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dient à rivaliser avec eux en légèreté. Rivalité facile, certainement, mais en même temps désastreuse, car si les habitudes frivoles sont aujourd'hui le vice plus ou moins dominant de toutes les nations, c'est en partie à l'influence morale de la France qu'il faut l'attribuer.

La connaissance dépend de la volonté, et l'acte cogitatif n'est qu'une application particulière de l'activité de l'esprit. Cette activité intime et très-simple qui jaillit de l'unité substantielle de l'âme, éclaire d'abord autour d'elle, par un premier acte, les puissances multiples d'où naissent les diverses modifications de l'âme elle-même; puis elle devient libre dans un second acte, quand, s'unissant à la pensée déjà créée dans le premier, elle choisit entre les représentations extérieures celles qui lui plaisent le plus; elle se fixe en elles, ou pour mieux les connaître, ou pour les modifier, et exercer ses puissances dans le cercled e la vie extérieure. Ainsi, l'activité substantielle de l'âme, génératrice de ses puissances, devient volonté en s'unissant à la connaissance ; de là, se repliant sur cette même connaissance, elle la fortifie, l'accroît, la perfectionne, et lui donne la force exquise et mûre qui fait la science. La science est donc la parfaite connaissance des choses, acquise au moyen de l'application continue de la volonté aux objets cognoscibles. Cette application qui s'appelle attention, réflexion, ou contemplation, selon que l'objet sur lequel elle s'exerce est en dehors, audedans ou au-dessus d'elle-même, enfante le jugement, le raisonnement et toutes les opérations logiques, qui sont les modes divers sous lesquels la faculté volitive s'exerce sur les perceptions de l'intellect. Les psychologues ont déjà remarqué et analysé cette intervention de la volonté dans la pensée. Mais ce qu'il importe de noter ici, c'est que la perfection du résultat, c'est-à-dire, l'accroissement de la connaissance au moyen de l'application de la volonté à un objet déterminé, est toujours proportionné à la force, à la durée et

à l'intensité de cette application, en d'autres termes, de l'attention et des autres opérations que nous venons de mentionner. Et comme l'invention, qui est l'apogée du génie scientifique, consiste dans l'augmentation de la connaissance acquise de la manière énoncée, il s'ensuit que la force inventive et créatrice dépend, au moins en partie, de la vigueur de la volonté; et, par conséquent, plus le concours du libre arbitre est efficace et constant, plus grandes sont les conquêtes de la force créatrice. Il ne faut done pas s'étonner si la légèreté de l'esprit et la faiblesse de la volonté, qui éteignent la vie morale dans l'homme et la dépouillent de toute grandeur, produisent les mêmes effets dans la vie contemplative; il ne faut pas s'étonner si leur pernicieuse influence est un obstacle aux sciences élevées non moins qu'aux actions vertueuses et aux magnanimes entreprises.

et cha

Aussi l'histoire nous montre-t-elle la décadence morale et politique des états accompagnée ou prochainement suivie de la ruine des sciences et des lettres. Tant il est vrai que la volonté est requise, non moins que le génie, pour faire les grands hommes et les grandes nations. Il y a plus: le génie n'est autre chose en grande partie que la volonté elle-même, cun l'a tel qu'il se le forme. Car s'il est vrai, et il est en effet très-vrai, que la nature donne aux diverses intelligences des aptitudes inégales et diverses, et les différencie tant par le degré que par le caractère de la puissance cognoscitive, il n'est pas moins indubitable que les forces du génie dépendent beaucoup de l'emploi qu'on en fait et de la direction qu'on leur donne. Par un travail assidu et tenace, appuyé d'une bonne méthode, un génie infime peut devenir médiocre, et un génie médiocre, sublime. Je ne crois pas que la nature, qui fait les intelligences inégales, crée jamais un génie sublime; je pense au contraire que les hommes honorés de ce titre sont sous plus d'un rapport l'œuvre de l'art; en sorte que s'étaient eux-mêmes négligés, et qu'ils n'eussent pas réuni

s'ils

aux dons naturels une volonté indomptable, jamais ils ne se seraient élevés au-dessus des autres, Je ne sache pas en effet que l'histoire nous fournisse une seule fois et dans un seul genre, l'exemple d'un homme véritablement grand, en qui l'on ne voie la volonté la plus forte unie aux dons de l'intelligence. Au contraire, elle nous montre assez fréquemment des génies, qui parurent quelque temps médiocres aux yeux des autres, et peut-être même aux leurs propres, atteignant plus tard, par une volonté infatigable, la cime de la perfection. En somme, on voit assez souvent la nature improviser une capacité moyenne; mais une supériorité extraordinaire, jamais. Que les hommes se persuadent bien cette vérité, et ils feront des prodiges. Les vocations morales et intellectuelles sont très-variées; à mon avis, il n'y a pas un homme tellement disgracié de la nature, qu'il n'en ait reçu quelque aptitude spéciale, et s'il connaît cette aptitude, s'il la cultive avec ardeur et constance, il pourra devenir, non-seulement habile, mais excellent dans sa spécialité. Ce n'est pas le talent naturel qui manque à la plupart des hommes, c'est l'activité, la patience, la fermeté, l'opiniâtreté à surmonter les obstacles, à diriger constamment leurs travaux vers un but unique. L'expérience est là, pour nous montrer combien l'exercice augmente la force de la mémoire, et combien il améliore les dispositions nécessaires aux travaux mécaniques. L'exercice crée même la vertu, et non pas seulement la vertu médiocre, mais la vertu héroïque. Qui voudra croire après cela que l'intelligence n'est pas soumise aux mêmes conditions, et que la volonté ne puisse faire des prodiges, dans l'ordre intellectuel comme dans les autres ? Bacon a dit : l'homme peut autant qu'il sait. On peut ajouter avec non moins de vérité, il sait autant qu'il veut. C'est la volonté, puissance créatrice, qui nous assimile au Créateur suprême; elle est le principe d'où sort l'excellence morale, elle confère à l'homme le domaine de la nature, et,

en lui fournissant les moyens de la connaître et de la transformer, elle lui donne la base de son empire sur elle. On demandait à Isaac Newton comment il était parvenu à découvrir le système du monde : En y pensant constamment, répondit il. Certes, une si admirable découverte ne réclamait pas moins que l'effrayant génie de ce grand homme; mais on peut l'affirmer avec une égale assurance, Newton lui-même n'aurait pas fourni avec autant de bonheur sa belle et laborieuse carrière, si une ardeur incroyable, si les plus courageuses études n'étaient venues en aide à la puissance de son génie.

Un tel zèle et de telles études deviennent de jour en jour plus rares dans la république des lettres. Aucun siècle ne fut aussi léger, aussi impatient que le nôtre; et le savoir n'a pas d'ennemi plus mortel que l'impatience. On désire être savant, partie par ambition et par l'amour du gain qu'on en retirera, partie aussi par ce désir du vrai que Dieu nous a mis dans le cœur ; mais on ne veut pas se fatiguer pour arriver au but. Comme si l'homme pouvait atteindre à la perfection en quelque genre que ce soit, en prenant le chemin du repos et du plaisir; comme si, sur cette terre, il pouvait sortir du temps et jouir des priviléges de l'éternité. Dieu seul embrasse l'univers dans un simple regard; l'homme ne connait rien à fond que par le raisonnement; or le raisonnement est successif, et il réclame tous les soins d'un pénible enchaînement. Qu'il veuille saisir le vrai, peindre le beau ou le représenter sous une forme ou sous une autre, l'homme n'atteint son but qu'avec l'aide du temps. Mais notre siècle n'est pas capable d'une maxime si triviale; il estime, lui, qu'on peut devenir artiste, poète, auteur, philosophe excellent, en un clin d'œil, sans y songer, ou du moins à fort peu de frais; aussi pourrait-on l'appeler le siècle des improvisateurs. Mais si c'est une folie d'improviser en vers, quand on veut faire autre chose qu'un badinage, est-ce une moindre absurdité de vouloir improviser en prose et en fait de science, quand on aspire à

faire quelque chose de durable, à enfanter des œuvres impérissables? Les anciens n'improvisaient en aucun genre, sinon quand la nécessité les y forçait. S'ils avaient agi autrement, ils ne seraient point immortels, et l'on penserait d'eux aujourd'hui ce que pensera de nous la postérité. Or les anciens avaient grandement raison; ear l'expérience le démontre, le vrai dans les concepts, non plus que le beau dans les formes, ne se laisse saisir à la première vue. Quiconque s'est exercé quelque peu à bien écrire, en a fait l'épreuve : les expressions les plus propres, les plus simples, les plus naturelles, et aussi les plus belles et les plus puissantes, ne sont pas ordinairement celles qui se présentent les premières, et elles se trouvent rarement sans étude et sans fatigue. Mais aujourd'hui ce n'est pas ainsi qu'on pense, même lorsqu'il s'agit des parties les plus importantes et les plus sérieuses de la vie civile. Les affaires politiques et les destinées des peuples se traitent à l'improviste; chacun des parlements de l'Europe a pour le moins une douzaine de Démosthènes et de Cicérons, dont les discours enchantent le monde. Il est vrai que la harangue d'hier, élevée jusqu'aux nues comme un miracle d'éloquence, cette harangue, qui aura mis en émoi tous les journalistes, on ne la lira plus dans quelques jours, et personne ne s'en souviendra. Mais les orateurs ne sont pas les seuls qui improvisent; chez eux, l'improvisation pourrait encore se supporter; ce sont aussi les écrivains, et les écrivains qui traitent les matières les plus graves. La plupart des livres imprimés actuellement sont improvisés ; et, comme l'a fort bien dit quelqu'un, il faut plus de temps pour les lire que l'auteur n'en a mis à les écrire. Cette conduite serait rationnelle, si le véritable talent de penser et d'écrire consistait dans cette prompte et facile pénétration qu'on appelle esprit, qualité dont tout le mérite consiste dans l'impromptu, et qui exclut par sa nature toute méditation sérieuse. On en fait aujourd'hui grand cas, sans doute parce que la France, reine de la mode,

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