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en particulier les délices et le bonheur de chaque famille; c'étoit le premier mot que bégayoit l'enfant qui venoit de naître, et le dernier qui erroit sur les lèvres du vieillard expirant.

Au ressort qui imprimoit à l'ame d'un orateur romain l'amour de la patrie, se joignoit encore celui que communique l'amour de la gloire. Tout ce qui peut flatter l'ambition la plus démesurée, Rome. l'offroit à ses orateurs. L'admiration, l'amour et la reconnoissance d'un peuple souverain, indépendant, éclairé; la confiance publique; le despotisme exercé au sein d'une ville libre; les dignités les plus sublimes; les monumens les plus augustes; les rênes même du gouvernement confiées aux mains de l'orateur; voilà quel fut presque toujours le prix de l'éloquence. On vit plus d'une fois le simple citoyen passer de la tribune aux harangues au premier rang de l'univers; et Cicéron fut le seul Romain qui réunit au titre superbe de chef de la république le titre encore plus illustre et plus glorieux de père de la patrie.

Si l'on envisage les objets que l'orateur avoit à discuter, en est-il de plus importans, de plus sublimes? Devenu l'interprète souverain de la patrie et le juge de ses vrais intérêts, il devoit

en exposer les plaintes, les besoins et les vœux; il traitoit la cause même de l'état; ses droits s'étendoient à toutes les parties du gouvernement; le dépôt sacré des lois, les traités, les alliances, la guerre, la paix, tout étoit de son domaine : en un mot, il tenoit dans ses mains la balance où se pesoit la destinée de l'empire du monde.

Enfin quel étoit le théâtre d'un orateur romain, et à quels hommes adressoit-il ses discours? A un sénat qui parut aux yeux de Cynéas une assemblée de rois; à un peuple qui maîtrisoit la plus grande partie de l'univers, et dont la seule présence transformoit en héros de vils gladiateurs.

Observons ici que c'est uniquement au milieu d'un grand peuple assemblé que l'orateur peut déployer toutes ses forces, et communiquer les sentimens qu'il se propose d'inspirer et qu'il éprouve lui-même. Les passions fortes et générales sont seules favorables à l'éloquence, et ces passions n'existent que dans la multitude, laquelle, affranchie des liens et des préjugés d'une éducation artificielle, est d'autant plus souple et plus flexible qu'elle est plus simple et plus volage.

L'art de persuader un prince, un ministre

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ne demande presque que de l'adresse et de la subtilité; il faut alors s'attacher à convaincre l'esprit bien plus qu'à remuer le cœur mais l'éloquence nécessaire pour persuader la multitude n'est autre chose que l'éloquence de la nature et des passions.

Lorsque Cicéron harangue en faveur de l'innocent, lorsqu'il tonne contre les scélérats en présence de tout le sénat et entouré de tout le peuple, sa marche est noble, hardie, vigoureuse, son triomphe est assuré; mais s'il défend en particulier Dejotarus, s'il s'adresse uniquement à César, Cicéron perd sa hardiesse et ses forces; il tremble, il s'égare, il fait pitié. Quelle différence de style, de conduite et de maximes entre les discours que déclama cet orateur en faveur de Ligarius et de Marcellus, et les harangues qu'il prononça contre Verrès, Catilina et MarcAntoine! Là il ne cherche qu'à flatter lâchement l'oppresseur de la république; ici soutenu par l'espérance certaine d'emporter les suffrages et les applaudissemens du peuple, il ne respire que l'amour de la liberté.

Tel fut l'aliment et le soutien de l'éloquence parmi les romains, tant que la république subsista. Lorsque l'autorité souveraine passa dans les mains d'un seul homme, l'éloquence et la

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liberté périrent à la fois; on vit s'élever des poëtes, des philosophes et des gens de lettres de toute espèce; mais personne ne se montra digne du nom d'orateur.

Réflexions des éditeurs.

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Par-tout où l'on aura de grands intérêts à discuter, où le cœur sera remué par des passions fortes, où la considération et les honneurs seront le prix de la hardiesse de l'esprit et de l'élévation de l'ame, il y aura des hommes éloquens. Mais ces circonstances et ces conditions réunies suffisent-elles pour former ce que nous entendons par éloquence? Non le discours que l'habitant des bords du Danube prononça contre les Romains en présence des Romains mêmes, celui qu'un Scythe féroce ne craignit point d'adresser à Alexandre, sont des morceaux très- éloquens : cependant l'éloquence régna-t-elle jamais dans ces climats barbares?

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Si, pour remplir toute l'idée que nous attachons à ce mot, il s'agissoit uniquement d'émouvoir, l'éloquence eût été aussi parfaite au temps des Gracques, qui, par la force de leurs discours, renversèrent les fondemens de la servitude et transformèrent des esclaves timides en citoyens libres et généreux, qu'au temps de

Cicéron dont les harangues ne produisirent assurément rien de plus merveilleux.

L'éloquence exige une profonde connoissance des mœurs, des passions et de tous les ressorts qui meuvent le cœur humain; elle embrasse le style, la diction et toutes les ressources de l'élocution; elle suppose la plus grande perfection dans la langue, et elle s'étend même à la prononciation et au geste. Ce n'est point l'éloquence en général que Platon refusa de regarder comme un art, mais bien celle des rhéteurs et des sophistes de son temps, qui en faisoient l'abus le plus funeste aux progrès de la raison et de la vérité d'ailleurs ce philosophe vouloit qu'au lieu de remuer le cœur, on ne travaillât qu'à le calmer. Ces hommes, disoit-il, qui se vantent de régner sur tous les mouvemens de notre ame, ne s'apperçoivent pas qu'ils en sont les esclaves, et que, pour produire l'effet qu'ils se proposent, ils sont obligés de se revêtir de la crainte, de la fureur, de toutes les passions enfin et de tous les préjugés de la multitude. C'est dans ce sens que Diogène disoit de Démosthène, qu'il étoit le maître des orateurs athéniens, mais que le peuple athénien étoit le maître de Démosthène. C'est encore à ce sujet qu'à l'aspect d'un tableau où Hercule étoit repré

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