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DES GALLICISMES.

CEUX qui ont parcouru les grammaires des différentes langues ont vu qu'elles paroissent toutes construites sur un plan uniforme dans ses parties essentielles; non que cette uniformité vînt, comme des savans l'ont cru, de ce qu'elles ne sont toutes que des copies plus ou moins altérées d'une première langue; mais parce que le langage étant le produit combiné de la nature de l'homme et de celle des choses, de ses besoins et de ses moyens, il a dû suivre, dans tous les temps et dans tous les climats, le progrès naturel de l'esprit humain dans la génération de ses idées et le développement de son industrie; ainsi de la même cause il a dû résulter par-tout de semblables effets.

Les principes communs aux différens idiômes ont été réduits en ordre systématique, et composent ce qu'on appelle la grammaire générale.

Il y a en même temps dans toutes les langues des exceptions à ces principes généraux et communs; c'est-à dire des particularités, soit dans

l'emploi des mots, soit dans la manière de les arranger, qui, s'écartant des règles ordinaires, distinguent une langue de toutes les autres. Ces locutions particulières s'appellent idiotismes.

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Lorsqu'on a voulu distinguer les idiotismes propres à une langue en particulier, on leur a donné un nom analogue à celui de cette langue. Les idiotismes de la langue française s'appellent gallicismes, comme ceux du grec et du latin s'appellent hellénismes ou latinismes; ceux de l'anglais et de l'allemand, anglicismes ou germanismes. Ainsi, idiotisme désigne le genre, dont les autres mots sont les espèces.

II y a dans les langues modernes des façons de parler qui sont communes à plusieurs, mais qui sont absolument étrangères à l'esprit et aux usages des langues anciennes. Ce sont des idiotismes, relativement à celles-ci; mais elles ne peuvent être considérées comme telles, relativement aux premières.

Par exemple, l'emploi des verbes étre et avoir, pour désigner le temps des verbes, est commun aux langues française, anglaise et italienne. Ainsi, on ne peut pas dire que j'ai été soit en général un gallicisme; car l'Anglais dit de même jhave been; mais comme les Italiens disent, io sono stato ( je suis été); si un auteur

italien écrivoit io ho stato, on diroit

locution est un gallicisme.

que cette

Un Italien disoit qu'il avoit été dans une maison où on lui avoit fait beaucoup de finesses, parce que, dans sa langue, finezza signifie politesse (1). S'il avoit lu cette maxime de Larochefoucauld: « Ce qui nous donne tant d'aigreur » contre ceux qui nous font des finesses, c'est » qu'ils croient être plus habiles que nous, » il l'auroit vraisemblablement mal comprise. Si un auteur italien, en traduisant cette pensée, rendoit le mot finesse par finezza, il feroit un gallicisme.

Le gallicisme étant une façon de s'exprimer particulière à notre langue, cette particularité d'expression peut se trouver,

1o. Dans le sens d'un mot simple;

2o. Dans l'association de plusieurs mots;
3o. Dans l'emploi d'une figure;

4o. Dans la construction de la phrase. Quelques exemples suffiront pour justifier et éclairer ces distinctions.

I. Il ne peut y avoir de gallicisme de la

(1) Les Espagnols, d'un autre côté, prennent leur mot fineza dans le sens de beauté, perfection, comm nous prenons l'adjectif fini.

première espèce que dans les mots qui, étant communs à plusieurs langues, ont pris dans la nôtre une signification toute particulière, et éloignée de celle du mot primitif.

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Ainsi, nos langues modernes ont adopté le mot sentiment, dérivé du primitif latin sentire; mais ce mot a pris dans chacune d'elles des nuances particulières. En italien, sentimento exprime deux idées différentes: 1o. l'opinion qu'on a sur un objet ou sur une question; 2o. la faculté de sentir : comme on dit aussi en français, c'est mon sentiment; les animaux sont susceptibles de sentiment. Le mot anglais, sentiment, ne signifie que le premier de ces deux sens, celui d'opinion.

En espagnol, sentimiento signifie souffrance, comme le verbe sentire a le sens du mot latin pati (souffrir).

En français, le mot sentiment a pris beaucoup plus d'extension; non-seulement il désigne en général toutes les affections de l'ame, mais il exprime plus particulièrement la passion de l'amour. « Son sentiment étoit si profond, dit » l'auteur de la Princesse de Clèves, que rien >> au monde ne pouvoit la distraire des objets » qui servoient à le nourrir. » Traduisez cette phrase dans toute autre langue, en conservant

le mot sentiment, et vous ferez un gallicisme. Les anglais en ont fait un, en créant le mot sentimental, qui a un sens plus étendu que leur substantif sentiment; mais qui est parfaitement analogue à l'usage que nous avons fait du mot sentiment, et qui ne pouvoit par conséquent manquer d'être adopté par nos écrivains à sentiment.

Autrefois on n'employoit guère ce terme qu'avec une épithète qui en déterminoit le sens : on disoit un sentiment raisonnable, délicat, passionné; un sentiment d'honneur, de religion, d'humanité. Aujourd'hui on s'extasie sur le mot seul; on admire un mot de sentiment; cet homme est plein de sentiment; on demande s'il y a du sentiment dans la pièce nouvelle. On voit que l'extension donnée à ce mot dérive de l'état de nos mœurs, où le commerce, plus libre entre les deux sexes, multiplie les nuances de tout ce qui tient à l'amour, et en général à la sociabilité.

La même observation s'applique au mot de galanterie, qui est commun aussi aux quatre mêmes langues, quoiqu'on n'ait pu en reconnoître avec certitude l'origine. Dans ces langues, il désigne également, dans son acception générale, un

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