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l'aventure romanesque de Lucrèce, celle de Clélie, celle de Curtius, comme les batailles de Pharsale et d'Actium. Il est essentiel de distinguer le siècle de Cicéron, de ceux où les Romains ne savoient ni lire ni écrire, et ne comptoient les années que par des clous fichés dans le capitole. En un mot, toutes les histoires romaines que nous avons dans les langues modernes n'ont point encore satisfait les lecteurs.

Personne n'a encore recherché avec succès ce qu'étoit un peuple attaché scrupuleusement aux superstitions, et qui ne sut jamais régler le temps de ses fêtes, qui ne sut même pendant près de cinq cents ans ce que c'étoit qu'un cadran au soleil; un peuple dont le sénat se piqua quelquefois d'humanité, et dont ce même sénat immola aux dieux deux Grecs et deux Gauloises pour expier le galanterie d'une de ses vestales; un peuple toujours exposé aux blessures et qui n'eut qu'au bout de cinq siècles un seul médecin, qui étoit à la fois chirurgien et apothicaire.

Le seul art de ce peuple fut la guerre pensix cents années; et comme il étoit toujours armé, il vainquit tour à tour les nations qui n'étoient pas continuellement sous les armes. L'auteur du petit volume sur la grandeur

et la décadence des Romains nous en apprend plus que les énormes livres des historiens modernes; il eut seul été digne de faire cette histoire, s'il eût pu résister sur-tout à l'esprit de systême et au plaisir de donner souvent des pensées ingénieuses pour des raisons.

Un des défauts qui rendent la lecture des nouvelles histoires romaines peu supportable, c'est que les auteurs veulent entrer dans des détails comme Tite-Live. Ils ne songent pas

que Tite-Live écrivoit pour sa nation, à qui ces détails étoient précieux. C'est bien mal connoître les hommes d'imaginer que des Français s'intéresseront aux marches et aux contremarches d'un consul qui fait la guerre aux Samnites et aux Volsques, comme nous nous intéressons à la bataille d'Ivri et au passage du Rhin à la nage.

Toute histoire ancienne doit être écrite différemment de la nôtre, et c'est à ces convenances que les auteurs des histoires anciennes ont manqué. Ils répètent et ils allongent des harangues qui ne furent jamais prononcées, plus soigneux de faire parade d'une éloquence déplacée que de discuter des vérités utiles. Les exagé-' rations souvent puériles, les fausses évaluations des monnoies de l'antiquité et de la

richesse

richesse des états induisent en erreur les ignorans et font peine aux hommes instruits. On imprime de nos jours qu'Archimède lançoit des traits à quelque distance que ce fût, qu'il élevoit une galère du milieu de l'eau et la transportoit sur le rivage en remuant le bout du doigt, qu'il en coûtoit six cent mille écus nettoyer les égoûts de Rome, etc.

pour

Les histoires plus anciennes sont encore écrites avec moins d'attention. La saine critique y est plus négligée; le merveilleux, l'incroyable y dominent; il semble qu'on ait écrit pour des enfans plus que pour des hommes; le siècle éclairé où nous vivons exige dans les auteurs une raison plus cultivée.

VOLTAIRE.

Tome IV.

B

DISCOURS

SUR L'ÉLOQUENCE ROMAINE, D'APRÈS M. L'ABBÉ CERUTTI.

C'EST

EST sur-tout dans les gouvernemens où non-seulement l'intérêt particulier se confond avec le bien général, mais où la réunion de cest deux grands objets est en même temps le produit et le soutien d'une sage et constante égalité, que règne l'amour de la patrie. Il n'est rien de sublime que ne puisse inspirer ce sentiment vaste et généreux, lorsque, maître de ses pensées et de ses passions, égal à tout le reste des citoyens, tranquille à l'ombre du gouvernement, l'orateur n'est commandé, si l'on peut s'exprimer ainsi, que par son zèle pour le bien de l'état.

Or, tels étoient les droits dont jouissoient en naissant les citoyens romains. Sujets et souverains tout à la fois, ils obéissoient aux magistrats et les jugeoient, ou plutôt ils étoient juges nés des magistrats et n'obéissoient qu'à la loi.

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per

Il y avoit à la vérité parmi eux des places d'honneur, de prééminence et même d'autorité; mais ces places n'étoient inaccessibles à sonne, et personne n'alloit s'y asseoir si tous ses concitoyens ne l'y conduisoient, pour ainsi dire, par la main. Quoique le sénateur fut distingué d'avec le chevalier, le soldat d'avec l'artisan, et le patricien d'avec le plébéien, ces différens titres aboutissoient au premier et au plus auguste de tous, à celui de citoyen; et les grands et le peuple étoient également persuadés que le bonheur public dépendoit uniquement de l'équilibre de leurs forces.

Tout tendoit à faire naître et à fortifier ces grandes maximes dans l'ame de l'orateur. L'éducation n'avoit d'autre objet que de donner de vrais citoyens à l'état. C'étoit-là l'unique modèle sur lequel elle formoit le guerrier, le politique, le philosophe et l'orateur. Sans l'amour de la patrie, les talens et les vertus n'étoient rien, et le titre de grand-homme n'étoit accordé qu'à celui qui avoit fait ou souffert de grandes choses pour la patrie. Ce nom de patrie plus doux, plus saint, plus souvent prononcé que celui de père, de fils et d'époux, présidoit aux combats, aux affaires, aux jeux ; il enchantoit la multitude dans les places publiques; il faisoit

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