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doit être bannie; force lui est de ne s'occuper plus que des phénomènes; et il nous montre ainsi dans le scepticisme, son dernier terme, la dernière issue à laquelle aboutit toute doctrine qui place dans le sens intime le point de départ de la science. Quoique Locke et Condillac n'aient pas su remarquer cette conséquence, ils se montrèrent pourtant, même le dernier, plus sages que Descartes, en rejetant ce rationalisme audacieux que le philosophe français avait bâti en l'air; et s'ils montrèrent peu de sagacité, ils firent au moins preuve de bon sens. La philosophie française du XVIIIe siècle, enfermée dans le cercle des connaissances sensibles, restreinte à l'étude de l'homme, de la société et de la nature, selon la mesure de compréhension subjective qu'on en peut avoir sans s'inquiéter de leur entité objective, cette philosophie continue légitimement le cartésianisme; je dis légitimement, pourvu toutefois qu'on veuille ôter de celui-ci le doute absolu; car, pris à la rigueur, le système cartésien exclut complètement toute science. Mais faisons-lui grâce de cette contradiction inévitable. N'est-il pas vrai que l'axiôme de Descartes, partant de la pensée, non pas comme intuition objective, mais comme modification subjective, c'est-à-dire comme sentiment, ne pouvait produire d'autre résultat que la science hypothétique des sensibles, qui constitue proprement toute la doctrine du xvII° siècle?

Parmi les anciens cartésiens de profession, Malebranche est le seul philosophe véritablement grand dont puisse s'honorer l'école française. Il y a dans Malebranche comme deux hommes distincts et opposés, l'imitateur et l'inventeur, le disciple et le maître, le partisan de Descartes et le penseur indépendant des opinions de ses contemporains. Par bonheur, les parties essentielles appartiennent au second de ces deux hommes, et non au premier. L'ouvrage qui assure à Malebranche un nom immortel dans les annales de la science, sa Théorie de la vision idéale, est diamétralement opposée aux

dogmes cartésiens. C'est par elle qu'il continue la chaîne de la véritable science, et qu'il remonte, en se rattachant à saint Bonaventure, à saint Augustin et aux Alexandrins, jusqu'à Platon. S'il se mit du parti de Descartes, il faut l'en blâmer et non pas l'en louer. Il ne serait point difficile de démontrer que ses défauts et les erreurs qui provoquèrent la juste désapprobation des censeurs romains, d'Arnaud et de Bossuet, proviennent des principes vicieux de Descartes, et accusent la légèreté propre à ce dernier philosophe. Mais à part les accessoires, Malebranche n'est pas cartésien, à moins toutefois qu'on ne veuille dire d'un philosophe qu'il fait partie d'une école, lors même qu'il n'y a entre elle et lui qu'une simple connexion historique, sans parenté réelle et intrinsèque. Les causes occasionnelles ne sont pas les causes efficientes. Et si la lecture d'un traité de Descartes, comme on le raconte, révéla à Malebranche sa vocation philosophique, on peut croire que tout autre livre traitant des matières spéculatives aurait éveillé son génie et produit le même effet (20). Je ne parle point d'Arnaud, de Nicole, de Bossuet, de Fénélon, et parce qu'ils ne furent point philosophes de profession, et parce qu'ils n'ont adopté qu'une partie de la doctrine cartésienne. Cette partie était non-seulement étrangère, mais contraire aux principes du philosophe; et ces principes, ils les réprouvèrent même expressément, et ils se montrèrent ainsi fidèles à l'esprit et aux règles de la science antique.

Les philosophes allemands, qui trouvaient dans le protestantisme un instrument souple et docile aux caprices du génie spéculatif, n'eurent aucune raison de se montrer ennemis déclarés du principe religieux. D'ailleurs, le principe religieux a pour eux un attrait puissant et presque invincible. Sans doute l'altération qu'avaient subie chez eux les dogmes révélés, le caractère de la méthode dubitative qu'ils reçurent de la réforme et du procédé psychologique qu'ils empruntèrent à Descartes, procédé aussi contraire que possible au

relations au dehors; elle est pleine d'activité, d'animation, de vie. Les fruits qu'elle produit sont dignes de cet arbre immense, dignes du nombre et du zèle de ceux qui le cultivent. Il ne se passe guère de jours sans qu'on obtienne quelque résultat nouveau, et il n'y a pas un résultat qui tôt ou tard, de la théorie ne passe dans la pratique, pour enrichir la vie sociale de nouveaux avantages et de nouveaux agréments. La science féconde l'art, et l'art embellit et transforme la nature. Le commerce et l'industrie, qui occupent une si large place dans la civilisation actuelle, dépendent des sciences et les soutiennent à la fois. Appuyée du concours de ce puissant instrument, l'activité humaine se surpasse elle-même dans l'ordre matériel, et se montre supérieure à tout son passé. Mais quelque étonnants que soient les prodiges que nous avons aujourd'hui sous les yeux, l'imagination est épouvantée en supputant les résultats que nous réserve l'avenir, alors que de nouveaux siècles auront immensément accru la puissance de ce levier, qui, créé d'hier pour ainsi dire, se promet déjà aujourd'hui de soulever le monde.

Tel n'est pas le spectacle que nous offrent les sciences philosophiques, et en particulier celle qui est la reine des autres, j'entends parler de la métaphysique. Hideuses et négligées, ou bien encore maltraitées par une foule d'esprits superficiels, qui, redoutant l'austérité des autres études, embrassent la philosophie dans l'espoir de la trouver moins revêche à leurs goûts frivoles, les sciences philosophiques ne trouvent qu'un petit nombre de disciples dignes d'elles. Ces hommes, adonnés à une étude qui n'est guère de mode, sont contraints de vivre séparés du monde, et de se borner à converser avec leur propre pensée, au sein de la solitude; ou s'ils s'avisent de sortir de leurs retraites et de se montrer au public, prédicateurs sans auditoire, écrivains sans lecteurs, ils ne trouvent le plus souvent que des censeurs acerbes qui les entendent mal; point d'appréciateurs judicieux, point d'officieux

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critiques. Les princes n'en ont souci, les peuples les ignorent, les beaux esprits s'en moquent. Il n'est pas jusqu'aux autres savants qui ne les méconnaissent, et du nombre desquels l'opinion va jusqu'à les exclure. Et comment en serait-il autrement? L'unité scientifique est inconnue en philosophie : chaque pays, chaque académie, chaque individu qui se mêle de philosopher, philosophe à sa manière. Nulle société, nul lien, nul concours entre eux; et les progrès, si tant est qu'il s'en fasse quelques-uns, ne sont dûs qu'à des efforts isolés. Les hommes qui s'occupent des autres sciences sont unis en une mutuelle fraternité, malgré leurs attributions différentes. Le physicien, le géologue s'entendent entre eux. Mais que le métaphysicien se présente dans un cercle de savants, il y est accueilli comme l'étranger qui parle une langue inconnue, ou comme un esprit bizarre, un homme à songes creux, un conteur de fictions, de fables extravagantes, bon tout au plus pour divertir la foule. Les académies philosophiques qui existent toujours sont comme ces vaines institutions, ruines des siècles passés, restées debout grâce à la force de la coutume. Toute vie est éteinte en elles, leurs travaux sont nuls, et elles seraient tout-à-fait ridicules, comme les académies de poètes, si elles ne servaient pas à nourrir une classe d'hommes de lettres, inutiles au monde, il est vrai, mais qui ont pourtant le droit d'y vivre. Les discussions qu'on y soulève n'ont pas plus de consistance que les vers des faiseurs de sonnets, et si parfois il en sort quelque bon travail, il n'est point apprécié et il se perd dans la foule des écrits vulgaires. A tout prendre, aujourd'hui la découverte d'un insecte, l'invention d'un ressort fait plus de sensation dans le monde lettré, que la solution la plus neuve et la mieux établie d'un de ces sublimes problèmes qui sont les points culminants et la substance de la philosophie.

Il en est advenu des sciences philosophiques comme de ces usurpateurs qui perdent leurs droits en voulant envahir les

droits d'autrui. Au temps de Leibniz, la philosophie était encore cultivée et honorée, elle était en harmonie avec les autres branches de nos connaissances, elle marchait avec elles de concert, elle leur venait en aide et elle en était aidée. Et dans le vrai, à considérer son essence, à tenir compte non pas de ce qu'elle est, mais de ce qu'elle devrait être, on doit regarder comme une grande injustice cet anathème de discrédit sous lequel elle est tombée. Elle est par sa nature la science première, la science mère, la science des sciences, et même, sous un rapport, la science universelle. Bien loin d'être exclue de l'encyclopédie de nos connaissances, elle y mérite le premier rang. Seule elle peut rendre raison de tout le scible; seule elle fournit aux autres sciences les principes d'où elles partent, le sujet sur lequel elles travaillent, la méthode qui les guide; en elle est le premier terme et le dernier, la base et le faîte de tout savoir. Mais tous ses priviléges lui furent ravis, et on lui contesta jusqu'à son nom de science, lorsqu'elle voulut franchir ses propres limites, pour s'ingérer dans un patrimoine qui n'était pas le sien. C'est là ce qu'elle a fait quand, d'une part, elle a usurpé les droits de la religion, et que, de l'autre, elle a tenté d'envahir le domaine des sciences qui travaillent sur la matière. La philosophie, ayant pour objet l'étude de l'intelligible, se trouve placée entre le sur-intelligible et le sensible, comme entre deux pôles opposés qu'elle doit laisser intacts, et abandonner l'un et l'autre aux investigations spéciales de leurs sciences respectives. Mais si elle refuse de garder la position moyenne, de se contenter du très-vaste champ qui lui est assigné, qu'elle aspire à s'étendre sur les deux champs voisins, à se les approprier, et, de science des sciences qu'elle est, à devenir science unique, alors elle se fait elle-même l'artisan de sa propre ruine. Et voilà ce qui lui est arrivé, lorsqu'elle voulut, d'une part, attaquer les dogmes religieux ou les altérer, de l'autre, dépouiller l'expérience de toute base ou en tenir lieu; nier la

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