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s'essayer à côté : il n'y avait plus unité d'action. Tandis que Reille à gauche, par ses lieutenants, s'acharnait un peu trop contre le château de Goumont, Lobau à droite était tout entier retourné et occupé contre Bulow. L'attaque du centre s'en trouvait dégarnie d'autant; l'infanterie en temps utile y fit faute. Un personnage essentiel dans le plan de Napoléon manqua toujours, c'était Grouchy, lequel apparaissant avec ses 36 mille hommes, en tout ou en partie, eût permis de conjurer ce fantôme des Prussiens devenu bientôt une formidable réalité, et de livrer la bataille dans l'ordre régulier et savant suivant lequel elle avait d'abord été calculée. Évidemment, dans ce cas, la bataille était gagnée, et deux fois plutôt qu'une. On saisit à merveille ces moments où l'action de Napoléon, libre alors et non plus partagé, s'ajoutant à l'impétuosité de Ney qui avait poussé les choses à l'extrême penchant sur le plateau, eût tout renversé et achevé. Grouchy, par son absence totale, fut le seul auteur de la perte.

Et pourquoi donc ce Grouchy de contre-temps et de malheur ne venait-il pas? quelles raisons avait-il de résister à l'évidence, aux instances et aux adjurations de ses lieutenants les plus éclairés, de rester sourd au tonnerre? Je n'irai pas m'enfoncer dans cette explication de détail, aujourd'hui épuisée. Je ne dirai qu'un mot qui pour moi la résume : il y a des esprits fermés, des têtes où une idée, si elle n'y entre tout d'abord, ne pénètre pas. Ce brave général de l'Empire, marquis de naissance, eut ce jour-là quelque chose de l'entêtement d'un émigré.

Quelles furent les dernières heures de la bataille? On le sait trop bien. Les lieutenants de Blücher qui faisaient effort pour nous percer à Planchenois sont repoussés et battus d'abord, et Napoléon profite de ce répit pour envoyer Friant et se porter lui-même au plus vite, avec ce qu'il peut prendre d'infanterie de la garde, au secours de Ney et décider la retraite de Wellington. Celui-ci semble en être au dernier quart d'heure de résistance. Va-t-on, de ce côté, ressaisir la victoire? on peut encore l'espérer. Il est de ces coups extrêmes qui font le sort d'une journée... C'est alors que Ziethen, survenant avec son infanterie et de la cavalerie fraîche, nous prend en flanc, nous entame, nous tourne et débouche en arrière sur le champ de bataille. La digue est rompue, la trouée est faite, la plaine inondée; la terreur dans nos rangs s'en mêle; tout se confond. Il y a un moment où l'acier qui a résisté à tout se brise et casse comme verre. Ainsi se brisa en un clin d'œil cette vaillante armée.

Napoléon, qui n'avait désespéré à aucun moment, voyant tout s'écrouler à la fois, tout manquer sous lui, son armée en débris et son Empire, reculait à pas lents sous une pluie de feu; il semblait décidé à ne pas survivre, à vouloir mourir avec ses grenadiers. Après une dernière volée de coups de canon tirée par son ordre, il allait entrer dans un carré et s'y enfermer, quand Soult, qui était près de lui, lui dit : « Ah! Sire, les ennemis sont déjà assez heureux; » et s'emparant de la bride, il poussa le cheval de l'Empereur sur la route de Charleroi.

La nuit était venue, quelques carrés de la garde tenaient seuls et demeuraient, dans le débordement universel, comme des têtes de rochers sombres. C'est alors qu'un cri sublime sortit de ces carrés assaillis. Rendez-vous! La garde ne se rend pas. Voilà le mot dans toute sa simplicité, tel qu'il a dû s'échapper à la fois de toutes les poitrines et de toutes les lèvres, tel qu'il n'a pu ne pas être dit. L'acte répondait aux paroles. On ne se rendait pas, et l'on mourait. Que vous faut-il de plus?

J'ai souffert, je l'avoue, de cette discussion dernière si prolongée au sujet de ce cri suprême. Serions-nous devenus des rhétoriciens ou des byzantins pour disputer ainsi à perte de vue sur ce qui n'est beau et ce qui ne mérite de vivre que par le sentiment qui en est l'âme? Léonidas ou tel autre héros grec a-t-il mêlé un juron de son temps à la parole sublime qui a traversé les siècles. et qui, des Thermopyles ou de Marathon, est venue jusqu'à nous? Je l'ignore et le veux ignorer. Lisez Homère, le plus grand, le plus héroïque, le plus magnifique et aussi le plus naturel des poëtes: il n'y a pas un seul mot sale dans toute l'Iliade, le livre des guerriers. J'aime la vérité assurément et la réalité franche, je le répète assez souvent; je sais même surmonter un dégoût pour arriver au plus profond des choses, au plus vrai de la nature humaine; mais je m'arrête là où l'inutilité saute aux yeux et où la puérilité commence. Je fuis la rhétorique directe qui s'étale et qui s'affiche; je ne fuis pas moins la rhétorique retournée, qui est tellement occupée à faire pièce à la rhétorique solennelle,

qu'elle en oublie le fond des choses, qu'elle se prend elle-même à des mots, leur donne une importance qu'ils n'ont pas, et devient une manière de rhétorique à son tour. C'est à regret et à mon corps défendant que je me suis vu forcé de toucher ce point littéraire et de goût, à la fin d'un récit où toute littérature s'oublie et cesse, où ce serait le triomphe de la peinture elle-même de ne point paraître une peinture, où l'histoire doit à peine laisser apercevoir l'historien, et où la page la plus belle, la plus digne du héros tombé et de la patrie vaincue avec lui, ne peut se payer que d'une larme silencieuse.

Sainte-Hélène, ce dernier chapitre de l'ouvrage de M. Thiers, supérieur encore par l'intérêt à tous les autres, nous appelle, et nous y reviendrons. De la masse un peu confuse de mémoriaux et de récits publiés sur cette captivité douloureuse et féconde, M. Thiers a extrait, dégagé et distribué avec un art qui se dérobe tout ce qui est authentique, ce qui est pur, élevé, inaltérable, toutes paroles d'or. On pourrait intituler ce dernier livre, Napoléon jugé par lui-même. Je ne sais pas dans la littérature des nations 250 pages plus grandes de sujet ni plus simples. - Non, nous ne sommes pas en décadence.

Lundi 1er septembre 1862.

MAURICE ET EUGENIE DE GUERIN

FRÈRE ET SOEUR (4).

I.

C'est moins du frère que de la sœur que je voudrais m'occuper ici; je ne parlerai donc qu'assez brièvement de Maurice de Guérin, ayant déjà discouru de lui ailleurs. Je rappellerai seulement que Georges Maurice de Guérin était un jeune homme né en 1810, mort en 1839, avant sa trentième année. Issu d'une ancienne famille noble, assez peu aisée, qui vivait dans le Midi au château du Cayla, du côté d'Alby, élevé dans une maison religieuse à Toulouse, puis au collége Stanislas,

(1) Maurice de Guérin, Journal, Lettres et Poëmes, avec Introduction par M. TRÉBUTIEN; un vol. in-8°; deuxième édition fort augmentée. Eugénie de Guérin, Journal, Lettres et Fragments, publiés par le même; un vol. in-8°. Chez Didier, quai des Augustins, 35.

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