant de raison que pour pénétrer dans la nature du vrai génie, il n'est pas nécessaire d'être soi-même homme de génie. Mon seul but est d'exposer quelques considérations que j'ai recueillies en étudiant les grands hommes; pareil au peintre, qui, du fond de la vallée, dessine les contours et les cimes des montagnes.

Le génie, pris au sens le plus général, est la faculté qui saisit par l'intuition et qui exprime le vrai et le beau. Mais le génie spécial qu'on appelle spéculatif peut se définir : l'intuition réfléchie et distincte de l'Idée. Or la réflexion naissant de l'esprit humain, le véritable génie n'est pas celui qui imite, qui apprend, qui sait s'approprier les concepts d'autrui, mais bien celui qui s'élève par ses propres forces, et qui est doué de la vertu créatrice. Il est vrai que la réflexion ne peut avoir lieu qu'avec le secours de la parole, et, sous ce rapport,

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le génie doit apprendre. Mais le talent d'agir sur la parole, de pénétrer dans sa nature intime, de l'étudier sous toutes ses faces, de découvrir les précieuses idées cachées sous son écorce, ce talent n'est pas le privilége de tout homme; il exige une aptitude toute spéciale, qui équivaut à une véritable force d'invention. La parole est comme une énigme proposée à tous les hommes, mais que les sages seuls savent deviner. Aussi ai-je ajouté que le génie est une intuition distincte, et c'est ce talent de distinguer qui seul le différencie de la capacité commune. L'intuition immédiate des vérités idéales est commune à tous; tous, au moyen du langage, exercent sur elles la faculté de réfléchir. Mais cette réflexion est confuse dans les esprits ordinaires, et ceux-là sont inhabiles à l'exprimer aux autres et à eux-mêmes, parce que les idées confuses répugnent à l'expression. Au contraire, les esprits supérieurs sont à même d'exprimer l'idée au-dedans, et de la représenter au-dehors, à eux-mêmes et aux autres, en la revêtant des couleurs et des formes les plus convenables. Remarquons-le: l'idée réfléchie est chez tous les hommes revêtue de la parole, sans laquelle la réflexion est impossible; mais cette parole primitive est une formule concise et abrégée, renfermant une très-vaste synthèse idéale qui ne peut être distinctement connue que par le moyen du raisonnement, dans lequel consiste l'œuvre de la réflexion, et dont le résultat forme la science. Or ce raisonnement s'exprime luimême au moyen du langage. Ainsi le travail de la réflexion est une simple résolution de la connaissance intuitive, et le langage réfléchi est la traduction et l'amplification d'une parole concise et originelle. Le génie spéculatif est celui qui est apte à cette traduction, et qui sait trouver dans la réflexion cette clarté limpide et pure, privilége de l'intuition parfaite. Aussi la philosophie, envisagée au point de vue de son premier principe, n'est, comme nous le verrons plus tard, que la traduction de la parole religiense, la répétition et le dévelop

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pement d'un enseignement divin. Autre considération : l'Idée, qui est l'objet et le terme du génie, étant la vérité substantielle, il est impossible que l'erreur soit le fait du génie. Quiconque est dans l'erreur ne peut pas plus, en tant qu'il erre, être appelé homme de génie, que le poète ou l'artiste qui peindrait le laid, au lieu d'exprimer le beau, car le beau est la forme du vrai. Et cela nous montre combien ils se trompent ceux qui pensent que le génie peut être uni au mauvais goût dans les lettres et les arts d'agrément, et au talent du sophisme dans les sciences. Car il est des gens qui regardent comme supérieurs à tous les autres les sophistes, et ceux qui font profession de peindre le laid et le difforme; il leur suffit qu'on fasse quelque bruit avec des paradoxes et des monstruosités, et qu'on frappe l'imagination des esprits vulgaires. Comme ces gens-là sont dans l'erreur, à mon avis, j'en conclus qu'en assignant au génie ces qualités, ils ne se montrent pas doués eux-mêmes de ce don précieux.

L'habileté à saisir l'Idée et à se l'identifier, comme vérité, est donc la qualité essentielle du génie spéculatif, et ce génie pourrait, en conséquence, être exactement appelé idéal. On jugera par là si c'est avec raison qu'on baptise communément aujourd'hui du nom de philosophes, des hommes qui dans leurs écrits ont souci de toute autre chose que de la vérité. La secte de ces écrivains naquit en France au siècle passé; elle s'étendit de là dans toute l'Europe, et elle y règne encore aujourd'hui. Elle a cela de particulier que ses fauteurs ne sont point attachés à telle doctrine plutôt qu'à telle autre; mais ils suivent celle-ci. ou celle-là, selon que le caprice leur en vient, et que l'exige le but qu'ils se proposent. Comme ils n'ont pour but ni l'honneur de la vérité, ni l'utilité des hommes; comme ils ne visent qu'à faire du bruit et à émouvoir la foule, et qu'ils font de la littérature un instrument d'ambition ou de gain, ils sont forcés de se conformer au ca

ractère du temps, de se faire spiritualistes ou matérialistes, pieux ou irréligieux, partisans de la liberté ou fauteurs de la tyrannie, défenseurs du bon ou du mauvais goût, selon le caprice du moment et la fantaisie présente. Ce n'est pas qu'ils adhèrent bonnement à l'opinion de la foule : ce serait là un mauvais parti, et le parti des sots. Pour attirer les regards, il faut frapper les oreilles ; et il est impossible de faire du bruit sans avoir quelques lances à rompre, ou quelques ennemis avec qui batailler. Les hommes en question étudient donc quelle est la manie populaire le plus en faveur, quelle est la nouveauté vers laquelle les esprits se tournent plus vofontiers c'est à celle-là qu'ils s'attachent; ils s'appellent et se croient réformateurs, ils s'érigent en secte, et s'attaquent fièrement aux partisans du passé, qu'ils aient tort ou raison. Cette classe d'écrivains, dont Voltaire peut être considéré comme le fondateur, fut donc impie dans le principe, alors que le siècle inclinait à l'impiété; mais quand l'incrédulité, au loin répandue, commença à devenir de goût vulgaire et de vieille mode, la secte ne manqua pas de se rejeter du côté des doctrines contraires. Dans le principe, elle maltraita fa religion pour la détruire; aujourd'hui, elle la maltraite pour l'exagérer, la modifier, la défendre à sa manière. Les voilà devenus les pires des amis, amis plus funestes peut-être que lorsqu'ils étaient ennemis. Dans notre siècle aventurier et versatile, comme le cours des opinions est très-rapide, comme la mode de penser n'est guère moins mobile que la mode de s'habiller, on voit une foule de gens, pour demeurer à flot et éviter le désagrément d'assister en habits de deuil à leurs propres funérailles, consacrer tous leurs efforts à précipiter la rapidité du temps. C'est au point qu'ils se procurent le plaisir de goûter à toutes les opinions, et l'avantage de résumer et de représenter en leurs personnes un tableau de vicissi tudes intellectuelles qui pourraient suffire aux besoins de cinq ou six siècles. Pareils à cette Romaine qui comptait

les

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