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au péril de flatter le siècle ou de calomnier la religion. Il est vrai que quelques philosophes, comme Machiavel 1 et Rousseau 2, imputent à la religion elle-même un grand nombre des défauts de la civilisation moderne ; mais pour cela, il leur faut métamorphoser les vices en qualités, ou la religion en superstition paradoxe énorme, qui n'a plus besoin aujourd'hui d'être combattu.

La qualité qui caractérise surtout l'homme moderne, comparé à l'homme des temps anciens, et envisagé seulement sous le rapport des éléments naturels, c'est, pour s'exprimer en un seul mot, la frivolité. Cette lèpre a tout envahi plus ou moins; mœurs, sciences, littérature, politique, opinions, croyances, elle infecte tout; elle corrompt dans toutes leurs parties la pensée et l'activité humaines. Les an ciens, à les prendre dans les beaux temps de l'antiquité, à l'apogée de la civilisation italo-grecque, par exemple, les anciens sont aux modernes ce qu'en général l'âge viril est à l'enfance. Les hommes de Tite-Live et de Plutarque, comparés à nous, sont plus que des mortels; et nous, comparés aux hommes de Tite-Live et de Plutarque, nous sommes moins que des hommes. Je parle de la force d'âme, de la vigueur, de la fermeté, de la constance, de la ténacité, de l'ardeur et de toutes ces dispositions qui peuvent également se prêter au vice et à la vertu ; car, même dans le vice et dans le crime, les anciens atteignent à une hauteur inconnue dans les temps postérieurs. Plusieurs disent que c'est là une illusion poétique, et que la supériorité des anciens est l'effet du prestige dont l'imagination entoure les choses éloignées, et de l'éloquence ⚫ des écrivains qui nous les racontent. Mais cela est faux, car les faits parlent d'eux-mêmes. Ici, il ne s'agit pas de style, ni de fleurs de rhétorique; il s'agit d'histoire, il s'agit de

1 Disc., II, 2.

2 Contrat social, IV, 8.

faits de la Grèce et de Rome, qui, racontés avec autant de simplicité et de rusticité qu'il vous plaira, n'en seront pas moins merveilleux. Salamine, les Thermopyles, Sparte, Leuctres; Homère, Pythagore, Socrate, Epaminondas, Timoléon, Camille, Fabricius, Scipion, Caton; le sénat romain, les lois et les jurisconsultes romains, les jeux et les spectacles, la littérature et les arts de ces temps-là, toutes choses parfaites et seules parfaites, parce qu'elles réunissaient à la force la noblesse et la simplicité, sont des prodiges uniques dans le monde. Prodiges tels, que sans le christianisme et les biens incomparables dont il nous a enrichis, dans l'ordre même de la vie présente, quiconque se sent un cœur d'homme et quelque générosité dans l'âme, serait tenté de se plaindre à la Providence de l'avoir fait naître au milieu des misères et de la fange des temps modernes. Les autres parties de l'antiquité et les choses du moyen-âge sont aussi éloignées de nous, et pour les lieux et pour les temps; elles ont aussi un grand charme poétique, quand elles sont embellies par les narrateurs, mais elles approchent peu de la grandeur des Grecs et des Romains. Le moyen-âge est admirable par son génie chrétien. Les peuples d'alors, en tant qu'ils sont animés d'idées catholiques, surpassent sans doute le paganisme le plus civilisé. Mais ôtez-leur ce qui leur vient réellement de la religion, je ne sais ce qu'il faudra encore tant admirer dans leurs annales ; et les modernes prôneurs de la domination féodale, de la chevalerie, de l'architecture gothique et des croisades, me paraissent peu raisonnables et fort ennuyeux. Les héros de la chevalerie, et tous ces guerriers sans peur ou au cœur de lion, avec leurs entreprises folles et leurs folles amours, me paraissent fort ressembler à ceux de Boïardo et de l'Arioste ; et j'incline fort à penser que l'incomparable Cervantes, dans ses peintures si pleines de verve, est souvent historien impartial autant que poète satirique. Il peut y avoir dans cette force musculaire, dans cette généro

sité étourdie, quelque chose de louable; mais certainement il lui manque la raison et la simplicité, et avec elles la véritable grandeur. L'absence d'un but digne de lui, l'exagération, la pompe, l'ostentation rendent le courage ridicule. Je ne trouve point là cette sagesse, ce naturel, cette vraie valeur, cette fureur raisonnée et tranquille de Thémistocle, d'Epaminondas, de Scipion. Aussi me font-ils sourire, ceux qui s'avisent de nos jours de renouveler les tragi-comédies de l'époque chevaleresque, et qui croient aider ainsi à la civilisation de leur siècle (23). Voulez-vous l'améliorer réellement, ce siècle ? avez-vous intention de changer ses mœurs (et certes ce n'est pas là une bagatelle) ? laissez-là les romans, les chroniques, et tournez-vous du côté de l'histoire; alliez la perfection surhumaine de l'Evangile à l'esprit antique d'Athènes et de Sparte, du Samnium et de Rome; réunissez en vous, en les tempérant l'un par l'autre, ces beaux caractères : Platon et Dante, Brutus et Michel-Ange, Caton et Hildebrand, Lycurgue et Charles Borromée; fondez ensemble ces éléments que nous nous étonnons de trouver épars dans l'histoire, tant ils ont besoin les uns des autres pour être parfaits; faites sortir de cette fusion une civilisation nouvelle, plus excellente et plus exquise que toutes celles qui ont passé. Voilà le but ultérieur où devrait tendre ce siècle, et surtout les Italiens, dont le génie mâle et sévère ne se prête pas aux puérils excès, à l'afféterie ni aux caricatures ultramontaines. Tout ce qui n'est ni antique, ni chrétien, n'est pas simple, et hors de la simplicité, point de véritable grandeur. Pour revenir aux caractères originaux et incomparables de l'antiquité grecque et romaine, j'ajoute que je ne puis croire cette sublimité un effet de l'imagination, car alors la fable serait plus incroyable encore que l'histoire (24).

La frivolité, défaut qui corrompt toutes les facultés de l'homme, et qui les rend ineptes à produire des fruits solides et durables, a sa principale source dans une de ces facul

tés, savoir: la volonté. Une volonté flasque et débile est nécessairement inconstante; car ce n'est autre chose qu'une volonté qui ne sait point dominer la fluctuation tumultueuse des impressions et des sentiments, et qui se laisse entraîner facilement à leur impétuosité. L'inconstance de l'âme nuit aux autres facultés, parce qu'elle les empêche de se porter vers leurs objets propres avec une application longue et tenace, et qu'elle rend nuls ou médiocres les fruits qu'elles peuvent donner. La vie de l'homme étant successive et sa nature perfectible, chacune de ses vertus doit être un produit du temps, et aucune ne peut s'acquérir que par le moyen d'une application forte et durable à un même objet. Cette ferme et infatigable application réclame un homme courageusement patient; et la patience courageuse, qui est la stabilité de l'âme dans la direction de ses forces, est une qualité opposée à la frivolité. Il est donc manifeste que l'inconstance des cœurs et des esprits, défaut dominant des temps modernes, procède de l'affaiblissement de la volonté; car la volonté, étant l'activité radicale et substantielle de l'âme, doit nécessairement influer sur les autres puissances. Son influence est surtout sensible sur les facultés morales, desquelles dépendent les vertus privées et les vertus civiles, la foi religieuse, la force dans les épreuves et dans les périls, la patience dans les douleurs, la magnanimité dans les infortunes, la fermeté dans les résolutions, et la dignité dans la vie entière. Si donc ces qualités sont aujourd'hui aussi rares qu'elles sont admirables, si notre siècle manque de ce qu'on appelle caractère moral, et qu'il n'ignore pas tout-à-fait sa pénurie en ce point, chacun voit quelle en est la cause. Le caractère moral exige une volonté forte et active, et non une volonté molle et paresseuse, se pliant aux caprices des sens, de l'imagination et des passions. Un homme doué d'une pensée à la fois vive et débile, est capable de transports subits, aptes à produire quelque ré

sultat; mais le transport ne dure pas, et les effets s'é→ vánouissent; car la persévérance, dirigée vers un objet déterminé, peut seule enfanter des œuvres durables. Les Français ont certainement bien des qualités rares, je ne m'arrêterai pas à le répéter, parce que tout le monde le sait, et que ceux qui les possèdent ont soin d'en faire souvenir à tout propos; mais une qualité qui leur manque, c'est la patience courageuse. Ils ne l'ont pas, fort heureusement pour la liberté des autres peuples. Si les Français joignaient aux autres avantages dont la nature et la fortune les ont comblés, la ténacité anglaise, espagnole ou romaine, l'indépendance de l'Europe serait morte depuis longtemps, et Paris serait peut-être aujourd'hui la capitale du monde. Mais l'Arioste eut raison de remarquer que les lys ne pouvaient prendre racine en Italie. J'ajoute que la France n'a jamais longtemps conservé ses conquêtes ni ses colonies en aucun lieu du monde, et l'on peut appliquer à sa puissance politique ce que les anciens disaient de sa valeur militaire, ce que le secrétaire florentin répétait encore des Français de son temps 1. C'est là la principale cause pour laquelle l'état monarchique sera toujours nécessaire en France; quand les citoyens d'un pays sont inconstants, il faut nécessairement une main royale pour suppléer à la débilité des volontés privées. La légèreté française est devenue proverbiale ; et s'il est peu philosophique de se réjouir des défauts des autres nations, il est au moins permis de s'en consoler, surtout quand il s'agit de nos voisins; car encore une fois, si les Français avaient plus de virilité et de constance dans le caractère, l'Europe serait esclave de leurs armes, comme elle l'est de leur langue et de leurs opinions. C'est pour moi une peine amère de voir qu'au lieu d'imiter les Français dans leurs qualités nobles et précieuses, les autres peuples s'étu

1 Disc. 3, 36.

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