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dables et farouches, comme celles des enfants d'Ismaël. L'Eglise, qui n'a point d'artillerie à sa disposition, est édu- « catrice par principe et par nature. La persuasion est son sceptre, les intelligences ses sujets, la volonté et le zèle des hommes sa force: pourquoi s'étonner qu'elle ait compris l'utilité et la nécessité d'une instruction générale et uniforme, avant que l'idée en fût venue aux hommes d'état et aux philosophes modernes? L'éducation publique des temps modernes est une invention catholique du xvr siècle. La gloire de cette découverte, et le mérite de l'avoir essayée dans la pratique, appartiennent à divers ordres religieux, et spécialement à celui des jésuites. Comme instituteurs de la jeunesse, ceux-ci ont bien mérité des progrès de la civilisation, et ils se sont montrés tellement sages et habiles dans la connaissance de la nature humaine, et surtout de l'àge tendre. que leur manière d'instruire les enfants renferme plusieurs parties fort belles, dont les amateurs de la science pédagogique pourront tirer parti. Si, malgré cela, l'éducation des jésuites n'est point parfaite, ce n'est point sur eux qu'il faut en rejeter la faute; il faut l'attribuer au vice que renferme essentiellement un genre d'éducation tel que le leur. En effet, l'éducation confiée aux seuls ecclésiastiques suffit bieu pour faire des moines, elle ne suffit pas pour former des citoyens. Le prêtre doit avoir sa part dans le noviciat de la jeunesse, et une part d'autant plus large que la chose la plus importante et la plus sainte le réclame: la religion. Mais il ne doit point être seul, parce que la religion n'est pas, et qu'elle ne peut être seule au monde. La religion et la civilisation doivent entrelacer leurs bras et marcher ensemble, ayant besoin l'une et l'autre d'un mutuel appui. Le prêtre. qui seul peut faire le chrétien, parce que la religion sans le sacerdoce est une chimère, n'a pas et ne peut pas avoir, à cause de son état, l'habileté suffisante pour faire l'excellent père de famille, le citoyen, le marchand, le soldat, le ma

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gistrat, le prince, pour dresser chacun aux affaires civiles, aux manéges politiques, à la vie tumultueuse du monde et des camps, aux arts et aux agréments de la paix. De là vient que l'éducation dirigée par les seuls ecclésiastiques, quand elle n'a pas pour but de former des clercs, énerve souvent les âmes et les amollit, les rend timides, mesquines, étroites, peu propres à l'action; elle entraîne tous les défauts qu'on impute à tort aux seuls jésuites, parce qu'ils ne dérivent point de l'esprit, mais de la condition de ces instituteurs. La faiblesse morale, pernicieuse pour la société, ne l'est pas moins pour la religion elle-même; car celle-ci étant une institution forte, a besoin d'hommes forts, et ne craint que la mollesse. Aussi une molle éducation donnée par des prêtres a-t-elle souvent, malgré leurs pieuses intentions, une bien triste issue; et c'est ce qui arrive quand leurs faibles élèves, lancés dans le tourbillon du monde et exposés à ses embûches, y tombent avec la plus déplorable facilité. En un mot, la société et la religion ont également besoin, surtout de nos jours, de fortifier les hommes, et non pas de les énerver. C'est pour cela que l'élite de la sagesse civile doit coopérer à l'art difficile de leur éducation.

Les théories de liberté politique, qui ont remplacé le despotisme fondé dans le xvre siècle, sont vicieuses dans leur principe. Les publicistes anglais, et Jean Locke en particulier, inventeurs de ces théories et auteurs de leur vogue, étaient égarés par les doctrines protestantes. De même que les réformateurs catholiques avaient détruit de fait l'église enseignante, en la plaçant dans le peuple, et en donnant à chaque individu le droit d'interpréter les écritures, de mème aussi les publicistes dont nous parlons, placèrent dans le peuple la source et l'exercice du pouvoir social, en appuyant ce pernicieux système sur la chimère d'un contrat primitif. Si au lieu de puiser à des ruisseaux bourbeux, ils étaient remontés à la source pure et limpide, ils auraient vu

dans leur doctrine un paralogisme aussi frappant au point de vue social qu'au point de vue religieux; ils auraient vu que cette doctrine n'est pas moins absurde en soi que contraire à la liberté. La souveraineté du peuple, telle qu'ils l'entendent, confère le droit de gouverner à la majorité des citoyens, et soumet en conséquence la civilisation à la barbarie. la vertu et la science à l'ignorance et au vice. Ne pesez poin les suffrages, comptez-les. Prenez pour guides, non la tête mais les pieds. Confiez le gouvernail et la direction du navir non au pilote, mais à la chiourme. En vain le bon sens d'u petit nombre protesta contre une si belle trouvaille, capabl de ruiner toute la sagesse civile et d'envelopper les états d ténèbres plus épaisses que celles du moyen-âge. La foule de demi-savants, fascinée par ces fausses maximes, embras avidement, comme un remède ou comme un refuge, h nouvelles doctrines; on était las des oligarchies et des m narchies tyranniques. Et dans le vrai, si la démocratie e absurde, le despotisme, soit d'un seul, soit d'un pet nombre, n'est pas plus raisonnable. Il y a plus la dém cratie n'est vicieuse que parce qu'elle est despotique, et el est despotique, parce que le despotisme est le fait de to pouvoir violent ou capricieux comme elle. Les affaires vo toujours mal quand le vulgaire est à la tête ; et il n'impor pas beaucoup que ce vulgaire soit de sang noble ou plébéie qu'il habite les boutiques et les ateliers, ou les palais et l

cours.

Les nouvelles maximes politiques ne se prêtaient pas l'idée d'une éducation civile. En effet, il semble d'abord qu la démocratie, en plaçant tout pouvoir dans les mains d peuple, devrait mettre son principal soin à lui donner un bonne éducation. Mais, d'autre part, la seule pensée de fair l'éducation d'un peuple souverain est une contradiction pour ne pas dire une impertinence. Une organisation politiqu où le gouvernement va de bas en haut, des ignorants aux sa

vants, des stupides aux habiles, doit tenir l'éducation pour superflue, mauvaise même, puisque son principe condamne un tel état de choses, et que ses tendances conspirent à le détruire. Prêcher la nécessité de l'éducation, et donner le pouvoir souverain à ceux qui n'ont pas ou qui ont le moins d'éducation, serait chose ridicule. Fonder d'une part une éducation excellente, dont le principal fruit serait de distinguer et de développer les facultés inégales des citoyens, afin que chacun puisse ensuite choisir les emplois que comporte sa capacité naturelle, et puis, d'autre part, appeler la foule à faire des lois et à les promulguer d'après la majorité des votés, ce serait faire injure au bon sens le plus commun. En outre, où prendrait-on les instituteurs? Les chefs de l'état sont les précepteurs du peuple, et la fonction de gouverner est l'éducation par excellence. Or, si les gouvernants sont le grand nombre, ce sera aux ignorants d'enseigner, aux gens grossiers de montrer à vivre, aux écoliers d'être les maîtres. On aurait ainsi une éducation à rebours, trouvaille plus rare et plus admirable que l'enseignement mutuel. Les doctrines anglaises furent introduites en France et répandues dans toute l'Europe par un homme plein de talent et d'éloquence, et doué de la trempe d'esprit la plus singulière. A un cœur bouillant, à une vive, forte et riche imagination, à une rare habileté dans le maniement de la parole, à une faconde vigoureuse et ardente, Jean-Jacques Rousseau réunissait une profonde incapacité à saisir la vérité dans les idées et dans les faits, dans les hommes et dans les choses. Il manquait à la fois et de ce tact pratique qui nous fait connaître nos semblables et leur société, et de ce génie spéculatif qui sait atteindre à une science claire et précise de l'Idée, descendre ensuite de cette haute région dans celle des choses sensibles, et enchaîner à celles-ci les concepts rationnels. Aussi la philosophie de Rousseau est-elle paradoxale, et son éloquence, fréquemment dénuée de vérité, dépourvue de sim

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plicité, de sobriété et de naturel, n'est le plus souvent qu'une déclamation pleine d'effervescence et d'harmonie, attrayante pour les imaginations juvéniles, mais impuissante à contenter les esprits mûrs. Rousseau ne comprit pas le christianisme, parce qu'il n'envisagea, comme font les incrédules, que son écorce extérieure, sans pénétrer plus avant; procédé faux, car pour avoir un concept adéquat de sa divinité, et saisir cette évidence, compagne du christianisme, qui égale ou surpasse celle des mathématiques, il faut d'abord remonter à son idée, pour descendre ensuite de là aux faits qui la représentent. Toutefois Rousseau fut moins irréligieux que ses contemporains; son cœur le protégea en partie contre la fatale contagion. Ses opinions sur l'excellence de l'homme à l'état sauvage, et sur l'origine artificielle de la société, le conduisaient droit à un matérialisme dégoûtant, et à un brutal athéisme. Mais le sentiment l'emporta sur la logique, et si la trempe de son caractère, les vices de son éducation et les vicissitudes de sa fortune l'ont empêché de connaître et d'apprécier le christianisme dans son essence, et de s'en former un concept exact et scientifique, du moins son cœur ne laissa pas de conserver comme deux amours, Dieu et la

vertu.

Rousseau fut l'ardent panégyriste de l'éducation civile des anciens. Mais quand il entreprit d'instruire son Emile, et qu'il en vint à tracer le plan d'une éducation privée, il s'écarta de l'exemple de ses bien-aimés Spartiates, et procéda par une voie entièrement opposée à celle de Lycurgue. Le Lacédémonien voulait qu'on enchaînât la nature et qu'on la transformât. Le Génevois veut qu'on la favorise. L'homme naît bon, dit-il, et la société le gâte. Qu'on écarte cette influence empoisonnée, et qu'elle fasse place à l'instinct naturel. La nature veut être la seule auxiliatrice et la seule maitresse de l'homme. La fonction de l'instituteur doit se borner à éloigner les obstacles; en sorte que l'éducation doit être

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