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homme, de la plus basse naissance, n'avoit été élevé au consulat que pour mortifier la noblesse. Mais le sénat ne voulut pas jouir de ce malheureux triomphe; il vit combien il étoit nécessaire qu'il s'attirât dans cette occasion la confiance du peuple: il alla au devant de Varron, et le remercia de ce qu'il n'avoit pas désespéré de la république.

Ce n'est pas ordinairement la perte réelle que l'on fait dans une bataille (c'est-à-dire, celle de quelques milliers d'hommes) qui est funeste à un état, mais la perte imaginaire et le découragement, qui le privent des forces mêmes que la fortune lui avoit laissées.

Il y a des choses que tout le monde dit, parce qu'elles ont été dites une fois. On croit qu'Annibal fit une faute insigne de n'avoir point été assiéger Rome après la bataille de Cannes. Il est vrai que d'abord la frayeur y fut extrême; mais il n'en est pas de la consternation d'un peuple belliqueux qui se tourne presque toujours en courage, comme de celle d'une vile populace qui ne sent que sa foiblesse. Une preuve qu'Annibal n'auroit pas réussi, c'est que les Romains se trouvèrent encore en état d'envoyer par-tout du secours.

On dit encore qu'Annibal fit une grande faute de mener son armée à Capoue, où elle s'amollit: mais l'on ne considére point que l'on ne remonte pas à la vraie cause. Les soldats de cette armée, devenus riches après tant de victoires, n'auroientils pas trouvé par-tout Capoue? Alexandre, qui commandoit à ses propres sujets, prit dans une

occasion pareille un expédient qu'Annibal, qui n'avoit que des troupes mercenaires, ne pouvoit pas prendre: il fit mettre le feu au bagage de ses soldats, et brûla toutes leurs richesses et les siennes. On nous dit que Kouli-Kan, après la conquête des Indes, ne laissa à chaque soldat que cent roupies d'argent a.

Ce furent les conquêtes mêmes d'Annibal qui commencèrent à changer la fortune de cette guerre. Il n'avoit pas été envoyé en Italie par les magistrats de Carthage; il recevoit très-peu de secours, soit par la jalousie d'un parti, soit par la trop grande confiance de l'autre. Pendant qu'il resta avec son armée ensemble, il battit les Romains: mais lorsqu'il fallut qu'il mît des garnisons dans les villes, qu'il défendît ses alliés, qu'il assiégeât les places, ou qu'il les empéchât d'être assiégées, ses forces se trouvèrent trop petites; et il perdit en détail une grande partie de son armée. Les conquêtes sont aisées à faire, parce qu'on les fait avec toutes ses forces; elles sont difficiles à conserver, parce qu'on ne les défend qu'avec une partie de ses forces.

CHAPITRE V.

De l'état de la Grèce, de la Macédoine, de la Syrie et de l'Égypte, après l'abaissement des Carthaginois.

JE

E m'imagine qu'Annibal disoit très-peu de bons mots, et qu'il en disoit encore moins en faveur de a Histoire de sa vie. Paris, 1742, p. 402.

Fabius et de Marcellus contre lui-même. J'ai du regret de voir Tite-Live jeter ses fleurs sur ces énormes colosses de l'antiquité: je voudrois qu'il eût fait comme Homère, qui néglige de les parer, et qui sait si bien les faire mouvoir.

Encore faudroit-il que les discours qu'on fait tenir à Annibal fussent sensés. Que si, en apprenant la défaite de son frère, il avoua qu'il en prévoyoit la ruine de Carthage, je ne sache rien de plus propre à désespérer des peuples qui s'étoient donnés à lui, et à décourager une armée qui attendoit de si grandes récompenses après la guerre.

Comme les Carthaginois, en Espagne, en Sicile, et en Sardaigne, n'opposoient aucune armée qui ne fût malheureuse, Annibal, dont les ennemis se fortifioient sans cesse, fut réduit à une guerre défensive. Cela donna aux Romains la pensée de porter la guerre en Afrique: Scipion y descendit. Les succès qu'il y eut, obligèrent les Carthaginois à rappeler d'Italie Annibal, qui pleura de douleur en cédant aux Romains cette terre où il les avoit tant de fois vaincus.

Tout ce que peut faire un grand homme d'état et un grand capitaine, Annibal le fit pour sauver sa patrie: n'ayant pu porter Scipion à la paix, il donna une bataille où la fortune sembla prendre plaisir à confondre son habileté, son expérience, et son bon sens.

Carthage reçut la paix, non pas d'un ennemi, mais d'un maître: elle s'obligea de payer dix mille talents en cinquante années, à donner des ôtages,

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à livrer ses vaisseaux et ses éléphants, à ne faire la guerre à personne sans le consentement du peuple romain; et, pour la tenir toujours humiliée, on augmenta la puissance de Massinissa, son ennemi éternel.

Après l'abaissement des Carthaginois, Rome n'eut presque plus que de petites guerres et de grandes victoires; au lieu qu'auparavant elle avoit eu de petites victoires et de grandes guerres.

Il y avoit dans ces temps-là comme deux mondes séparés; dans l'un combattoient les Carthaginois et les Romains; l'autre étoit agité par des que relles qui duroient depuis la mort d'Alexandre: on n'y pensoit point à ce qui se passoit en occident ; car, quoique Philippe, roi de Macédoine, eût fait un traité avec Annibal, il n'eut presque point de suite; et ce prince, qui n'accorda aux Carthaginois que de très-foibles secours, ne fit que témoigner aux Romains une mauvaise volonté inutile.

Lorsqu'on voit deux grands peuples se faire une guerre longue et opiniâtre, c'est souvent une mauvaise politique de penser qu'on peut demeurer spectateur tranquille; car celui des deux peuples qui est le vainqueur entreprend d'abord de nouvelles guerres, et une nation de soldats va combattre contre des peuples qui ne sont que citoyens. Ceci

a Il est surprenant, comme Josephe le remarque dans le livre contre Apion, liv. I, ch.IV, qu'Hérodote ni 'Thucydide n'aient jamais parlé des Romains, quoiqu'ils eussent fait de si grandes guerres.

Ceci parut bien clairement dans ces temps-là; car les Romains eurent à peine dompté les Carthaginois, qu'ils attaquèrent de nouveaux peuples, et parurent dans toute la terre pour tout envahir.

Il n'y avoit pour lors dans l'orient que quatre puissances capables de résister aux Romains; la Grèce, et les royaumes de Macédoine, de Syrie, et d'Égypte. Il faut voir quelle étoit la situation de ces deux premières puissances, parce que les Romains commencèrent par les soumettre.

Il y avoit dans la Grèce trois peuples considérables, les Étoliens, les Achaïens, et les Béotiens : c'étoient des associations de villes libres, qui avoient des assemblées générales et des magistrats communs. Les Étoliens étoient belliqueux, hardis, téméraires, avides du gain, toujours libres de leur parole et de leurs serments, enfin faisant la guerre sur la terre comme les pirates la font sur la mer. Les Achaïens étoient sans cesse fatigués par des voisins ou des défenseurs incommodes. Les Béotiens, les plus épais de tous les Grecs, prenoient le moins de part qu'ils pouvoient aux affaires générales; uniquement conduits par le sentiment présent du bien et du mal, ils n'avoient pas assez d'esprit pour qu'il fût facile aux orateurs de les agiter; et, ce qu'il y a d'extraordinaire, leur république se maintenoit dans l'anarchie même a,

a Les magistrats, pour plaire à la multitude, n'ouvroient plus les tribunaux: les mourants léguoient à leurs amis leur bien

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