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de Volney au catéchisme catholique. Condillac et ses dignes continuateurs tenaient le sceptre de la science; Platon, Aristote, saint Augustin, saint Thomas, Leibniz, Malebranche passaient pour des visionnaires et pour des extravagants 1, indignes d'être étudiés, indignes même d'être combattus. Maintenant on a changé les rôles, et l'on trouve à Platon beaucoup plus de jeunesse et de verdeur qu'à Destutt de Tracy, bien qu'il le précède de vingt-deux siècles dans l'ordre des temps; et il n'y a point aujourd'hui d'écrivain assez désœuvré pour aller, hors des traités élémentaires, dépenser son temps et sa peine à combattre les doctrines du philosophe français. Et remarquez que ce n'est point ici une simple vicissitude de la fortune; car il y a entre les deux évènements cette différence, que les modernes sensualistes connaissent Platon de nom seulement, tandis que les modernes platoniciens connaissent parfaitement leurs adversaires. D'où il suit que le philosophe athénien était répudié naguère parce qu'il était absolument inconnu, tandis que les sensualistes sont aujourd'hui mis de côté, parce qu'ils sont trop bien connus. Pareillement, si l'on fait attention au peu de consistance des théories religieuses qui sont en vogue de nos jours, et à l'impossibilité où l'on est d'en trouver de plus arrêtées, le retour aux croyances catholiques dans tout le monde civilisé paraîtra, même humainement, indubitable. L'éclectisme religieux, le rationalisme théologique, le christianisme humanitaire, et autres chimères de ce genre, destituées de fondements solides, s'évanouiront avec le prestige de la nouveauté qui a protégé leur apparition, et un jour, ils n'auront pas plus d'importance ni de renom que les rêves des cabalistes et des gnostiques.

1 On sait le vers bouffon de Voltaire sur Malebranche, et sa sotte méprise ou sa grossière mauvaise foi à propos du Videtur quòd non de saint Thomas. (N. d. T.)

Tout écrivain doit tendre tout ensemble à la vérité et à la nouveauté. Que la vérité soit le but principal des compositions didactiques, c'est une chose trop triviale pour être dite; pourtant il n'est pas inutile de la répéter aujourd'hui, que les travaux d'imagination envahissent le domaine de l'intelligence, aujourd'hui qu'on fait de la poésie d'idées comme on faisait autrefois de la poésie d'images; aujourd'hui qu'on aspire bien plus au brillant qu'au solide, et qu'on fabrique un système comme un roman ou une comédie. Le vrai est difficile à trouver; sa recherche exige de longs travaux, une grande force de volonté et d'indicibles fatigues; c'est là la seule voie qui puisse mener à des résultats universellement utiles et à la véritable gloire, mais elle ne conduit pas également au gain, et rarement elle donne une réputation de salons ou de coteries. Il n'y a donc pas de quoi s'étonner, si de nos jours on rencontre dans les sciences spéculatives, si peu d'hommes qui se soucient de poursuivre la recherche des parties inconnues de la vérité, et d'en conserver les parties connues et vulgaires. On préfère aux unes et aux autres le faux orné de clinquant, qui se prête davantage au goût de la multitude et aux vues de ceux qui se servent du métier d'auteur comme d'un moyen plus expéditif pour faire du bruit et pour augmenter leur fortune. Le vrai idéal est antique, ou, pour mieux dire, éternel de sa nature, et comme tel, il exclut les nouveautés produites par la marche des faits et du calcul; mais néanmoins il est susceptible d'une nouveauté originale qui lui est propre, et qui consiste dans l'ensemble lumineux de ses développements, comme je le montrerai ailleurs. Quiconque penserait que cela ne suffit pas à l'homme ni à la dignité des sciences philosophiques, et préfèrerait les trouvailles puériles qui naissent aujourd'hui et meurent demain, celui-là témoignerait qu'il n'a jamais goûté les douceurs de la vérité, qu'il connaît bien peu les vicissitudes des systèmes et les annales des sciences spéculatives. La nou

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veauté qu'ambitionnent les esprits superficiels n'est point positive, mais négative; elle n'ajoute rien à la somme des vérités connues, mais elle la diminue; elle ne pousse pas la science en avant, elle la fait rétrograder. Et ici, comme on le voit, la facilité du travail est en parfait rapport avec la qualité et l'importance de l'effet. Il n'y a qu'une nouveauté scientifique qui soit en même temps profonde et qui ne se laisse point atteindre si facilement; et celle-ci développe lumineusement la vérité, la complète, l'augmente, contraste avec les innovations de celle que nous venons de signaler; elle accroît le patrimoine intellectuel de l'homme, sans en altérer le caractère ni le prix. Telles ne sont pas, à beaucoup près, les innovations introduites depuis Descartes dans la philosophie, la politique et la religion; ces innovations sont délétères de leur nature, elles diminuent, bien loin de l'augmenter, le dépôt des connaissances. Ainsi, par exemple, les novateurs modernes s'accordent à nier le surnaturel, et ils s'imaginent, en éloignant ce concept, rendre service à la science; pareils à ce physicien qui croirait enrichir les sciences physiques, en niant la réalité des impondérables. Au lieu de rajeunir et de raviver cette idée antique en l'analysant, en en recherchant les origines au moyen d'une philosophie sérieuse, on prend le parti plus commode de la rejeter, on crée des systèmes vagues, propres à servir de jouet à des enfants, mais non d'aliment à des esprits mûrs. En somme, la seule nouveauté légitime est celle qui est conforme à l'ordre catholique, et qui n'immole pas le passé à l'avenir. Prise à ce point de vue, j'espère l'avoir saisie autant que l'exige mon devoir d'écrivain.

J'ai entrepris l'étude de l'Idée, qui est l'essence et la substance de toute la philosophie; je l'ai étudiée dans ses principes, je l'ai suivie dans sa marche, et j'ai essayé d'ajouter quelque rayon de lumière réfléchie à sa splendeur naturelle. Si je n'ai résolu aucun des problèmes les plus importants,

j'ai la confiance de n'avoir pas travaillé en vain à en accélérer la solution, et si quelqu'un trouve cette confiance arrogante et présomptueuse, qu'il se rappelle qu'elle est nécessaire à tout auteur de livres non élémentaires; car celui qui se sert de la presse uniquement pour ressasser des vieilleries, n'est qu'un importun barbouilleur de papier; et je regarde les infatigables reproducteurs d'idées antiques comme le fléau de la littérature moderne. Il n'y a qu'une différence entre la plupart de ceux qui écrivent et moi, c'est que je proclame clairement et à haute voix ce que pense chaque auteur sans le dire; il me semble, d'ailleurs, que ma franchise ne déplaira pas aux lecteurs profonds, et qu'elle ne sera pas pour les autres un avertissement inutile ou intempestif ; car nous vivons dans un siècle fanfaron et pusillanime, qui appelle présomption une confiance raisonnable, et la modestie, petitesse ou faiblesse. Mais en ce point, pas plus qu'en une foule d'autres, je ne suis disposé à obéir à la mode; en ce point, pas plus qu'en une foule d'autres, je ne veux voir par les yeux, ni juger par la logique d'autrui. Quiconque aime la mode peut chercher ailleurs, et jeter mon livre au feu (16).

En voilà du reste assez sur ce livre; peut-être même trouvera-t-on que j'en ai trop dit, et qu'avec ce long préambule j'en ai dégoûté le lecteur, avant même qu'il en ait commencé la lecture. Pour finir, j'ajouterai encore quelques paroles sur les sciences spéculatives en général, et je les adresserai à tous les Italiens qui aiment la véritable instruction, quel que soit d'ailleurs le genre spécial d'études auquel ils s'adonnent. La civilisation est un des biens dont notre siècle se montre le plus satisfait et le plus fier. Tout le monde en écrit ou en parle ; on l'élève jusqu'au ciel; peuples et princes concourent à l'envi à l'enrichir et à la répandre; on ne se rappelle qu'avec étonnement ces temps où la barbarie dominait; mais on ne craint pas de les voir revenir; et

quand on en parle, c'est comme d'une calamité appartenant à un autre ordre de choses, comme s'il s'agissait du chaos ou du déluge. Or, je le demande, cette sécurité est-elle raisonnable? Sommes-nous sûrs que la barbarie soit morte pour jamais? Il est bon sans doute d'augmenter un trésor, mais il importe bien plus de le conserver et de se prémunir contre les dangers de le perdre. Que diriez-vous de l'équipagé d'un navire qui s'amuserait à deviser tranquillement sur la meilleure manière d'accroître ses richesses, au milieu des fureurs de la tempête, quand le naufrage serait imminent ? Eh bien ! à mon avis, ceux qui ont trop de confiance dans la force et la stabilité de notre civilisation, ne sont guère plus prudents ; à mon avis, l'Europe, sortie naguère de la barbarie, y rentrera si les sages ne préviennent ce malheur ; et la nouvelle barbarie qui nous menace est plus à craindre que l'ancienne.

A ceux qui vivent en sécurité, parce qu'il n'y a plus ni Huns, ni Tartares, ni Teutons campés aux portes de l'Europe civilisée, et prêts à fondre sur elle et à la bouleverser par la guerre, à ceux-là on pourrait répondre : le tiers de l'Europe et du continent voisin est entre les mains d'une nation, qui, si l'incroyable nonchalance des gouvernements occidentaux se prolonge, sera dans un demi-siècle redoutable au monde entier. Et si le nombre et la férocité des anciens barbares ont abattu la civilisation latine, parce qu'elle était amollie et dégénérée; s'ils ont renversé la masse colossale de l'empire romain, je ne vois pas comment les nations occidentales. et méridionales de notre Europe n'auraient pas à craindre une nouvelle irruption. La situation morale, des deux côtés, est à peu près la même que dans l'antiquité. Nous avons perdu la religion, et avec elle toute énergie; nous sommes dans un état de prostration intellectuelle et morale; nous sommes corrompus, avilis, efféminés presque autant que les anciens habitants de la Rome impériale. Plusieurs peuples

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