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négative, et non positive. Mais comment peut-il se faire que l'état social se rencontre partout, si la société est intrinsèquement vicieuse, et si l'homme naît innocent? C'est ce que Rousseau ne sait nous dire. Pourtant un mal universel doit avoir une cause, et même une cause universelle. On peut bien trouver dans la société la raison des maux qui l'accablent; mais le grand mal de la société elle-même, d'où vient-il? Dans l'hypothèse de Rousseau, la civilisation est un vice originel qui peut rendre raison de tout, excepté de lui-même. Le christianisme explique à merveille l'inclination au mal commune à tous les hommes, par la faute primitive; et il attribue cette faute, non pas à un instinct pervers et antérieur, comme le suppose Rousseau pour pouvoir combattre plus aisément le dogme chrétien, mais à la seule nature du libre arbitre, pouvant se tourner vers le mal et vers le bien. Et il n'y a pas là l'ombre d'une contradiction. Au contraire, placez avec Rousseau le principe du mal, non pas dans l'acte libre d'un ou de deux individus, mais dans une inclination universelle et dans le concours fatal de certaines circonstances qui dominent l'espèce entière, la contradiction sera manifeste et inévitable. Le système pédagogique de Rousseau porte donc sur une fausse base, outre qu'il répugne à ses autres doctrines. La vérité est que l'homme naît incliné au mal, et que le seul moyen de le rendre meilleur est une éducation forte et positive. Supposé même que l'homme ne fût pas originellement corrompu, l'éducation serait encore nécessaire, parce que la nature ébauche l'homme et ne le complète pas, et que l'art est nécessaire pour perfectionner la nature. La nature crée l'homme sociable, l'art le fait social.

Parmi les modernes publicistes de France, la plupart des partisans de la liberté ont adopté l'opinion de Rousseau sur la souveraineté populaire; et Benjamin Constant, qui s'en écarte, a néanmoins appliqué à l'état la doctrine pédagogique

enseignée dans l'Emile. Je rappelle les opinions de Benjamín Constant en particulier, parce qu'elles réduisent à la formule la plus simple et la plus précise les principes politiques professés de nos jours par le grand nombre. Cet auteur établit donc que le gouvernement doit être négatif 1, et que moins les gouvernants ont d'action, plus le gouvernement est parfait. Les monarchies et les républiques représentatives de notre temps, qui, sur le papier du moins, assurent à la presse, à la religion, à l'enseignement, aux associations et au commerce une liberté pleine et entière, sont à peu près calquées sur ce type de liberté politique. Et en effet, toutes ces libertés impliquent dans le citoyen une indépendance très-grande, et presque absolue, de l'action gouvernementale. Il n'est pas besoin de dire que dans cet état de choses, l'éducation civile, loin d'être possible, serait un délit capital contre la charte politique. Quiconque gouverne peut tout au plus empêcher le mal, sans pouvoir faire le bien. Son autorité se réduit, en somme, à un simple veto, qui laisse le champ le plus vaste à l'arbitraire des particuliers.

Mon dessein n'est pas d'entrer dans l'examen de cette doctrine. Quant aux détails, il y a du bon et du mauvais, et personne ne peut le nier, dans les livres de ces publicistes on trouve une foule de considérations judicieuses et utiles sur la vie libre. Le gouvernement représentatif est le meilleur en soi, le plus capable de rendre une nation heureuse; il se prête admirablement à tous les progrès de la civilisation, pourvu qu'il ne repose pas sur la base absurde et funeste de la souveraineté du peuple. Supposé même qu'il ne fut pas le meilleur, il est du moins le seul gouvernement possible de nos jours, parce qu'il est le seul qui soit appuyé sur l'opinion, sur la pratique, sur l'exemple; le seul qui puisse se concilier avec les conditions intrinsèques et extrinsèques, présentes et

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1 Comment. sur Filanghieri.

passées, morales et religieuses, dans lesquelles se sont trouvés et se trouvent actuellement les peuples de l'Europe. Un esprit médiocre pourrait sans grande fatigue imaginer quinze ou vingt formes de gouvernement, soit équivalentes, soit meilleures; mais courir à la recherche des purs possibles quand il s'agit de la politique, c'est-à-dire, d'une chose qui, roulant sur les actes, doit être fondée sur de bonnes probabilités, c'est une solennelle folie. L'homme sensé, qui ne se repaît pas de chimères, obéit au caractère du temps toutes les fois qu'il le peut sans détriment de la verité, de la morale, de la religion; il sait faire de nécessité vertu, et de hasard prudence (31).

Mais il ne faut pas confondre la théorie essentielle de l'état représentatif avec l'opinion de Benjamin Constant, énoncée tout-à-l'heure sur la nature négative du gouvernement. Il y a plus, je crois cette opinion contraire aux principes et préjudiciable aux heureux résultats de ce gouvernement; et je douterais même de la stabilité de celui-ci, si l'on venait à me prouver qu'en bonne logique les deux choses sont insépa→ rables. Un bon gouvernement doit être souverainement positif et affirmatif, si l'on peut ainsi parler; car un bon gouvernement, c'est la civilisation personnifiée, c'est la raison sociale. Sa légitimité et sa valeur légale n'ont pas d'autre base. Il faut, sans aucun doute, qu'il laisse aux particuliers le pouvoir d'exercer avec liberté et profit leurs facultés ; mais il ne peut s'enlever à lui-même les moyens de les diriger vers le plus grand bien possible. Car il doit tendre non pas seulement à la sûreté et à la paix, mais encore au perfectionnement de la nation. Son devoir est de répandre sur tous les bienfaits de la culture intellectuelle et morale, et d'initier à la civilisation les barbares modernes ; j'entends par là le vulgaire, pauvre ou riche, noble ou plébéien. Or, pour civiliser les hommes, il faut avant tout les élever, et l'éducation vraie et parfaite doit être publique, parce que les hommes du gouvernement seuls sont à même (pourvu qu'il soient sages) de connaître

parfaitement les moyens utiles et de les appliquer. L'éducation domestique peut former l'homme privé; l'éducation civile seule peut faire le citoyen; seule, elle l'accoutume de bonne heure à vivre avec un grand nombre d'égaux, sous le frein inexorable de la loi ; elle ne lui donne d'autres priviléges que les récompenses dues au mérite moral et intellectuel, et par là, seule elle peut lui inspirer les vertus patriotiques, le sens droit dans les affaires, la prudence et le courage, la magnanimité, l'émulation, le talent de bien faire, le désir de la gloire véritable, et ce mélange de force et de droiture, de grandeur et de simplicité qu'on admire dans les anciens. La liberté d'éducation, tant vantée de nos jours, est en substance la liberté de non-éducation, ou d'une éducation mauvaise, puisque la plupart des pères de famille sont incapables de donner à leurs enfants l'instruction dont ils manquent. Et le fussentils, les affaires de la vie civile leur ôteraient tout moyen de le faire. L'art de l'éducation exige que quiconque le professe y consacre tout son temps, toutes ses facultés; qu'il en fasse une étude spéciale, et qu'il joigne à un esprit exquis et plein de sagacité, à une science irréprochable et suffisante, à des manières délicates, une patience et une vigilance impossibles à dire. La pédagogie est une discipline très-difficile, et, qu'on me permette l'expression, elle est encore dans les langes. Ceux même qui la cultivent ex professo, et avec le plus rare talent, sont souvent contraints de marcher à tâtons; ils avouent qu'ils s'y entendent peu. Du reste, je n'appelle pas éducation publique, ces institutions dirigées par des particuliers, institutions qui peuvent bien valoir mieux que l'éducation domestique, mais qui ne peuvent en aucune manière soutenir la comparaison avec l'éducation des anciens. En somme, on peut le dire, aujourd'hui, dans tout le monde civilisé, il n'y a d'éducation pour aucune classe de citoyens, et l'homme social est l'œuvre des circonstances et du hasard. A moins toutefois qu'on ne veuille appeler éducation, l'escrime,

l'équitation, la danse, l'art de faire des saluts, de marcher avec grâce, de se présenter avec élégance, d'adresser un compliment agréable, de caqueter longtemps sans rien dire ; à moins qu'on ne tienne pour bien élevés des jeunes gens qui possèdent à merveille les règles de la politesse, et qui, selon le mot de Plutarque, savent fort bien prendre à table la viande de la main droite et le pain de la main gauche. A cela je n'ai rien à dire; car si c'est là tout ce qu'il faut, notre siècle, je l'avoue, a la plus haute éducation, et il a atteint le comble de la perfection.

Voilà pour l'éducation, qui, comme chacun sait, est fort différente de l'instruction. Quant à celle-ci, la liberté d'enseignement, telle qu'on l'entend aujourd'hui, ne me paraît pas moins étrangère à ses véritables progrès. Il est vrai, trèsvrai même, que l'action du gouvernement fait un grave tort aux études, quand elle est confiée aux mains inhabiles, soit d'un seul homme, soit de plusieurs; il est très-vrai qu'en pareil cas l'enseignement libre peut être un moindre mal, et en conséquence un bienfait. Mais le contraire a lieu sous un gouvernement sage; et un gouvernement est toujours sage en ce point, quand il n'exclut pas le concours d'une élection libre et prudente. Alors la direction imprimée par l'état à l'éducation publique, loin d'être préjudiciable en quoi que ce soit, produit une foule d'avantages impossibles à obtenir autrement. Ceux-là seuls qui embrassent d'un coup d'œil toute la société, et qui peuvent disposer des secours qu'elle leur offre, ceux-là seuls sont capables de créer et d'organiser parfaitement des institutions où les esprits les meilleurs et les plus savants puissent dispenser à la jeunesse studieuse les divins trésors de la science. L'université, idée chrétienne du moyen-âge, image de l'unité idéale dans le monde scientifique, l'université est comme le centre d'où partent les lumières pour se répandre dans tout le corps de l'état, et où elles reviennent plus abondantes, accrues du

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