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Voici, en un mot, l'histoire des Romains. Ils vainquirent tous les peuples par leurs maximes : mais, lorsqu'ils y furent parvenus, parvenus, leur république ne put subsister; il fallut changer de gouvernement; et des maximes contraires aux premières, employées dans ce gouvernement nouveau, firent tomber leur grandeur.

Ce n'est pas la fortune qui domine le monde : on peut le demander aux Romains, qui eurent une suite continuelle de prospérités quand ils se gouvernèrent sur un certain plan, et une suite non interrompue de revers lorsqu'ils se conduisirent sur un autre. Il y a des causes générales, soit morales, soit physiques, qui agissent dans chaque monarchie, l'élèvent, la maintiennent, ou Ja précipitent; tous les accidents sont soumis à ces causes; et, si le hasard d'une bataille, c'est-àdire une cause particulière, a ruiné un état, il y avoit une cause générale qui faisoit que cet état devoit périr par une seule bataille: en un mot, l'allure principale entraîne avec elle tous les accidents particuliers. Nous voyons que, depuis près de deux siècles, les troupes de terre de Danemarck ont presque toujours été battues par celles de Suède. Il faut qu'indépendamment du courage des deux nations et du sort des armes, il y ait dans le gouvernement danois, militaire ou civil, un vice intérieur qui ait produit cet effet; et je ne le crois point difficile à découvrir.

Enfin les Romains perdirent leur discipline militaire; ils abandonnèrent jusqu'à leurs propres

armes. Végèce dit que les soldats les trouvant trop pesantes, ils obtinrent de l'empereur Gratien de quitter leur cuirasse, et ensuite leur casque; de façon qu'exposés aux coups sans défense, ils ne songèrent plus qu'à fuir ".

Il ajoute qu'ils avoient perdu la coutume de fortifier leur camp; et que, par cette négligence, leurs armées furent enlevées par la cavalerie des barbares.

La cavalerie fut peu nombreuse chez les premiers Romains; elle ne faisoit que la onzième partie de la légion, et très-souvent moins; et, ce qu'il y a d'extraordinaire, ils en avoient beaucoup moins que nous, qui avons tant de sièges à faire, où la cavalerie est peu utile. Quand les Romains furent dans la décadence, ils n'eurent presque plus que de la cavalerie. Il me semble que plus une nation se rend savante dans l'art militaire, plus elle agit par son infanterie; et que moins elle le connoît, plus elle multiplie sa cavalerie: c'est que, sans la discipline, l'infanterie pesante ou légère n'est rien, au lieu que la cavalerie va toujours, dans son désordre même . L'action de celle-ci consiste plus dans son impétuosité et un certain choc; celle de l'autre, dans sa résistance et une certaine immobilité: c'est plutôt une réaction qu'une action. Enfin la force de la cavalerie est

a De re militari, liv. I, ch. XX.

b La cavalerie tartarė, sans observer aucune de nos maximes militaires, a fait, dans tous les temps, de grandes choses. Voyez les relations, et surtout celle de la dernière conquête de la

momentanée: l'infanterie agit plus long-temps; mais il faut de la discipline pour qu'elle puisse agir long-temps.

Les Romains parvinrent à commander à tous les peuples, non seulement par l'art de la guerre, mais aussi par leur prudence, leur sagesse, leur constance, leur amour pour la gloire et pour la patrie. Lorsque, sous les empereurs, toutes ces vertus s'évanouirent, l'art militaire leur resta, avec lequel, malgré la foiblesse et la tyrannie de leurs princes, ils conservèrent ce qu'ils avoient acquis; mais, lorsque la corruption se mit dans la milice même, ils devinrent la proie de tous les peuples.

Un empire fondé par les armes a besoin de se soutenir par les armes. Mais comme, lorsqu'un état est dans le trouble, on n'imagine pas comment il peut en sortir; de même, lorsqu'il est en paix, et qu'on respecte sa puissance, il ne vient point dans l'esprit comment cela peut changer: il néglige donc la milice, dont il croit n'avoir rien à espérer et tout à craindre, et souvent même il cherche à l'affoiblir.

C'étoit une règle inviolable des premiers Romains, que quiconque avoit abandonné son poste, ou laissé ses armes dans le combat, étoit puni de mort. Julien et Valentinien avoient, à cet égard, rétabli les anciennes peines. Mais les barbares pris à la solde des Romains, accoutumés à faire la guerre comme la font aujourd'hui les Tartares, à fuir pour combattre encore, à chercher

le pillage plus que l'honneur, étoient incapables d'une pareille discipline.

Telle étoit la discipline des premiers Romains, qu'on y avoit vu des généraux condamner leurs enfants à mourir pour avoir, sans leur ordre, gagné la victoire: mais, quand ils furent mêlés parmi les barbares, ils y contractèrent un esprit d'indépendance qui faisoit le caractère de ces nations; et, si l'on lit les guerres de Bélisaire contre les Goths, on verra un général presque toujours désobéi par ses officiers.

Sylla et Sertorius, dans la fùreur des guerres civiles, aimoient mieux périr que de faire quelque chose dont Mithridate pût tirer avantage: mais, dans les temps qui suivirent, dès qu'un ministre ou quelque grand crut qu'il importoit à son avarice, à sa vengeance, à son ambition, de faire entrer les barbares dans l'empire, il le leur donna d'abord à ravager b.

Il n'y a point d'état où l'on ait plus besoin de tributs que dans ceux qui s'affoiblissent; de sorte que l'on est obligé d'augmenter les charges, à

a Ils ne vouloient pas s'assujettir aux travaux des soldats romains. Voyez Ammien Marcellin, liv. XVIII, qui dit, comme une chose extraordinaire, qu'ils s'y soumirent en une occasion, pour plaire à Julien, qui vouloit mettre des places en état de défense.

Cela n'étoit pas étonnant dans ce mélange avec des nations qui avoient été errantes, qui ne connoissoient paint de patrie, et où souvent des corps entiers de troupes se joignoient à l'ennemi qui les avoit vaincus, contre leur nation même. Voyez dans Procope ce que c'étoit que les Goths sous Vitigès.

mesure que l'on est moins en état de les porter: bientôt, dans les provinces romaines, les tributs devinrent intolérables.

Il faut lire dans Salvien les horribles exactions que l'on faisoit sur les peuples a. Les citoyens poursuivis par les traitants n'avoient d'autre ressource que de se réfugier chez les barbares, ou de donner leur liberté au premier qui la vouloit prendre.

Ceci servira à expliquer, dans notre histoire française, cette patience avec laquelle les Gaulois souffrirent la révolution qui devoit établir cette différence accablante entre une nation noble et une nation roturière. Les barbares, en rendant tant de citoyens esclaves de la glèbe, c'est-à-dire du champ auquel ils étoient attachés, duisirent guère rien qui n'eût été plus cruellement exercé avant eux b.

CHAPITRE XI X.

n'intro

1. Grandeur d'Attila. 2. Cause de l'établissement des barbares. 3. Raisons pourquoi l'empire d'Occident fut le premier abattu.

COMME

OMME dans le temps que l'empire s'affoiblissoit la religion chrétienne s'établissoit, les chrétiens

a Voyez tout le liv. V de Gubernatione Dei. Voyez aussi, dans l'Ambassade écrite par Priscus, le discours d'un Romain établi parmi les Huns sur sa félicité dans ces pays-là.

b Voyez encore Salvien, liv. V; et les Lois du Code et du Digeste là-dessus.*

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