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reconnaître le génie supérieur. Un mérite extraordinaire est presque témérité et folie à leurs yeux. Des hommes incorruptibles, des modèles du gentilhomme parfait, de l'excellent sujet, tels qu'un Philippe d'Aglié et un Damien de Priocca, sortirent souvent du sein des classes élevées; mais de tels hommes, capables de soutenir les états chancelants, sont impuissants à améliorer le sort des peuples. A une si grande tâche la vertu la plus pure ne suffit pas; il lui faut pour compagnes la hardiesse du cœur et l'audace du génie. Ajoutez à cela que le voisinage de la France, son ancienne domination sur diverses parties du Piémont, les alliances fréquentes des ducs de Savoie avec les rois français, contribuent à répandre dans cette province, plus encore que partout ailleurs, la triste secte des gallomanes. Les nobles surtout sont entachés de ce vice; ils croient s'ennoblir bien davantage et s'élever fort au-dessus du vulgaire, en affectant de prendre les manières et de parler le langage des étrangers. Coutume désastreuse que favorisent encore et la vogue dont jouit un barbare dialecte de province, incapable de se prêter au style noble, et l'incurie que montra toujours le gouvernement à honorer et à répandre la langue nationale. Aujourd'hui encore, à la cour et dans les cercles du beau monde, on parle souvent le français. C'est en cette langue que les nobles et les bourgeois distingués qui se piquent de noblesse écrivent leurs billets et leurs lettres. Ce français est le plus souvent, Dieu merci, fort plaisant à lire et à entendre; mais convenons-en, exciter la risée est une mauvaise manière de relever la dignité nationale avilie. C'est à cette gallomanie qu'il faut attribuer les petitesses et les misères de l'esprit provincial qui abondent dans le Piémont plus encore que partout ailleurs; c'est pour cela qu'une grande partie des Piémontais ne savent pas même qu'ils sont Italiens. Les pays subalpins étant ainsi séparés moralement du reste de l'Italie, les ducs de Savoie sont privés des sympathies et du concours des

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autres populations italiennes ; et voilà pourquoi, peut-être, ils n'ont pas eu la gloire de régner sur la Péninsule, et de renouveler l'empire de Bérenger. Si l'on tient compte de toutes ces considérations, on devra certainement regarder comme un miracle, que Victor Alfieri soit né dans le Piémont, et parmi les nobles Piémontais. Aussi, même aujourd'hui, un assez bon nombre d'entre eux ne voient en lui qu'un homme étrange et fantasque, et à ce titre ils le méprisent dans leur cœur; sa renommée, je le suppose du moins, les empêchant de dire publiquement leur opinion. L'illustre poète aurait indubitablement trouvé parmi les riches et les puissants de sa province plus de sots et malicieux persécuteurs, que de protecteurs bienveillants, s'il était né homme du peuple, et s'il avait joui d'une fortune moins opulente.

La nature humaine s'élève rarement, et jamais elle n'atteint à la perfection, lors même qu'elle dépasse le plus les bornes communes. Aussi voit-on d'ordinaire les hommes les plus illustres payer quelque tribut aux vices de leur siècle. Ils le dominent parce qu'ils sont grands; ils lui sacrifient parce qu'ils sont hommes. Le siècle passé était esclave et vil, Alfieri le rappela à la liberté et à la dignité; il était irréligieux, Alfieri céda au torrent. La faiblesse, la légèreté et la corruption universelles n'avaient guère laissé à la religion que ses rites et sa pompe extérieure. L'esprit du christianisme s'était retiré en lui-même et dans quelques âmes choisies, sa demeure de prédilection et son perpétuel sanctuaire. C'est là qu'il fallait descendre pour respirer l'air divin, pour trouver et pour contempler ces vertus surhumaines, impérissable trésor de la religion et de l'Eglise. Les pratiques du culte et l'organisation extérieure vous montrent l'endroit où est caché le céleste flambeau, en le voilant à vos regards; elles vous indiquent le lieu où il faut le chercher, si vous voulez posséder ce bien inestimable, et vous retremper à sa chaleur et à sa lumière. La religion est à la fois lumineuse et ob

scure 1, secrète et manifestée, s'offrant spontanément aux regards, et ne se livrant qu'à ceux qui la cherchent. La grande âme d'Alfieri était digne de soulever ce voile et d'apprécier ces doctrines qui avaient ravi la grande pensée de Vico, et subjugué les esprits indomptés de Buonarotti et d'Alighieri. L'admirateur de la Bible, l'auteur de Saül, le panégyriste de Savonarole, l'amant passionné de l'indépendance italienne, le fier dépréciateur de toute mollesse et de toute barbarie moderne, était fait pour mesurer la hauteur et la puissance de l'idée catholique. Et nous savons que vers la fin de sa vie il parut en avoir un pressentiment; nous savons qu'il eut repentir des erreurs de sa jeunesse et de quelques licences de sa plume. On en trouve l'indice dans ses derniers écrits, et particulièrement dans quelques-unes de ses poésies; il suffirait pour nous en convaincre de ce seul vers si bizarre, mais qui vaut tout un livre; Alfieri parle de Voltaire et l'appelle :

Desinventore od inventore del nulla *.

le

Certes, pour écrire ces paroles, il fallait pressentir que beau, le vrai, le positif de la vie se trouvent dans la religion, et que sans elle tout est néant. Et puis, l'auteur du Misogallo ne pouvait ignorer que l'incrédulité en Italie est une importation de contrebande (28).

C'est le génie civil et national qui constitue la volonté des peuples. Les états, comme les individus, ont leur personna lité; ils sont, comme eux, doués d'entendement et de volonté ; et de même que l'individu meurt quand les puissances de l'âme se retirent de l'organisme, de même aussi une nation périt, quand elle perd son indépendance morale et son indépendance politique. Ainsi l'influence du caractère natio

1 Quasi lucernæ lucenti in caliginoso loco. 2 Petr., 1, 19.
2 Destructeur des inventions d'autrui, ou inventeur de nullités.

nal sur la destinée des peuples correspond à l'influence de la faculté volitive sur les autres qualités de l'homme individuel. Altieri tenta de ressusciter la volonté et le nom du peuple italien, et il enseigna le moyen de les faire revivre. Or, y a-t-il aussi un moyen de retremper la volonté dans l'individu, de retremper cette faculté qui exerce sur les mœurs et sur le génie une si forte influence? Pour résoudre cette question, nous avons besoin de rechercher les causes qui ont affaibli l'activité, et rétréci par là même la capacité intellectuelle de l'homme moderne. Nous sommes ainsi ramenés à notre sujet principal. Les forces de la volonté, dépendant de l'usage qu'on fait de cette faculté, sont, sous plusieurs rapports, l'œuvre de l'art. L'art est une sage habitude, c'est-àdire, la répétition des mêmes actes, bien dirigée par une règle fixe. L'art tient donc à la fois de la raison et du mécanisme. De la raison : il implique la connaissance de la fin et des moyens, et c'est en ceci que consiste la règle. Du mécanisme il suppose la réitération fréquente et longtemps prolongée de certains actes, et c'est en cela que consiste proprement l'habitude. Or, si la volonté, pour devenir forte, a besoin qu'on l'exerce en la dirigeant vers un but déterminé, il doit y avoir un art qui enseigne la manière de le faire, et qui mette en pratique cet enseignement. Cet art est l'éducation. Il comprend deux parties; l'une spéculative : c'est la science de la direction qu'il faut donner au libre arbitre de l'homme, et des moyens qui la lui feront suivre ; l'autre pratique : c'est l'application pratique de cette science.

:

La nécessité de l'éducation est si évidente qu'elle n'a pas besoin d'être prouvée. Car, comme l'éducation est la manière de transformer en habitudes, par une succession d'actes semblables, les puissances de l'individu, pour lui faire atteindre sa fin, l'éducation est aussi nécessaire que la civilisation elle-même. Il y a plus on peut dire que l'éducation de l'individu est sa civilisation, comme la civilisation des

peuples est leur éducation. L'homme parfait et la société parfaite ne sont point des êtres formés par la nature, mais des œuvres de l'art ; et si la nature donne le germe, l'art seul peut le développer et le mûrir. Mais comme toutes les puissances sont mises en acte par le concours de la volonté, l'éducation de cette faculté est nécessairement la plus importante. Ce qui distingue surtout l'éducation de la civilisation, c'est la disposition du sujet sur lequel elle s'exerce, et les moyens qu'elle emploie pour atteindre son but. La civilisation agit sur tous, mais spécialement sur les hommes faits; l'éducation opère sur les jeunes gens et les enfants. Puisque la fonction de celle-ci est de former les âmes au moyen de l'habitude, elle doit jeter ses racines dans cet age où il y a moins d'obstacles, où les âmes tendres et neuves, encore vierges d'impressions funestes, s'ouvrant à la vie, sont plus propres à recevoir une forme excellente. Il est vrai que l'homme est déchu de la perfection dans laquelle il fut créé ; mais la Providence, par un dessein plein de sagesse et de miséricorde, a tempéré le mal, en sorte qu'il n'est pas sans remède. Et il l'aurait été, si le germe fatal s'était développé au moment où l'homme entre dans la vie, si les passions de la bouillante jeunesse avaient été le lot de l'enfance. Car alors il n'y aurait eu dans le champ de la vie aucun espace vide d'affections rebelles et tumultueuses, et propre à recevoir la semence généreuse de l'éducation. Au contraire, l'innocent repos de l'enfance, durant laquelle les passions dorment encore, rend possible le travail des maitres, qui préparent les armes et les secours nécessaires aux durs combats des âges suivants (29).

L'éducation est aussi ancienne que l'espèce humaine, et Dieu fut le premier maître du genre humain. La première école fut la révélation communiquée par le langage; le langage, qui transmet la vérité aux générations successives, et qui est comme un mutuel enseignement par lequel s'est pro

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