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Rome étant une ville sans commerce et presque sans arts, le pillage étoit le seul moyen que les particuliers eussent pour s'enrichir.

On avoit donc mis de la discipline dans la manière de piller, et on y observoit à peu près le même ordre qui se pratique aujourd'hui chez les petits Tartares.

Le butin étoit mis en commun a, et on le distribuoit aux soldats: rien n'étoit perdu, parce qu'avant de partir chacun avoit juré qu'il ne détourneroit rien à son profit. Or les Romains étoient le peuple du monde le plus religieux sur le serment, qui fut toujours le nerf de leur discipline militaire.

Enfin les citoyens qui restoient dans la ville jouissoient aussi des fruits de la victoire. On confisquoit une partie des terres du peuple vaincu, dont on faisoit deux parts: l'une se vendoit au profit du public; l'autre étoit distribuée aux pauvres citoyens, sous la charge d'une rente en faveur de la république.

Les consuls ne pouvant obtenir l'honneur du triomphe que par une conquête ou une victoire, faisoient la guerre avec une impétuosité extrême: on alloit droit à l'ennemi, et la force décidoit d'abord.

Rome étoit donc dans une guerre éternelle et toujours violente: or une nation toujours en guerre, et par principe de gouvernement, devoit nécessairement périr, ou venir à bout de toutes les a Voyez Polybe, liv. X, ch. XVI.

autres, qui, tantôt en guerre, tantôt en paix, n'étoient jamais si propres à attaquer, ni si préparées à se défendre.

Par-là les Romains acquirent une profonde connoissance de l'art militaire. Dans les guerres passagères, la plupart des exemples sont perdus : la paix donne d'autres idées, et on oublie ses fautes et ses vertus même.

Une autre suite du principe de la guerre continuelle fut que les Romains ne firent jamais la paix que vainqueurs: en effet, à quoi bon faire une paix honteuse avec un peuple, pour en aller attaquer un autre?

Dans cette idée, ils augmentoient toujours leurs prétentions à mesure de leurs défaites: par-là ils consternoient les vainqueurs, et s'imposoient à euxmêmes une plus grande nécessité de vaincre.

Toujours exposés aux plus affreuses vengeances, la constance et la valeur leur devinrent nécessaires; et ces vertus ne purent être distinguées, chez eux, de l'amour de soi-même, de sa famille, de sa patrie, et de tout ce qu'il y a de plus cher parmi les hommes.

Les peuples d'Italie n'avoient aucun usage a des machines propres à faire les sièges; et, de plus, les

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a Denys d'Halicarnasse le dit formellement, liv. IX; et cela paroît par l'histoire. Ils ne savoient point faire de galeries pour se mettre à couvert des assiégés. Ils tâchoient de prendre les villes par escalade. Éphorus a écrit qu'Artémon, ingénieur, inventa les grosses machines pour battre les plus fortes murailles. Périclès s'en servit le premier au siège de Samos, dit Plutarque, Vie de Périclès.

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soldats n'ayant point de paie, on ne pouvoit pas les retenir long-temps devant une place: ainsi peu de leurs guerres étoient décisives. On se battoit pour avoir le pillage du camp ennemi ou de ses terres; après quoi le vainqueur et le vaincu se retiroient chacun dans sa ville. C'est ce qui fit la résistance des peuples d'Italie, et en même temps l'opiniâtreté des Romains à les subjuguer; c'est ce qui donna à ceux-ci des victoires qui ne les corrompirent point, et qui leur laissérent toute leur pauvreté.

S'ils avoient rapidement conquis toutes les villes voisines, ils se seroient trouvés dans la décadence à l'arrivée de Pyrrhus, des Gaulois et d'Annibal; et, par la destinée de presque tous les états du monde, ils auroient passé trop vîte de la pauvreté aux richesses, et des richesses à la corruption.

Mais Rome, faisant toujours des efforts et trouvant toujours des obstacles, faisoit sentir sa puissance sans pouvoir l'étendre; et, dans une circonférence très-petite, elle s'exerçoit à des vertus qui devoient être si fatales à l'univers.

Tous les peuples d'Italie n'étoient pas également belliqueux: les Toscans étoient amollis par leurs richesses et par leur luxe; les Tarentins, les Capouans, presque toutes les villes de la Campanie et de la grande Grèce, languissoient dans l'oisiveté et dans les plaisirs. Mais les Latins, les Herniques, les Sabins, les Eques et les Volsques, aimoient passionnément la guerre: ils étoient autour de Rome;

ils lui firent une résistance inconcevable, et furent ses maîtres en fait d'opiniâtreté.

Les villes latines étoient des colonies d'Albe, qui furent fondées a par Latinus Sylvius. Outre une origine commune avec les Romains, elles avoient encore des rites communs; et Servius Tullius les avoit engagées à faire bâtir un temple dans Rome pour être le centre de l'union des deux peuples. Ayant perdu une grande bataille auprès du lac Régille, elles furent soumises à une alliance et une société de guerre avec les Romains.

On vit manifestement, pendant le peu de temps que dura la tyrannie des décemvirs, a quel point l'agrandissement de Rome dépendoit de sa L'état sembla avoir perdud l'ame qui

liberté.

le faisoit mouvoir.

Il n'y eut plus dans la ville que deux sortes de gens; ceux qui souffroient la servitude, et ceux qui, pour leurs intérêts particuliers, cherchoient à la faire souffrir. Les sénateurs se retirèrent de Rome comme d'une ville étrangère; et les peuples voisins ne trouvèrent de résistance nulle part.

Le sénat ayant eu le moyen de donner une paie aux soldats, le siège de Veïes fut entrepris; a Comme on le voit dans le traité intitulé, Origo gentis romanae, qu'on croit être d'Aurelius Victor, chap. XVII. b Denys d'Halycarnasse, liv. IV.

c Voyez dans Denys d'Halicarnasse, liv. IV, un des traités faits

avec eux.

d Sous prétexte de donner au peuple des lois écrites, ils se saisirent du gouvernement. Voyez Denys d'Halicarnasse, liv. XI, Page 680 et suiv.

avec elle; que chaque fois elle se retranchât, et fût, comme dit Végèce a, une espèce de place de guerre.

Pour qu'ils pussent avoir des armes plus pesantes que celles des autres hommes, il falloit qu'ils se rendissent plus qu'hommes; c'est ce qu'ils firent par un travail continuel qui augmentoit leur force, et par des exercices qui leur donnoient de l'adresse, laquelle n'est autre chose qu'une juste dispensation des forces que l'on a.

Nous remarquons aujourd'hui que nos armées périssent beaucoup par le travail b immodéré des soldats; et cependant c'étoit par un travail immense que les Romains se conservoient. La raison en est, je crois, que leurs fatigues étoient continuélles; au lieu que nos soldats passent sans cesse d'un travail extrême à une extrême oisiveté; ce qui est la chose du monde la plus propre à les faire périr.

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Il faut que je rapporte ici ce que les auteurs nous disent de l'éducation des soldats romains. On les acoutumoit à aller le pas militaire, c'est-à-dire,

a Lib. II, cap. XXV.

b Sur-tout par le fouillement des terres.

c Voyez Végèce, liv. I. Voyez dans Tite-Live, liv. XXVI, chap. LI, les exercices que Scipion l'Africain faisoit faire aux soldats après la prise de Carthage la neuve. Marius, malgré sa vieillesse, alloit tous les jours au champ de Mars. Pompée, à l'âge de cinquante-huit ans, alloit combattre tout armé avec les jeunes gens; il montoit à cheval, couroit à bride abattue, et lançoit ses javelots. Plutarque, Vies de Marius et de Pompée.

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