Page images
PDF
EPUB

vrai procédé idéal, tout cela les entraîna inévitablement à corrompre les vérités rationnelles ; mais toujours ils en conservèrent une partie, que leur transmirent la tradition et l'habitude, et ils la cultivèrent avec un amour indicible, en dépit des principes qu'ils professaient et de leur méthode philosophique. Une logique fatale précipita les principales écoles postérieures à Emmanuel Kant dans le panthéisme ( je dirai ailleurs comment). Le panthéisme anéantit en réalité le concept de Dieu, tout en paraissant l'exagérer et en accroître l'extension et l'importance. Aussi tout panthéiste rigoureux est-il nécessairement athée. Témoin B. Spinosa, le plus intrépide logicien des panthéistes modernes, et peutêtre des panthéistes de tous les temps. Qu'il soit athée, ce serait une merveille de trouver un écrivain moderne qui le niât ; à moins toutefois qu'on ne pût conjecturer que cet auteur a parlé du philosophe israélite suivant l'usage commun aujourd'hui, c'est-à-dire, sans en avoir lu sérieusement les ouvrages ( 21 ). Au milieu des égarements du panthéisme, les allemands modernes conservèrent néanmoins à l'idée divine une partie des traits de sa physionomie primitive; ils conservèrent à Dieu et à l'homme le libre arbitre et la moralité, et plusieurs d'entre-eux gardèrent jusqu'à la personnalité humaine. Au détriment de la bonne logique, pour le bonheur de la société et l'honneur des philosophes euxmêmes, les principes du panthéisme furent tempérés en Allemagne par les vérités idéales en partie conservées, grâce à la religion; et ces principes parurent chez eux dépouillés de leurs conséquences les plus hideuses et les plus funestes.

Comparez les philosophes français du siècle passé avec les philosophes allemands, et vous verrez deux doctrines parties des mêmes principes, suivre une marche tout-à-fait différente. Les premiers ne sortent presque jamais du cercle des choses visibles; ils traitent de l'homme, de la société, de la nature, comme d'objets tombant sous le sens de la vue; rarement ils

s'élèvent de l'ordre matériel à l'ordre moral de l'univers; quand ils ne combattent pas l'idée de Dieu, ils la négligent ou la relèguent à l'écart, comme une simple probabilité à l'usage du vulgaire, ou bien encore comme un corollaire sans importance, comme un dogme accidentel et secondaire. Le contraire a lieu dans les écoles allemandes. Là, tout obscurci qu'il est, le concept de Dieu occupe une large place; là il modifie le travail dialectique, et il imprime à ces écoles ce caractère grandiose, qui vous montre encore dans les philosophes allemands plongés dans les plus déplorables erreurs, une noble et forte pensée; tandis que vous ne trouverez chez les sophistes français que des radoteurs ou des enfants. La raison de cela, c'est que Dieu est le principe vital de la science comme il l'est de la nature, et que la force de la pensée humaine se mesure sur les influences bienfaisantes qu'elle reçoit de l'esprit créateur et vivificateur de l'univers. L'athéisme négatif et l'athéisme positif sont l'agonie et la mort de la science. Or, la philosophie française est généralement athée, en tant qu'elle attaque le concept de Dieu ou n'en fait qu'un accessoire. La philosophie allemande, qui tempère, en quelque sorte, par les dogmes traditionnels, son procédé scientifique, a conservé une ombre de religion; et cette ombre, répandue sur toutes les parties de la science, a suffi pour prolonger un peu son existence.

Emmanuel Kant, qui fit en Allemagne avec une rare profondeur de génie, digne d'une cause meilleure, ce que Descartes avait tenté en France avec une incroyable légèreté, semble, au premier aspect, ne point participer à ce caractère que je viens de signaler dans les écoles allemandes. Dans la Critique de la raison pure, où Kant suit le procédé cartésien, la psychologie anéantit l'ontologie; et c'est là un effet nécessaire de la méthode protestante appliquée aux sciences rationnelles. Mais les antinomies spéculatives furent corrigées par l'impératif catégorique, qui réédifia, sous une forme

morale, l'Idée détruite antérieurement, et aplanit la voie à Amédée Fichte, dont la doctrine ontologique se rallie plutôt à la Raison pratique qu'à la Raison pure de son prédécesseur. La piété naturelle au caractère allemand, l'éducation que Kant eut le bonheur de recevoir, son âme vertueuse, l'ont sauve-gardé par une heureuse inconséquence d'un entier naufrage. Descartes aussi voulut mettre la religion à couvert; mais ses sophismes sont d'un écolier, tandis que les paralogismes de Kant ne sont pas indignes d'un grand maître. Remarquez que les successeurs de ces deux philosophes, en embrassant ou en modifiant leurs doctrines, ont agi de la manière la plus opposée et la plus conforme au génie des deux nations. Les philosophes français du siècle dernier ont admis le principe psychologique de Descartes, et ont rejeté ses déductions ontologiques. Fichte et les autres, au contraire, ont abjuré la base sceptique de la psychologie critique, et ont conservé la morale du maître, qui est sa véritable ontologie.

Descartes est donc le principal corrupteur de la philosophie dans les temps modernes, l'auteur des faux principes et de la pire des méthodes, deux choses qui l'ont menée à sa ruine, comme nous le démontrerons plus amplement ailleurs. Dans Descartes, comme à une source ont puisé ses compatriotes et les étrangers. Mais les Allemands ont mitigé ses pernicieuses doctrines par un reste des enseignements du christianisme, tandis que les Français en ont déduit les conséquences avec un sang-froid de logique qui épouvante. Et pourtant la France possédait, avec le catholicisme, la vérité idéale dans sa plénitude, et l'Allemagne ne la conservait qu'altérée et falsifiée par les novateurs. La foi catholique avait triomphé chez la première de ces deux nations, parce qu'elle en avait imprégné toutes les institutions, tandis que cette même foi avait péri chez la seconde, parce que les institutions y étaient en désaccord avec elle. Comment donc la fausse philosophie a-t-elle marché plus rapidement et plus rigoureusement ici,

où la vérité brillait dans toute sa splendeur, et comment at-elle rencontré des obstacles là, où la vérité était obscurcie? Comment est-elle née au sein de peuples catholiques, mieux qu'au milieu des protestants? Descartes a pris de la réforme née en Allemagne le germe funeste de sa doctrine, et ce germe a été implanté dans la philosophie par un Français, et un français catholique; et ce germe a poussé et fructifié beaucoup mieux sur une terre orthodoxe où il était étranger, qu'aux lieux où il était né, qu'aux lieux où des croyances analogues l'aidaient et le favorisaient.

Ce n'est là qu'une contradiction apparente, qui s'évanouira bientôt, pour peu qu'on distingue dans le christianisme les institutions de la doctrine; pour peu qu'on vienne à remarquer que les rapports d'un peuple avec le christianisme peuvent être différents du tout au tout, selon que vous considèrerez les institutions ou les dogmes. Or ici, d'une part, nous voyons l'accord parfait de la hiérarchie catholique avec les mœurs et les coutumes françaises, et le désaccord de cette même hiérarchie avec l'ordre de choses et les coutumes invétérées des populations germaniques. D'autre part, nous trouvons une grande harmonie entre les idées catholiques et le caractère des Allemands, je veux dire leur complexion intellectuelle et morale; nous en trouvons peu, au contraire, entre les mêmes idées et le caractère français. On peut dire des Français, qu'ils sont naturellement catholiques dans la sphère de l'action sociale, et naturellement protestants dans l'ordre de la pensée; et des Allemands, tout le contraire. Puis donc que la hiérarchie est, par la nature des choses, la conservatrice du dogme, on voit clairement pourquoi le catholicisme a péri chez les Allemands, naturellement attirés vers ses doctrines idéales, et pourquoi chez les Français, qui avaient des dispositions tout opposées, il s'est maintenu comme religion, málgré la guerre des philosophes. Ceci m'amène à examiner quelque peu le caractère respectif des deux nations.

Plusieurs écrivains modernes ont mis en discrédit les inductions morales tirées de la variété des races, parce qu'ils traitent cette matière avec légèreté, selon leurs caprices, et qu'ils s'en servent pour prouver tout ce qui leur plaît. Ces raisonneurs étourdis sont certainement très-fâcheux. Mais l'abus qu'on fait d'une chose ne prouve pas qu'elle est fausse, et s'il y a au monde un fait certain, c'est bien celui-ci : les diverses conformations accidentelles de l'organisation humaine influent sur le caractère moral des peuples et des individus. En outre, de même que chaque race se distingue par quelque différence spécifique dans l'organisation, de même chaque race est différenciée par quelques qualités spéciales de l'intelligence et de la volonté, qui la distinguent des autres races, comme l'en distingue ce qu'elle a de particulier dans les traits du visage et dans toute la physionomie. Il n'y a pas deux nations européennes qui se ressemblent parfaitement au physique et au moral, bien que les différences puissent être plus ou moins profondes et plus ou moins saillantes. Or, au moral surtout, les Français sont tout-àfait différents des Allemands. Malgré le mélange des Francs, le caractère celtique prédomine chez les premiers. Par caractère celtique, j'entends les qualités spécifiques des populations confinées anciennement entre les Alpes, les Pyrénées et le Rhin, lesquelles, dans la suite des temps, se mêlèrent à diverses tribus d'autres races, races germaines probablement, et d'où sont sortis les Celtes mixtes, c'est-à-dire les Gaulois. Ce caractère, ces qualités spéciales, remarquez qu'il faut moins les attribuer à l'ancienneté des races dont nous parlons, qu'à leur long et commun séjour dans la même contrée. Quoi qu'il en soit, le caractère moral du Français moderne est pareil à celui des Gaulois dont les auteurs anciens nous ont laissé le portrait, et en comparant celui-ci à la description qu'a faite Machiavel des Français de son époque, et Caractère des Français. Discours sur

1 Tableau de la France. la première décade, 111, 36.

« PreviousContinue »